Risques de la numérisation de la culture (5) – L’architecture, l’urbanisme et la réalité virtuelle

Suite des billets du 9 juin, du 14 juin, du 25 juin et du 27 juin 2023.

 

Notre civilisation est en train de se décomposer. Nos dirigeants, au lieu d’essayer d’atténuer, de ralentir ou de remédier à cette décomposition, semblent bien décidés à nous faire accepter avec résignation ce processus (sans l’appeler par son nom, évidemment), présenté comme une transformation historique inéluctable, et même à travailler à son accélération, puisque ce qu’ils considèrent comme la forme ultime du réalisme et du progressisme, c’est de courir à l’avant des tendances du moment. Ça n’a évidemment pas commencé avec l’arrivée du méchant virus et le délire sanitaire dont il a été le prétexte, ni avec l’adhésion de plus en plus folle à la croisade contre les changements climatiques, ni avec le sacrifice de la prospérité des pays occidentaux et des conditions de vie de leurs populations sous prétexte de guerre contre La Russie et peut-être bientôt contre la Chine.

Pour parler seulement de ce qui m’intéresse dans ce billet, les villes occidentales s’enlaidissent de longue date et il devient de plus en plus difficile d’y vivre. Même dans les villes où les déboires économiques des dernières décennies se sont moins fait sentir et où la décomposition des villes n’est pas immédiatement visible pour les personnes inattentives, on construit des immeubles commerciaux ou résidentiels mornes et aseptisés, on coupe des centaines ou des milliers d’arbres pour construire un tramway, ou on érige d’affreuses autoroutes qui passent au cœur même des villes, on entend le vacarme des voitures à des kilomètres à la ronde, et les banlieues s’étendent avec leurs rangées de maisons presque identiques et détruisent la nature sous leur passage, si bien qu’il faut aller de plus en plus loin pour avoir un peu de verdure. Le prix des maisons, des loyers résidentiels et des locaux commerciaux augmente rapidement, comme le taux des hypothèques et le taux d’endettement, de même que le coût de l’électricité et du gaz naturel, ce qui rend instable et difficile la situation économique de beaucoup de citoyens.

Dans les villes où ça se passe plus mal, des entreprises ferment et ne sont pas remplacées par de nouvelles, des maisons et des édifices à logement sont abandonnés et tombent en ruine, ou sont rachetés par de grandes sociétés qui veulent consolider leur contrôle du marché immobilier. Les routes sont mal entretenues et les ponts menacent de tomber. L’aggravation des inégalités économiques et l’inflation rendent de plus en plus difficile, pour une partie considérable des habitants, de se loger, de se nourrir et de se chauffer. Cet appauvrissement a pour effet une augmentation de la criminalité, déjà alimentée par de mauvaises politiques d’immigration rendues encore plus mauvaises par le contexte économique des pays d’accueil et par les flux migratoires provoqués par les guerres de l’OTAN et l’exploitation ou l’asservissement des populations des pays sous domination occidentale. On en vient à se considérer chanceux quand il n’y a pas d’émeutes, quand les forces policières daignent intervenir et le faire intelligemment, et quand il n’existe pas de zones de non-droit.

À cela il faut ajouter le délire sanitaire et sécuritaire des dernières années et vraisemblablement aussi des années à venir, qui consiste à transformer les villes en d’énormes établissements carcéraux où s’applique une discipline pénitentiaire rigoureuse, où les habitants sont séquestrés à domicile, où tous leurs mouvements et tous leurs actes sont surveillés, où les règlements écrits et non écrits se multiplient et où, en temps de crise ou en temps normal, des hélicoptères sillonnent le ciel et se font entendre jusque dans les logements.

On dirait que nos dirigeants et nos « élites » économiques ne font rien pour empêcher les villes de devenir de plus en plus invivables pour nous, et même qu’ils travaillent activement à cette dégradation. Ce n’est pas pour rien qu’en 2020 et en 2021, de nombreux citadins ont pensé s’exiler dans des villes plus petites ou dans des villages, et l’ont parfois fait. Il serait donc particulièrement bête de croire que ces dirigeants et ces « élites », qui nous traitent comme leurs serfs, feront quoi que ce soit d’efficace ou de réalisable pour rendre plus habitables et plus agréables nos villes, ou pour les sauver de la décomposition ou des troubles, qui leur fournissent un prétexte pour accroître la surveillance de masse et le contrôle social, déclarer une sorte ou une autre d’état d’urgence et s’accorder à elles-mêmes les pleins pouvoirs.


Il n’empêche que, du point de vue de nos maîtres, il faudrait tout même faire quelque chose de la population citadine, au sens où il faudrait l’occuper à quelque chose pour que son mécontentement ne mène pas à plus de troubles qu’ils ne voudraient, ou même à une révolte, surtout s’ils réimposaient et durcissaient les mesures soi-disant sanitaires et sécuritaires et si la situation économique continuait de se dégrader. C’est ici que la réalité virtuelle, en créant des substituts immersifs à la réalité de plus en plus sordide et invivable, pourrait servir de complément aux dispositifs de surveillance de masse et de contrôle social, comme l’identité numérique, le passeport vaccinal, les monnaies numériques de banque centrale et la surveillance assistée par l’intelligence artificielle, dans le monde physique et en ligne.

Ce recours à la réalité virtuelle s’inscrirait dans la continuité de divertissements déjà utilisés pour nous rendre plus supportables la vie souvent minable que nous menons dans nos villes de plus en plus laides et étouffantes. Les effets spéciaux, dont l’usage devient de plus en plus fréquent grâce aux ordinateurs, y sont pour beaucoup dans la force d’évasion des films, des séries télévisées et des jeux vidéos dont on nous gave après le travail ou après l’école. Dans certaines productions à grand budget, les efforts faits pour faire voir des lieux qui n’existent pas et les rendre très réalistes sont importants, et ils contribuent beaucoup à leur puissance immersive. Avec les jeux vidéos, on ajoute l’interactivité avec l’environnement et les personnages du jeu, et aussi avec d’autres joueurs s’il y a un mode « multijoueur » ou si ce sont des jeux seulement « multijoueurs ». Nous voilà donc assez près d’environnements virtuels réalistes (au sens où ils semblent réels, mais pas nécessairement au sens où ils ressemblent à ce qui existe réellement) avec lesquels nous pourrions non seulement interagir, mais dans lesquelles nous pourrions aussi avoir l’impression de vivre, dans une certaine mesure. Il manque seulement que les casques de réalité virtuelle et les autres senseurs (pour le mouvement et le toucher, par exemple, puis éventuellement pour l’odorat et le goût) deviennent plus accessibles, comme le sont devenus rapidement les ordinateurs et encore plus rapidement les téléphones portables.

Ceux d’entre nous qui ne jouent pas ou qui ne jouent plus depuis des années à des jeux vidéo ont souvent de la difficulté à se représenter à quel point les engins graphiques utilisés pour créer ces environnements ont été perfectionnés. Et nous pouvons nous attendre à d’importantes améliorations au cours des prochaines années grâce à l’intelligence artificielle.

Voici quelques courtes vidéos qui montrent des environnements créés, sauf erreur, par une seule personne ou de petits groupes de personnes avec Unreal Engine 5.

Essayons d’imaginer l’utilisation qu’on pourrait faire de ces technologies dans quelques décennies, en gardant en tête le Metaverse promu par Zuckerberg il y a une année ou deux, qui nous proposait des rencontres avec des amis dans des lieux virtuels, un domicile virtuel et un double virtuel.

Dans un contexte où la situation économique se détériorerait encore plus dans les pays occidentaux, où leurs citoyens continueraient de s’appauvrir et devraient vivre pauvrement, où la dette publique continuerait de grandir, où les gouvernements manqueraient d’argent, où la vie des villes serait entravée de manière cyclique ou en permanence par la réglementation sanitaire, sécuritaire et climatique, et où la criminalité et les émeutes deviendraient plus fréquentes, le recours à la réalité virtuelle permettrait aux autorités qui ne voudraient pas et ne pourraient plus restaurer les villes en décomposition de leur substituer des villes virtuelles. Cela permettrait de compenser pour le délabrement des villes, dispenserait de chercher des solutions et de s’attaquer aux causes des problèmes, et permettrait aux problèmes de continuer à exister plus longtemps et de s’aggraver, jusqu’à ce qu’un effondrement localisé ou général ou des troubles incontrôlables se produisent. Et il serait beaucoup moins coûteux de procurer au bétail humain, qu’il faut contrôler, des plaisirs factices et des milieux de vie virtuels agréables, que d’essayer de faire la même chose dans la réalité. Dans ce contexte, il serait beaucoup plus profitable, pour nos maîtres, d’investir dans la production d’environnements virtuels où commenceraient d’abord à avoir lieu des divertissements solitaires ou collectifs (des promenades dans les rues ou à la campagne, des repas au restaurant, des visites au musée, des concerts de musique, des jeux de société, des sports, de la lecture, de la méditation, etc.) devant distraire et consoler d’ennuyeuses, d’épuisantes ou de pénibles journées de télétravail. Puis ce serait le travail lui-même qui, au lieu d’avoir lieu dans les locaux ou les bureaux de l’employeur, ou simplement à distance devant un ordinateur, pourrait avoir lieu dans des emplacements virtuels de travail, beaucoup moins coûteux et pouvant être facilement transformés pour stimuler, récompenser ou punir les employés. Les députés pourraient, sans quitter leur domicile, siéger dans un parlement virtuel, qui n’a pas être chauffé, entretenu, réparé et restauré. Les tribunaux pourraient avoir lieu dans des palais de justice virtuels. On pourrait superposer aux petits logements minables que beaucoup devraient habiter des logements virtuels plus spacieux et plus beaux, qu’ils pourraient occuper, aménager et transformer en déboursant des sommes plus ou moins importantes afin de financer les infrastructures technologiques nécessaires à ces illusions et rentabiliser le travail et les investissements des entreprises qui les contrôlent. Enfin, ce domicile virtuel pourrait exister dans une ville virtuelle, beaucoup plus belle, où se trouveraient d’autres domiciles virtuels dont les habitants, dans la réalité, pourraient habiter à des centaines ou à des milliers de kilomètres ; et dont ils pourraient partir en claquant des doigts pour aller s’établir dans une autre ville virtuelle, en gardant le même logement virtuel ou non, moyennant des frais plus ou moins importants.

Quand le recours à la réalité virtuelle serait étendu à presque tous les aspects de la vie, et quand la réalité virtuelle pourrait se substituer ou se superposer à la réalité physique en stimulant nos cinq sens de manière convaincante, il serait possible de laisser le bétail humain presque toujours enfermé dans les cages qui lui serviraient de logements, de laisser se dégrader tous les édifices et toutes les infrastructures des villes réelles qui ne seraient pas absolument nécessaires ou qui ne serviraient pas à la jouissance des « élites », et d’achever la dissolution des communautés urbaines réelles, qui seraient éclipsées par les communautés urbaines virtuelles qui occuperaient une place beaucoup plus importante dans la vie de ces personnes, ce qui les rendrait incapables de toute forme de résistance organisée dans la réalité.


Dans ce contexte, le travail des architectes et des urbanistes se dérouleraient presque exclusivement dans la réalité virtuelle, sauf pour quelques-uns d’entre eux qui travailleraient sur les propriétés immobilières luxueuses des « élites » (qui ne voudraient probablement pas se départir d’elles, malgré leur promotion de la réalité virtuelle à la canaille) et les communautés où elles vivraient entre elles. Ce qui veut dire qu’ils deviendraient de plus en plus des démiurges graphistes qui pourraient créer de nouveaux mondes à l’aide de l’intelligence artificielle, et laisser courir leur imagination sans se soucier des contraintes de la réalité physique. Ce qu’ils feraient, ce serait de l’architecture-fiction et de l’urbanisme-fiction, lesquels ne pourraient pas davantage être transposés dans la réalité que la science-fiction. Alors que la production de lieux ou même de mondes fantaisistes consolerait ou détournerait les serfs de la réalité sordide à proportion qu’ils seraient irréalisables ou impossibles et, pour cette raison, leur permettraient encore plus de s’évader, c’est le sens des réalités des personnes qui vivraient dans ces illusions et de cette nouvelle sorte d’architectes et d’urbanistes qui se perdrait, de même que l’art architectural et de l’art urbaniste, qui supposent la compréhension des lois de la nature et la maîtrise de techniques (par soi-même ou par d’autres) pour agir sur la réalité ou dans la réalité, par exemple pour la maçonnerie.

Il n’y aurait pas de problème si la réalité virtuelle était une réalité supérieure à la réalité physique et indépendante d’elle. Mais il en va autrement : les illusions qu’elle produit ne peuvent pas s’émanciper de la réalité physique et exigent, pour exister, que des conditions soient satisfaites dans la réalité physique, par exemple le bon fonctionnement d’importantes infrastructures technologiques, qui exige à son tour un important approvisionnement en matières premières et en énergie, ou encore la satisfaction minimale des conditions d’existence dans la réalité physique. À moins de croire qu’on peut déléguer en grande partie à des intelligences artificielles et à des robots la bonne marche du système, en limitant autant que possible les interventions humaines dans le monde physique, pour les faire faire dans le cadre de la réalité virtuelle propre au travail, il est vraisemblable que la réalité virtuelle en vienne tôt ou tard à ne plus disposer de ce qu’il lui faut pour exister ou pour être efficace. Les édifices et les villes virtuels dans lesquels on avait vécu virtuellement s’envoleraient alors en fumée, et le retour dans la réalité physique – celle des villes réelles qui seraient dans un état avancé de délabrement – serait difficile, voire très brutal. Tout ce beau monde (architectes et urbanistes ou non) reviendrait d’une sorte de long voyage fantaisiste fait sous l’emprise de drogues hallucinogènes consommées quotidiennement, et constaterait avec désarroi que la réalité physique ne se laisse pas modeler par leurs vœux comme la réalité virtuelle, qu’elle leur résiste avec entêtement, et que les villes et les arts de l’architecture et de l’urbanisme se sont dégradés de manière difficilement irréversible pendant cet intermède délirant. Car une fois qu’un tel recul culturel se serait produit, il faudrait beaucoup de temps et d’efforts pour récupérer ce qui a été perdu ou inventer autre chose – ce qui serait encore plus difficile étant donné les conditions sociales et économiques. On peut même se demander si les personnes qui se retrouveraient dans cette situation seraient capables d’avoir le désir d’une ville réelle où il est agréable de vivre, et de réfléchir de manière lucide à ce désir et aux moyens de le réaliser, dans la réalité physique. Et sans ce désir, pas de véritable architecture et de véritable urbanisme, et pas de véritables villes.


Certains de mes lecteurs pensent probablement que j’y vais fort dans mes anticipations, et que je m’adonne moi-même à une sorte de société-fiction. Cela se peut. Mais je réponds que nous-mêmes, quelques décennies plus tôt, aurions conçu comme une fiction farfelue l’usage massif qu’on a fait de nouvelles technologies au cours des dernières années ou qu’on est sur le point de faire bientôt. Pourquoi donc la même chose ne pourrait-elle pas se produire au cours des prochaines décennies, avec des technologies qui sont encore à améliorer ou à inventer, en prolongeant les tendances qui se dessinent déjà ? Ne serait-ce pas l’inverse qui serait étonnant ?

Puis ma fiction anticipatrice n’a pas pour fonction de nous détourner de la réalité physique, mais au contraire de nous y ramener, à l’opposition d’une certaine forme d’architecture-fiction et d’urbanisme-fiction qui détruirait ou affaiblirait ceux de nos désirs qui ont pour objet la réalité physique, pour leur substituer des désirs qui ont pour objet la réalité virtuelle. C’est pourquoi je pense aussi que les architectes et les urbanistes, au lieu de se détourner simplement de ce puissant instrument qu’est et que sera la réalité virtuelle, devraient s’efforcer de l’utiliser pour y concevoir des édifices et des villes réalisables et capables de cultiver positivement nos sentiments dans la réalité physique, pour les faire désirer et pour cultiver de manière lucide notre insatisfaction à l’égard des milieux de vie actuels et futurs, réels et virtuels, tels que les « élites » nous les ont préparés et continuent de nous les préparer. Quant à tous ceux d’entre nous qui ne sont ni architectes ni urbanistes, il faudrait qu’ils arrêtent de se satisfaire de plus en plus des substituts numériques de réalité et de vie qu’on leur propose ou qu’on leur impose, qu’ils cultivent leur désir pour des villes capables d’élever leurs sentiments et de transformer pour le mieux leur constitution sentimentale, et qu’ils voient dans l’architecture et l’urbanisme des manières de contribuer à la réalisation de formes d’existence humaines plus élevées et plus raffinées.