Risques de la numérisation de la culture (3) – La musique en ligne

Suite des billets du 9 juin et du 14 juin 2023.

 

Je ne considère pas la diffusion de la musique sur internet comme une mauvaise chose en elle-même. Cela m’a permis d’entendre les interprétations de musiciens qui sont morts avant que je naisse ou quand j’étais enfant (Glenn Gould, Scott Ross, Vladimir Horowitz et Jascha Heifetz) ou qui n’ont jamais donné un concert au Québec auquel j’aurais pu assister (Mstislav Rostropovitch, Paul O’Dette, Hopkinson Smith et Rolf Lislevand). Et même si j’étais né 20 ou 30 ans plus tôt et même si j’avais habité dans une grande ville nord-américaine ou européenne où ces musiciens auraient donné des concerts, je n’aurais probablement pas eu assez d’argent pour aller à tous ceux qui auraient intéressé. Je me serais peut-être même ruiné en achetant des disques, si j’avais vécu à une époque où la musique en ligne n’existait pas encore et si je m’étais mis en tête d’acquérir une certaine culture musicale, en me procurant plusieurs interprétations des œuvres des compositeurs bien connus ou moins connus du XVIIᵉ au XXᵉ siècles. Et sans la musique en ligne, peut-être n’aurais-je jamais entendu du flamenco, de la ranchera, du fado, de la musique tzigane est-européenne, de la musique klezmer, de la musique de tango, des chants napolitains, des chants cosaques, des fanfares des Balkans, de la musique traditionnelle russe jouée à l’accordéon, des pièces classiques d’oud, de pipa, de biwa, de guzheng et de koto, et des ragas, car les musiciens qui sont capables de s’inscrire dans ces traditions musicales sont et ont toujours été à peu près inexistants au Québec. Il n’empêche que, malgré la facilité d’accès rendue possible par la musique en ligne, je me méfie de la tendance qui consiste à faire de plus en plus d’internet le lieu par excellence de la musique, au détriment des supports physiques comme les disques ou des fichiers enregistrés sur nos ordinateurs et sur nos téléphones, et encore plus au détriment de concerts donnés par des musiciens professionnels et de fêtes où jouent des ensembles ou des orchestres de musiciens amateurs, comme cela était assez courant il y a 50, 60 ou 70 ans, selon les pays ou selon qu’on est en ville ou dans les campagnes.

Essayons d’imaginer ce qui pourrait arriver si, cette tendance se maintenant et s’intensifiant même, les disques optiques (qui sont déjà une vieillerie) et les fichiers de musique enregistrés localement (mp3, ogg, flac, etc.) devenaient encore plus rares et finissaient par disparaître pratiquement. Quant aux musiciens, qu’ils s’agissent de virtuoses, de professionnels ou d’amateurs, ils deviendraient probablement plus rares et ils donneraient de moins en moins souvent des concerts ou ils participeraient de moins en moins souvent à des fêtes publiques ou privées, où leurs prestations deviendraient de plus en plus médiocres ou encore plus mauvaises. Plusieurs, et pas les plus mauvais, et parfois même les meilleurs, se détourneraient de ces événements et préféreraient avoir une chaîne Youtube sur laquelle ils diffuseraient des enregistrements. Pour écouter de la musique, il faudrait presque toujours aller sur internet et disposer d’un appareil fonctionnel, soit un ordinateur, soit un téléphone mobile. Comme je l’ai déjà dit pour les livres électroniques (billet du 9 juin 2023), il n’est pas certain que ces infrastructures technologiques et ces appareils continueront indéfiniment d’être facilement accessibles, malgré le futur interconnecté dont on nous fait la promotion. C’est que les métaux nécessaires pour produire ces appareils et garder fonctionnels ces infrastructures existent en quantités limitées et sont de plus en plus difficiles à extraire. C’est que nos gouvernements semblent sur le point de déclencher une guerre en Asie, où ces appareils et leurs composantes électroniques sont en grande partie fabriqués. C’est que les politiques énergétiques occidentales, qui prétendent s’inscrire dans un virage vert pour lutter contre les changements climatiques, pourraient aggraver la rareté énergétique et même provoquer des pénuries énergétiques. C’est que l’accès à internet, aux ordinateurs et aux téléphones mobiles pourrait devenir de plus en plus coûteux et instable, et compromettre l’accès à la musique, sous la forme d’enregistrements audio ou vidéo. C’est ainsi que la musique en ligne, qui nous prenons pour acquise, pourrait devenir un luxe que nous pourrions difficilement nous permettre.

Plus la musique serait principalement disponible en ligne, et plus un déclin ou un effondrement technologique aurait de graves conséquences pour les gens du commun comme nous. Les plateformes de diffusion gratuites ou payantes nous seraient difficiles ou impossibles d’accès. Peut-être cesseraient-elles même d’exister. Le réseau internet pourrait marcher de manière intermittente, et ne plus fonctionner du tout à certains endroits. Nous pourrions avoir de la difficulté à remplacer ou à faire réparer nos ordinateurs et nos téléphones, qui ne sont pas conçus et fabriqués pour durer longtemps. Quand ils fonctionneraient encore, nous pourrions avoir assez peu de fichiers de musique enregistrés directement sur eux. Les chaînes de son, les tables tournantes et les disques pourraient être presque disparus. Quant aux instruments de musique, ils pourraient être encore plus rares que présentement, de même que les personnes qui sont capables d’en jouer bien. Nous pourrions avoir décidé de ne pas encombrer nos logements toujours plus coûteux d’un piano, et de ne pas perdre du temps et de l’énergie, individuellement et collectivement, pour apprendre ou enseigner la musique alors qu’il suffit d’aller sur Youtube pour écouter des enregistrements des grands musiciens. Si bien que, si nous perdons un jour accès à la musique en ligne, c’est la musique tout court qui risque de cesser d’exister pour nous.

Le processus qui a commencé à se produire avec la prolifération des enregistrements musicaux, ainsi qu’avec la disparition progressive des musiciens professionnels et amateurs et des concerts et des fêtes à l’occasion desquelles ils pouvaient se produire publiquement dans des contextes moins formels, et qui s’est accéléré avec l’apparition et la prise d’importance démesuré de la musique en ligne, pourrait culminer dans le déclin ou l’effondrement économique et technologique des sociétés occidentales. Je veux dire une véritable rupture dans la culture musicale ou dans les traditions musicales qui la constituent. Non seulement ce serait l’accès aux œuvres musicales – qui n’existent plus en l’absence de bon interprètes ou de bonnes interprétations –, mais ce serait aussi nos aptitudes artistiques et esthétiques qui se dégraderaient dramatiquement, nous rendant encore plus incapables que présentement de percevoir et de comprendre les nuances musicales et sentimentales parfois très fines qui caractérisent les formes de musique plus complexes que la musique industrielle et dégénérée qu’on nous inflige depuis des décennies, et qui distinguent une interprétation réussie d’une interprétation ratée. Quant à la composition de nouvelles œuvres musicales dignes de ce nom, n’y pensons même pas, puisqu’elle exige un degré plus élevé de culture musicale. Une fois achevée cette rupture dans la culture musicale, il serait très difficile de revenir en arrière, encore plus si la majorité des personnes qui constituent les sociétés occidentales devenait pauvre et, dans certains cas, connaissait même la misère. Ce qui pourrait survivre en pareilles circonstances, ce seraient presque toujours des formes tellement rudimentaires de musique qu’en fait elles mériteraient même pas le nom de musique. De ce point de vue, nous deviendrions – nous le sommes déjà, pour une bonne part – très inférieures aux civilisations antérieures, occidentales ou non, que l’idéologie dominante nous fait considérer pratiquement comme des barbares, mais qui ont souvent été en mesure de garder vivante une culture musicale digne de ce nom malgré des conditions de vie difficiles, et même pendant des périodes de déclin ou de crise. Je ne mettrais ma main au feu que nous serons capables d’en faire autant.

Ne nous fions pas aux « élites » actuelles pour empêcher la disparition ou la dégénérescence la culture musicale. Outre le fait qu’il n’est pas certain qu’elles pourront continuer à vivre tranquillement dans un luxe indécent alors que notre civilisation est en train de se dissoudre, ces « élites » sont des élites de l’argent, et elles sont aussi dégénérées que nous, ou encore plus. Leur manque d’amour de la culture, entre autres la musique, est en grande partie responsable de la dégénérescence culturelle actuelle. On est à des années-lumières des nobles des siècles passés – dont dans bien des cas, je pense beaucoup de mal – qui parfois y entendaient quelque chose à la musique, et qui étaient les mécènes de musiciens dont l’art devait rejaillir sur eux.


Faisons maintenant comme si, d’une manière ou d’une autre, nous réussissions à éviter les difficultés et à résoudre les problèmes industriels, énergétiques et technologiques décrits plus haut, et comme si le processus de numérisation de la culture musicale pouvait s’achever. Demandons-nous à quels risques serait alors exposée cette culture musicale.

De la même manière que la littérature et la philosophie sont de plus en plus souvent la cible d’attaques moralisatrices et même bigotes (voir le billet du 9 juin 2023), la musique classique occidentale pourrait être considérée, par les enragés soutenus par nos gouvernements et nos « élites », comme une manifestation de suprématisme blanc. L’importance démesurée qu’on aurait accordée à cette musique dans les milieux cultivés occidentaux et aussi colonisés s’inscrirait simplement dans le colonialisme occidental. Encore pire, cette musique aurait été presque seulement composée par d’affreux « mâles blancs rétrogrades » et, quand elle était à son apogée, comptait beaucoup moins de musiciens professionnels féminins que masculins – ce qui ferait aussi de la musique classique occidentale une forme inadmissible de patriarcat. Les personnes qui font ce genre de récriminations, et que nous entendons de plus en plus fort dans la majorité des pays occidentaux, aiment se scandaliser. C’est pourquoi beaucoup d’entre elles se garderont bien d’en conclure que les « mâles blancs » ne sont pas seulement capables de dominer, d’asservir, de détruire, de massacrer et de violer, et qu’ils sont aussi bien capables de créer, et par conséquent qu’il n’est pas raisonnable de leur attribuer une foule de maux en tant que groupe ; et concluront plutôt qu’il faut proscrire cette musique, nécessairement aussi mauvaise que seraient méchants les « mâles blancs rétrogrades », et dont la valorisation serait le résultat de la domination masculine et blanche qu’il s’agit justement d’anéantir.

De manière semblable, mais pour des raisons différentes, la musique russe pourrait être ciblée, des chansons traditionnelles jusqu’aux chants de l’armée rouge, en passant par la musique classique russe. Cela s’inscrirait dans la continuité de la russophobie qui a repris du poil de la bête depuis 2014, et qui depuis 2022 s’est mise à prendre pour cible non seulement les exportations russes (gaz naturel, pétrole, engrais, nourriture, vodka, etc.), mais aussi la culture russe, par exemple la peinture, la littérature et la musique. Quoi qu’on pense de l’intervention militaire russe en Ukraine, on ne peut pas raisonnablement croire que les tableaux des Ambulants, que les romans de Dostoïevski et que la musique de Prokofiev ont quelque chose à voir avec ce conflit militaire et la souffrance qui en résulte, et que le fait d’en empêcher ou d’en restreindre l’exposition dans les musées, l’étude dans les universités et l’interprétation dans les salles de concert pourrait nuire à l’armée russe, contribuer à la résistance de l’armée ukrainienne et atténuer la souffrance des Ukrainiens. Mais on trouve tout de même des personnes pour avoir de telles idées, lesquelles pourraient être mises en application quand s’achèvera le processus de séparation du monde en deux blocs (les pays occidentaux et les pays qui demeurent sous leur emprise, et les BRICS et leurs alliés). Pas question pour ces fanatiques, qui occupent assez souvent des positions politiques, bureaucratiques et corporatives importantes, de voir dans les Russes autre chose que des barbares qu’il faudrait civiliser en les rendant semblables aux populations occidentales qu’elles gouvernent d’une main de fer, et de voir dans l’intérêt pour la culture russe autre chose qu’une forme de sympathie pour nos ennemis, un manque de loyauté ou même la participation à une certaine forme de propagande pro-russe.

Mettons que, d’ici quelques années ou quelques décennies, la musique classique, la musique russe ou les deux soient frappées d’un interdit complet ou partiel, pour les raisons que j’ai dites. Plus cette musique sera essentiellement accessible en ligne, plus nos gouvernements et les grandes corporations seront en mesure d’appliquer ces interdictions, et plus il nous sera difficile d’écouter la musique classique ou la musique russe ciblée. Aussi longtemps que nous aurons chez nous des disques et le matériel qu’il faut pour les faire jouer, aussi longtemps que nous aurons des fichiers de musique enregistrés sur nos ordinateurs et sur nos téléphones mobiles, il est assez difficile d’appliquer ces interdictions. Il sera déjà plus facile de le faire si, grâce à la domotique, aux microphones de nos ordinateurs et de nos téléphones et à l’analyse des fichiers qui y sont enregistrés à l’aide de logiciels-espions, on pourra savoir quelle musique nous écoutons ou pourrions écouter, ou que nous jouons si nous sommes musiciens. Et si beaucoup d’entre nous en sont rendus à écouter seulement de la musique en ligne, on pourra retirer la musique proscrite en un claquement de doigts, et donner la chasse aux plateformes de diffusion décentralisées où on pourra toujours trouver la musique proscrite. Par la même occasion, on continuera à nous imposer une musique rudimentaire qui dégrade nos sentiments et nos aptitudes intellectuelles, et qui rend les serfs ou les esclaves que nous sommes en train de devenir plus faciles à gouverner par les « élites ».

Mais comme nous l’avons dit pour les livres (billet du 9 juin 2023), les interdictions ont l’inconvénient de susciter l’intérêt de certaines personnes pour ce qui est interdit, et de les encourager à trouver des moyens d’y avoir accès et de le diffuser. C’est pourquoi nos maîtres, s’ils sont vraiment décidés à nous priver des formes de culture qui ne conviendraient pas à notre statut d’esclaves, pourraient encourager et financer la production et la diffusion d’interprétations et d’adaptations qui dénatureraient les compositions musicales sur lesquelles elles portent. J’imagine des interprétations tellement plates ou surjouées qu’elles rendent sans intérêt ces compositions, ou des adaptations dans lesquelles on a recours à des instruments électriques et à des synthétiseurs et qui, pour ceux qui sont capables d’apprécier les compositions originales, constituent une sorte de sacrilège. Ça se fait déjà depuis quelques décennies pour la musique classique, et ça pourrait être fait encore plus facilement en s’aidant de l’intelligence artificielle, qui pourrait être utilisée pour mener une grande opération de bousillage de la culture musicale, par exemple grâce à l’assimilation des compositions classiques par la musique industrielle mielleuse ou cacophonique qu’on nous inflige depuis des décennies et qui contribue à nous enfermer à l’intérieur des petits sentiments simplistes qu’on juge adéquats pour les esclaves qu’on veut faire de nous.


Comme pour les livres, le processus de dissolution de la culture musicale, même s’il est déjà avancé, s’achèvera vraisemblablement dans 10 ou 20 ans au plus tôt, à moins que la folie de nos dirigeants provoque bientôt une guerre directe contre la Russie et la Chine ou un brusque effondrement économique et civilisationnel. Il est donc pertinent de nous demander ce que nous pouvons faire pour atténuer les conséquences de cette dissolution et accroître les chances qu’une certaine culture musicale puisse survivre à l’époque folle que nous traversons.

Voici quelques idées :

  1. Nous devrions chercher à constituer, individuellement ou en petits groupes, des collections musicales privées, en diversifiant les supports (disques vinyles, disques optiques, fichiers informatiques) et en nous assurant de garder, de ménager, de réparer et de renouveler l’équipement nécessaire pour faire jouer de la musique enregistrée sur ces supports (tables tournantes, chaînes de son, lecteurs optiques, ordinateurs, lecteurs de MP3, etc.).

  2. Pour ceux d’entre nous qui savent bien jouer d’un instrument ou chanter, il est important de continuer à nous exercer, seuls et aussi avec d’autres musiciens, et de prendre quelques heures par semaine pour enseigner la musique ou le chant à quelqu’un d’autre, enfant, adolescent ou adulte, quitte à le faire gratuitement ou presque, puisqu’il en va de la survie de la culture musicale.

  3. Pour ceux d’entre nous qui ne savent pas jouer de la musique ou chanter, et qui ne pratiquent pas déjà un autre art ou une discipline intellectuelle dont la survie serait menacée, il est temps d’apprendre à le faire.

  4. Ceux d’entre nous qui ont des enfants devraient leur faire apprendre à jouer d’un instrument ou à chanter, et se donner la peine de leur trouver un bon professeur.

  5. Pour les musiciens qui sont déjà vieux et qui n’ont peut-être plus que quelques années à vivre, il est important de prendre des mesures pour léguer leurs instruments et leurs partitions à des personnes qui sauront s’en servir, quitte à commencer à le faire de leur vivant, surtout quand il s’agit d’instruments massifs comme des pianos et des orgues, que les successeurs envoient parfois au dépotoir, faute d’espace et d’intérêt pour la musique.

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