Risques de la numérisation de la culture (2) – La lecture et l’écriture d’œuvres et l’intelligence artificielle

Dans mon billet du 9 juin 2023, j’ai fait l’hypothèse que les œuvres écrites pourraient devenir difficiles d’accès en raison de l’élagage et de la destruction des exemplaires déjà imprimés, de la transition toujours plus marquée vers des livres électroniques, de la précarité des technologies nécessaires pour les lire, et de la censure et de la falsification dont ils pourraient être l’objet. Dans ce billet, je veux plutôt examiner de quelle manière le rapport aux œuvres pourrait changer si, demeurant facilement accessibles surtout en format numérique sans être censurées ou falsifiées, elles étaient de plus en plus lues, étudiées, enseignées et discutées en s’aidant de l’intelligence artificielle.

Ceux d’entre nous qui ont passé au moins quelques années à étudier ou à enseigner dans les collèges et les universités savent que beaucoup d’étudiants considèrent que c’est une perte de temps de lire une œuvre et d’essayer de la comprendre. Ce n’est pas un phénomène nouveau. Quand j’ai fait mes études collégiales et universitaires dans les années 1990 et 2000, plusieurs étudiants disaient fièrement qu’ils ne lisaient pas les œuvres littéraires et philosophiques qui étaient à l’étude et se vantaient de réussir quand même leurs cours. C’était alors la seule chose qui les intéressait, idéalement en obtenant de bonnes notes, ce qui pouvait être fait en répétant ce que le professeur avait dit en classe, en paraphrasant ce qui était écrit dans leurs notes ou dans leurs manuels, en s’aidant parfois de résumés ou d’explications disponibles dans les bibliothèques ou sur internet, ou plus rarement en trichant grâce à des forums d’aide aux devoirs. Les étudiants remettaient des travaux dans lesquels ils disaient des choses convenues sur des questions convenues posées sur des œuvres souvent à l’étude, et ils réussissaient souvent à faire leur chemin de cette manière, d’une session à l’autre. Remarquons que ce qu’ils faisaient, quand ils trichaient, ressemblaient souvent à ce que leurs professeurs leur demandaient de faire à partir des notes de cours et des manuels, et donc que les résultats se ressemblaient forcément dans les deux cas. Tricher ou être un bon élève, ça revenait presque au même en ce qui concerne l’activité intellectuelle réalisée. La principale différence, c’étaient les moyens licites ou illicites auxquels on avait recours. Et parfois, le fait de tricher demandait à peine moins d’efforts que de faire ses travaux et ses devoirs en respectant les règles.

Au fur et à mesure que les téléphones « intelligents » se sont répandus, que les réseaux sociaux se sont mis à occuper une partie importante de la vie des jeunes et que les établissements d’enseignement ont continué à se dégrader, il est devenu de plus en plus rare et de plus en plus anormal pour les jeunes de lire et de relire en entier des livres, y compris pour ceux qui ont décidé d’étudier des disciplines comme la littérature et la philosophie. Il est fréquent que les étudiants de deuxième et de troisième cycles citent dans leurs articles, leurs mémoires et leurs thèses des livres qu’ils n’ont pas lus, et qu’ils répètent à leur sujet ce qu’il est considéré normal de savoir et de dire, ce qui leur permet d’accumuler les citations et les références, de terminer plus rapidement leurs mémoires et leurs thèses, d’y joindre une imposante bibliographie, de multiplier les articles et d’augmenter leurs chances de faire une carrière académique. Par conséquent, les professeurs, surtout quand ils sont relativement jeunes, font la même chose que les étudiants et incitent les étudiants à faire la même chose qu’eux. Il n’est pas rare qu’ils parlent, quand ils enseignent, d’auteurs et d’œuvres qu’ils ont à peine lus et auxquels ils n’ont presque pas réfléchi, surtout dans des cours d’histoire de la littérature ou de la philosophie (« la littérature française des origines jusqu’au XVIIIe siècle » ou « la philosophie grecque des origines jusqu’à la fin de l’Empire romain ») ou thématiques (« littérature et sociologie » et « introduction à l’éthique »). Cela arrive aussi dans des conférences qu’ils donnent et dans des articles et des livres qu’ils écrivent.

J’ai donc du mal à comprendre pourquoi les professeurs et les administrateurs des établissements d’enseignement disent s’inquiéter de la tricherie que rendraient possible les robots conversationnels qui utilisent l’intelligence artificielle, comme ChatGPT. Ces nouveaux outils ne leur permettent-ils pas, à eux et à leurs étudiants de faire mieux et plus rapidement ce qu’ils font déjà et à ce qui constitue l’essentiel de l’activité académique ? Se peut-il que leur réaction soit pure hypocrisie ? Ou bien craignent-ils que les intelligences artificielles, ultimement, rendent obsolètes et inutiles leurs cours, leurs programmes de formation, leurs départements et leurs facultés universitaires, n’importe quel usager pouvant interroger directement ces intelligences artificielles, gratuitement ou en payant ? Les étudiants eux-mêmes ne deviendraient-ils pas alors superflus, puisque leurs diplômes ne leur permettraient pas de remplacer les intelligences artificielles qui les auraient formés en ligne, à la place des professeurs en classe ?

Une autre possibilité, c’est que les étudiants, les professeurs et les administrateurs scolaires, qui sont maintenant surpris et troublés par l’avènement de l’intelligence artificielle, en viennent après quelques années à s’approprier ce nouvel outil. C’est manifestement ce qui finira par arriver, étant donné que les étudiants, les professeurs et les administrateurs des établissements d’enseignement s’habitueront à utiliser les intelligences artificielles, pendant leurs études primaires et secondaires, et aussi dans leurs activités quotidiennes (voir le billet du 10 juin 2023) et professionnels (par exemple en gestion), et se diront qu’il est tout naturel de le faire aussi dans l’enseignement et les études dans les collèges et les universités. Il pourrait être aussi difficile, pour ces personnes, de se passer des intelligences artificielles, qu’il serait actuellement difficile, pour presque tous, de se passer des téléphones « intelligents. » L’assistance par intelligence artificielle de la lecture, de la synthèse et du résumé des œuvres, de la préparation du « contenu » des cours, et de la rédaction et de la correction des travaux pourrait permettre d’augmenter le nombre de cours donnés et suivis, le nombre d’étudiants inscrits à un même cours, ainsi que le nombre et la fréquence des travaux faits dans un même cours. Voilà qui serait assurément très rentables pour les administrations universitaires, qui pourraient diminuer le nombre de professeurs et leur masse salariale, tout en augmentant le nombre de cours, de programmes de formation, d’étudiants et de revenus obtenus en frais de scolarité. Mais les universités et les collèges ayant besoin de moins en moins de diplômés pour enseigner, il se pourrait que cette augmentation de la productivité en enseignement résulte en une diminution du nombre d’étudiants, les opportunités d’emplois pour les diplômés étant réduites justement à cause de ce gain de productivité, à moins qu’on fasse des diplômés des experts déclarés seuls capables d’interroger correctement les intelligences artificielles sur des œuvres et des concepts que les profanes ne connaissent pas, et seuls capables de combiner les réponses obtenues et de les présenter, peut-être en se faisant assister encore une fois par des intelligences artificielles.

Quoi qu’il arrive exactement, le rapport avec les œuvres change. Alors qu’il était déjà difficile d’étudier et d’enseigner avec rigueur des œuvres, bien que toujours possible pour qui en avait le désir et était assez déterminé, ce sera encore plus difficile, voire à peu près impossible, si on se met à utiliser l’intelligence artificielle pour analyser et synthétiser les œuvres, pour les commenter, pour préparer des cours, pour faire des travaux, pour écrire des articles, des mémoires, des thèses et des livres et pour donner des conférences. Ce qui fait que ce sont des œuvres et non de quelconques écrits, informatifs par exemple, c’est qu’elles ont été conçues pour produire des effets sur les idées et les sentiments des lecteurs, et sur leur manière de penser et de sentir. Les lecteurs habiles, par la lecture des œuvres, sont transformés et développent à leur contact des techniques pour se transformer eux-mêmes, notamment grâce à l’analyse de leurs propres idées, opinions, sentiments, valeurs et comportements et des milieux sociaux dans lesquels ils vivent et qui agissent sur eux. Un enseignement oral ou écrit qui ne trahit pas de telles œuvres doit faire entrer dans ce mouvement de transformation de soi-même et le faire désirer, en considérant comme une bonne chose que ce mouvement prenne parfois une forme très différente en fonction des expériences et de la constitution intellectuelle et émotionnelle des individus, ainsi que du contexte social et culturel dans lequel ils évoluent. C’est seulement alors qu’il est possible de se cultiver au contact des œuvres et de parler de culture au sens fort du terme. Dans les autres cas, il s’agit d’une accumulation, d’une transmission et d’une production pédantes de prétendus savoirs sur les œuvres, le sujet des œuvres, les auteurs, les écoles de pensée et les courants littéraires, dont le but est d’obtenir des diplômes, de multiplier les publications et les conférences, de faire carrière, d’obtenir des subventions de recherche, de devenir une sorte d’autorité académique et de flatter ainsi sa propre vanité. Ce sont là deux sortes de rapports avec les œuvres qui sont incompatibles et qui impliquent des attitudes intellectuelles et sentimentales elles aussi incompatibles.

Ce que fera l’intelligence artificielle quant à la lecture, l’étude et l’enseignement des œuvres, c’est qu’elle accélérera cette accumulation, cette transmission et cette production de prétendus savoirs, dont seront littéralement inondés les milieux académiques. Il y restera donc encore moins de place pour les étudiants et les professeurs qui désireraient vraiment se cultiver, et il sera encore plus difficile pour eux d’y avoir, d’y cultiver et d’y conserver ce désir, tant ils seront submergés par la production des pédants assistés par des intelligences artificielles. Encore pire, ces étranges personnages, qui seront et qui sont déjà perçus comme des extra-terrestres dans les milieux académiques, se verront de plus en plus obligés de participer à l’accumulation, à la transmission et à la production effrénées de savoirs pédantesques pour y obtenir ou y conserver une position, si bien qu’il deviendra de plus en plus difficile pour eux de se ménager un espace et du temps pour se cultiver.

Ne nous illusionnons pas sur la nature des intelligences artificielles, quel que soit leur degré de perfectionnement. Toutes les opérations qu’elles font et qu’elles feront sur le texte des œuvres ne peuvent pas s’ancrer dans une expérience vécue, dans des observations concrètes du monde humain et dans une analyse critique des idées et des sentiments ressentis et traités comme des forces actives qui nous constituent, et pas comme des objets d’étude ou comme de simples mots qui ont une définition ou un sens qu’on peut exprimer par d’autres mots, pour la simple raison que ces dispositifs technologiques sont dépourvus de cette expérience, de ces observations, de ces idées et de ces sentiments. En rien les données collectées grâce à des caméras et à des senseurs et organisées et analysées grâce à des algorithmes complexes, ne sauraient se confondre avec l’expérience sentie du monde qui nous entoure et de la manière dont il affecte nos idées et nos sentiments. Pas plus que nous pouvons rivaliser avec les intelligences artificielles (quand elles sont bien conçues, bien programmées et bien formées) pour accomplir des opérations méticuleuses sur des milliards de petites données qui portent sur une foule de petites choses, pas plus celles-ci peuvent-elles avoir une expérience semblable à la nôtre, discourir à partir d’elle et encore moins réfléchir à elle. Non seulement elles dispensent aux lecteurs de se frotter et de réfléchir aux œuvres parce qu’elles en font l’analyse et la synthèse, répondent aux questions d’utilisateurs qui souvent ne lisent pas ou les lisent superficiellement ou rapidement, mais elles génèrent aussi des discours qui se substituent aux œuvres et les recouvrent, ce qui a pour effet d’entraver ou d’empêcher les tentatives de les comprendre ainsi que cultiver la paresse des lecteurs qui lisent de moins en moins et de plus en plus mal et qui cherchent à contourner les difficultés, qu’elles concernent la compréhension des œuvres ou des effets affectifs qu’elles produisent ou pourraient produire sur eux.

Par exemple, je vois mal comment une intelligence artificielle pourrait aider un lecteur des Maximes de La Rochefoucauld à être moins la dupe des jeux subtils de l’amour-propre qui se jouent en lui. Même si ce lecteur posait de bonnes questions sur certaines maximes ou sur l’œuvre dans sa totalité, il est vraisemblable que l’intelligence artificielle pourrait tout au plus déblatérer de manière plus ou moins crédible, comme beaucoup de pédants le font déjà, sans aider le lecteur à faire cet exercice critique, et même en l’entravant. Elle jouerait une comédie plus ou moins crédible, sans s’apercevoir qu’elle en joue une, et ce, même si on finissait par lui faire dire qu’elle n’a aucune expérience des jeux de l’amour-propre. Bref, les discours produits par l’intelligence artificielle, dans ce contexte ou dans un contexte semblable, n’auraient aucune valeur et utilité pour celui qui chercherait à se cultiver au sens où je l’entends dans ce billet. Ils pourraient cependant convenir à des pédants qui n’ambitionnent à rien de plus que d’être des perroquets ou des chiens savants. Étant donné qu’en plus des limites inhérentes à la nature de l’intelligence artificielle, les concepteurs des intelligences artificielles n’ont vraisemblablement pas le désir de se cultiver au sens où nous l’entendons et ne conçoivent pas clairement ce que ça signifie, il pourrait difficilement en être autrement.

Un tel usage de l’intelligence artificielle, qui augmenterait la productivité des pédants et la production de pédants, nuirait aussi à l’art d’écrire des œuvres, déjà en perdition depuis plusieurs décennies dans les milieux académiques. La production de discours pédants et de producteurs de discours pédants est telle que cet art est, au mieux, considéré comme quelque chose qui appartient à une époque révolue, et dont on ne tient pas compte quand on lit les œuvres et quand on disserte sur elles. À défaut de cultiver un art de lire les œuvres, en entravant de tels efforts et même en niant l’existence cet art de lire, comment le désir réfléchi d’écrire des œuvres comparables à celles des siècles passées – dont l’écriture et la lecture peuvent transformer les idées, les sentiments, les valeurs et les attitudes intellectuelles et morales des auteurs aussi bien que des lecteurs – pourrait-il se former et être à l’origine d’un art d’écrire chez une minorité d’universitaires ? Le recours fréquent à l’intelligence artificielle, pour faire tout ce que les pédants universitaires ont coutume de faire, ne ferait qu’achever la mise à mort de la tradition littéraire et philosophique qui, sous diverses formes, s’est constituée en Occident. Les œuvres achèveraient alors de devenir des choses mortes, des pièces de musée qu’on a met à distance derrière des vitrines bien astiquées, et sur lesquelles les guides agréés, assistés par l’intelligence artificielle, disserteraient pédantesquement devant des groupes de touristes de la culture, en classe ou en ligne, tout en produisant du texte à l’échelle industrielle en ayant recours des intelligences artificielles qui, par leur nature même, n’ont pas davantage ce qu’il faut pour participer à l’art d’écrire des œuvres, que pour participer à l’art de les lire, et donc de participer à la culture, c’est-à-dire à l’art de se transformer soi-même et de transformer les autres de manière réfléchie et critique, dans le but d’atteindre un degré plus élevé de perfection.


C’est probablement une cause perdue d’essayer de renverser cette tendance dans les collèges et les universités. Nos institutions d’enseignement et de recherche sont tellement pourries qu’elles favorisent l’ascension des pédants, et qu’elles censurent, assimilent, corrompent ou excommunient les étudiants, les professeurs et les chercheurs qui cherchent à se cultiver, au sens fort du terme, par la lecture et l’écriture d’œuvres et qui refuseraient de s’adonner aux jeux pédants en vogue. Le recours à l’intelligence artificielle en philosophie et en littérature, s’il ne faisait pas simplement disparaître les professeurs, les chercheurs et les étudiants, pourrait mener à une logorrhée orale et écrite sans précédent. Quiconque essaierait de s’opposer directement à ce raz-de-marée réussirait rarement à se faire entendre ; et quand il parviendrait, il serait probablement submergé ou emporté. C’est pourquoi je propose de nous donner seulement pour but d’éviter la disparation complète ou à peu près complète de l’art de nous cultiver et de nous perfectionner grâce à la lecture et l’écriture d’œuvres, et de le faire survivre quelque part en marge des institutions académiques ou en dehors de ces institutions, par la formation de petits groupes ou de réseau d’individus qui pratiquent cet art. Ces individus devront se demander si les positions qu’ils occupent ou pourraient occuper au sein de ces institutions sont susceptibles ou non de lui procurer plus d’avantages que d’inconvénients en ce qui concerne son projet de se cultiver et de se perfectionner intellectuellement et moralement, et de faire survivre cet art sans lequel la culture n’est qu’un vernis superficiel.

Voici quelques questions qu’ils gagneraient à mon avis à se poser :

  1. Dans quelle mesure telle position dans une institution académique corrompt-elle celui qui l’occupe, en le rendant incapable de se perfectionner intellectuellement et moralement grâce à lecture et à l’écriture d’œuvres, et en lui en faisant même perdre le désir ?

  2. Dans quelle mesure le temps et l’énergie perdus pour obtenir et conserver telle position académique sont-ils compensés par la possibilité de rencontrer des alliés et de détourner des étudiants du pédantisme automatisé grâce à cette position ?

  3. Le temps et l’énergie ainsi perdus sont-ils plus grands, plus petits ou comparables comparativement au temps et à l’énergie perdus en vain dans le cadre de postes ou d’emplois qu’on pourrait avoir en dehors des institutions académiques ?

  4. Dans quelle mesure est-il possible d’utiliser l’intelligence artificielle pour « squatter » les institutions académiques en leur fournissant avec significativement moins d’efforts une production pédantesque suffisante pour y justifier sa présence ou son existence, le tout afin d’employer le temps et l’énergie ainsi économisés pour se cultiver soi-même et cultiver les autres ?

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