Risques de la numérisation de la culture (1) – Les livres électroniques

Si presque toute la culture est en ligne et est assistée par ordinateur, sa survie dépend de la pérennité de ces technologies et du bon vouloir des corporations, des institutions et des gouvernements qui contrôlent ces technologies et la culture ou qui légifèrent sur elles. Étant donné les transformations technologiques, culturelles, morales et politiques qui s’accélèrent et aux dérapages autoritaires et superstitieux dans lesquels nous sommes entraînés, il y a de quoi s’inquiéter pour l’avenir de la culture en tant qu’entité vivante, et non comme une chose morte, mutilée, démembrée et enterrée. Et pourtant il arrive rarement qu’on s’inquiète.

Nos concitoyens, qu’ils aient des prétentions à la culture ou non, nous ont montré qu’ils se préoccupent beaucoup plus du moindre petit microbe qui circulent, et nous font sentir qu’à côté des changements climatiques qui menaceraient l’humanité et la planète toute entière, la dégradation de la culture ne mérite pratiquement pas d’attention. Car à quoi bon préserver la culture si nous sommes submergés à cause de la fonte des glaces polaires, carbonisés par les rayons toujours plus ardents du soleil, affamés par les sécheresses, pulvérisés par les ouragans et les tornades, ensevelis par les tempêtes de neige, frigorifiés par le verglas et anéantis par des légions de méchants virus apparus par zoonose !

La classe politique et bureaucratique et les oligarques qui dirigent notre existence et qui organisent ou possèdent nos sociétés nous ont montré, pour leur part, qu’ils peuvent beaucoup plus facilement accroître leur emprise sur nous et s’en mettre plein les poches en prétendant se soucier des dangers que représenteraient les méchants virus et les changements climatiques, qu’en se portant au secours des arts et des disciplines intellectuelles qui leur sont étrangers. C’est qu’ils ont compris qu’il est plus facile, surtout pour des incultes comme eux, de gouverner des esclaves bornés et sous-développés ou formatés intellectuellement et moralement, qui se soucient essentiellement de leur sécurité, de leur survie biologique et de la satisfaction de leurs besoins les plus élémentaires, que des personnes qui ont cultivé leurs idées et leurs sentiments, qui aspirent à beaucoup plus individuellement et collectivement, et qui sont plus difficiles à manipuler. Loin de s’inquiéter du déclin de la culture, ces « élites » y contribuent activement, par l’abandon, la corruption ou la destruction des institutions culturelles et des établissements d’enseignement élémentaire, secondaire et supérieur, par la servitude du travail salarié et par les politiques sanitaires qui visent souvent le peu qu’il reste des lieux et les activités éducatifs et culturels, considérés comme non essentiels. Et c’est sans parler de leurs plans de transformation énergétique, économique et technologique délirants étant donné le manque criant de matière première, et de leur hystérie anti-russe et anti-chinoise qui nous prive d’énergie à bon marché et de composantes électroniques, lesquelles pourraient mettre en péril, à moyen ou à long terme, l’accès à la culture numérique pour beaucoup d’entre nous, voire à la culture tout court, si la culture continue de devenir de plus en plus numérique, au détriment des autres pratiques, des autres lieux et des autres supports culturels, grâce auxquels les plus grandes réalisations culturelles ont pu être accomplies.

Enfin, même les opposants à toutes les mesures autoritaires et délirantes que nous imposent nos gouvernements, ligués à de grandes corporations et à des organisations supranationales, ne semblent pas eux non plus s’inquiéter de la vitalité ou de la survie de la culture, et sont surtout préoccupés par les effets désastreux des mesures soi-disant sanitaires et de la vaccination massive, de la démolition de notre niveau de vie sous prétexte de lutte à mort contre la Russie et les changements climatiques, et des attaques répétées et acharnées contre les valeurs chrétiennes, qui seraient pour beaucoup d’entre eux les fondements mêmes de la civilisation occidentales. Avec tous ces soucis générés par la tyrannie, l’appauvrissement, l’endettement croissant et la difficulté grandissante à vivre décemment et même à satisfaire leurs besoins les plus élémentaires, et les efforts faits pour promouvoir et protéger la tradition chrétienne, ce qui menace la culture passe loin derrière pour ces opposants.

Même si je hais aussi l’exercice arbitraire du pouvoir, même si l’évolution de la situation économique dans les pays occidentaux m’inquiète beaucoup, même si je crains aussi la pauvreté (que j’ai connue pendant une vingtaine d’années) et tout ce qui l’accompagne, je ne saurais me satisfaire d’une existence, individuelle ou collective, qui consisterait à consacrer presque toutes nos énergies à essayer de nous protéger des abus de pouvoir et de trouver des moyens ingénieux de satisfaire nos besoins élémentaires. Une telle existence me semblerait en elle-même très pauvre. Je comprends que, pour faire survivre la culture ou l’empêcher de dégénérer encore plus, il nous faut survivre en tant qu’êtres biologiques et avoir des conditions de vie assez bonnes. Mais je comprends aussi que si nous pensons presque seulement à notre survie et si nous sommes obsédés par nos problèmes financiers, alimentaires et énergétiques, c’en est peut-être fait de la survie de la culture, sauf peut-être sous une forme très dégradée. C’est pourquoi je vous propose d’examiner concrètement quelques-uns des risques que pose la numérisation accélérée et massive de la culture, dans un contexte d’autoritarisme grandissant, d’intolérance galopante et de dissolution économique.


Je suis bien le dernier à déplorer l’existence des livres électroniques. J’ai une liseuse que j’utilise régulièrement depuis des années et ça m’a permis de lire des œuvres impossibles à trouver dans les bibliothèques publiques, difficiles à commander dans les librairies ou même en ligne, ou dont le prix est prohibitif. Cela me permet aussi d’avoir accès à beaucoup plus de livres que je peux raisonnablement en ranger dans mon petit appartement. Ce n’est donc pas contre les livres électroniques, qu’ils aient été numérisés à partir d’originaux imprimés ou non, que j’en ai. Ce que je critique, c’est plutôt la tendance à miser de plus en plus exclusivement sur les livres électroniques, au détriment des livres imprimés, et ce, dans les bibliothèques, dans les librairies, chez les éditeurs et chez les lecteurs.

Imaginez-vous ce qui arriverait si, dans dix ou vingt ans, les livres imprimés devenaient beaucoup plus rares. Les bibliothèques publiques, qui sont en train de devenir peu à peu des médiathèques qui rendent disponibles des documents numériques en ligne (ou même des centres d’amusement communautaires ou familiaux), auraient élagué une grande partie de leurs livres imprimés, sous prétexte qu’on les emprunte de moins en moins souvent. Les éditeurs, les diffuseurs et les libraires qui vivent du commerce du livre vendraient de moins en moins de livres imprimés et pourraient même ne plus avoir de points de vente, pour passer entièrement à la vente en ligne de livres numériques, à la manière des banques et des commerces qui envisagent ou rêvent de se débarrasser de l’argent comptant, qu’ils ne trouvent pas commodes et qui représente une faible part des transactions réalisées. Pour ne pas s’encombrer de centaines ou de milliers de livres alors que l’achat, la location et les charges énergétiques d’un logement coûtent de plus en plus cher, beaucoup de lecteurs n’auraient presque plus de livres imprimés et opteraient pour des livres électroniques, qu’ils pourraient avoir par milliers sur leurs liseuses, leurs téléphones mobiles, leurs tablettes et leurs ordinateurs, surtout quand il s’agit de livres qui font partie du domaine public et qu’ils peuvent se procurer gratuitement en ligne. Ce que suppose ce passage du livre imprimé au livre électronique en tant que principal support de la culture écrite, c’est que les technologies nécessaires à la diffusion et à la lecture des livres électroniques continueront d’être facilement accessibles dans dix ans, dans vingt ans, dans trente ans, ou dans davantage. Je pense aussi bien aux appareils électroniques et informatiques (liseuses, tablettes, téléphones mobiles, ordinateurs) qu’au réseau internet. Il est raisonnable d’avoir des doutes à ce sujet, étant donné que les ressources naturelles, principalement les métaux, deviennent de plus en plus difficiles à extraire, et qu’il en faudrait une quantité toujours plus grande non seulement pour renouveler nos appareils électroniques, nos ordinateurs et les composantes du réseau internet, mais aussi pour transformer nos milieux de vie en « villes intelligentes », en « domiciles intelligents » et « entreprises intelligentes », et refaire à neuf les réseaux de production et de transmission d’énergie et électrifier les transports, sous prétexte de lutte contre les changements climatiques (voir l’interview d’Aurore Stéphant). La situation est aggravée par le fait que les pays occidentaux dépendent grandement de l’Asie pour son approvisionnement en composantes et en appareils électroniques, et que les États-Unis et leurs vassaux, qui n’acceptent pas la fin de leur hégémonie, semblent de plus en plus décidés à imposer des sanctions économiques à la Chine et à ses alliés, et même à déstabiliser militairement cette région du monde et le commerce international. Étant donné la désindustrialisation de l’Occident qui a eu lieu depuis plusieurs décennies et qui s’accélère, étant donné aussi la crise énergétique et économique de plus en plus manifeste, il est peu vraisemblable que nos pays soient capables d’atteindre une certaine indépendance technologique. Dans l’hypothèse où il serait de plus en plus difficile de renouveler ou simplement d’entretenir nos infrastructures informatiques et électroniques et où il y aurait des pénuries de liseuses, de tablettes, de téléphones mobiles et d’ordinateurs et une augmentation importante des coûts alors que nous nous appauvrissons presque tous, c’est notre accès aux œuvres sur support électronique qui serait compromis, lequel pourrait devenir un luxe que beaucoup d’entre nous ne pourraient plus se permettre, sauf peut-être en bricolant de vieux appareils électroniques ou informatiques pour lire des livres électroniques qui auraient été préalablement téléchargés et soigneusement conservés.

Essayons d’imaginer concrètement ce qu’un tel scénario impliquerait pour la survie de la culture intellectuelle, du point de vue des gens du commun comme nous, tout particulièrement pour les générations à venir. En raison de la pénurie des appareils nécessaires pour lire des livres électroniques, il nous serait considérablement plus difficile et plus coûteux de remplacer ces appareils en cas de bris ou d’obsolescence programmée, et d’avoir accès à une bonne connexion internet. Nous pourrions nous retrouver sans appareils fonctionnels. Ou bien ces appareils ne seraient pas compatibles avec les nouveaux protocoles utilisés pour se connecter à internet, ou le réseau internet serait trop coûteux pour nous, ou mal entretenu, instable ou non disponible où nous habitons, à cause de la pénurie de métaux et de composantes électroniques – ce qui poserait problème pour télécharger de nouveaux livres, ou simplement pour avoir accès à des livres qui seraient hébergés en ligne au lieu d’être enregistrés sur nos appareils, comme c’est de plus en plus la mode. Même les copies des livres enregistrés directement sur nos appareils ou sur des supports de stockage disparaîtraient dès que ces appareils cesseraient de fonctionner et ne pourraient pas être réparés. Selon le degré d’avancement et la radicalité de la transition numérique, les copies imprimées seraient plus ou moins rares. Étant donné la situation économique très mauvaise et la difficulté que beaucoup auraient à subsister, le commerce du livre imprimé pourrait difficilement reprendre et les livres pourraient servir de papier d’allumage pour des personnes qui essaient de se chauffer avec les moyens du bord, sans se soucier du fait que ce qu’elles brûlent est le seul exemplaire imprimé d’un livre de Kafka, de Machiavel ou de Lucien de Samosate dans un rayon de cinquante ou de cent kilomètres. Les livres imprimés survivants se feraient traiter avec encore moins de ménagement par les générations qui ne liraient plus de livres imprimés et même de livres électroniques, qui auraient été habituées à lire et à écrire seulement de courts messages et à enregistrer et à regarder des enregistrements vidéos en ligne, dans le cadre de leur éducation ou formation, comme dans le cadre de leurs divertissements ou de leurs tentatives de s’informer.

Ce qui résulterait de cette situation, ce serait un véritable âge des ténèbres culturel. Ce ne serait pas seulement les œuvres elles-mêmes qui cesseraient d’exister pour beaucoup d’entre nous, mais ce serait aussi les aptitudes intellectuelles, morales et esthétiques qu’elles nous permettent de cultiver. Face à cette rareté des livres, le contexte culturel dans lequel nous évoluerions se dégraderait tellement rapidement que nos aptitudes à lire des livres complexes et subtils, à suivre de longs enchaînements d’idées, à s’approprier ces mouvements intellectuels, et à réfléchir de manière critique les effets qu’ils produisent sur nos sentiments et nos valeurs, ces aptitudes de lecture, dis-je, se perdraient rapidement. Les livres écrits pour produire ces effets sur leurs lecteurs se verraient donc souvent neutralisés – encore plus que maintenant – si par hasard ils étaient lus par des personnes qui se trouvaient dans cette situation, à supposer qu’elles aient même le désir et la capacité de les lire. Quant à l’écriture de tels livres, qui demandent une culture intellectuelle encore plus grande et qui n’a plus l’occasion de se développer, n’en parlons même pas. Et une fois que cette rupture intellectuelle se serait produite, il ne serait pas possible de revenir simplement en arrière et il faudrait un concours de circonstances exceptionnelles pour sortir du gouffre, encore plus si la majorité des êtres humains était pauvre ou même misérable. Cela pourrait prendre des décennies ou des siècles avant que les conditions favorables soient réunies et qu’un groupe d’individus soit capable de profiter de l’occasion.

Certains penseront peut-être qu’il est possible de compter sur nos « élites » pour assurer une certaine continuité culturelle. On me permettra d’en douter, puisque c’est essentiellement à cause de leur bêtise, de leur malveillance, de leur avidité, de leur soif de pouvoir et de leur folie que nous pourrions nous retrouver dans la situation que je viens de décrire. Sans compter qu’elles trouvent certainement leur compte à régner sur des sujets qui n’ont jamais été exposés à des formes de pensée morale et politique complexes et qui n’ont à ce sujet que des idées et des sentiments rudimentaires qui font qu’ils ne comprennent rien à rien, qu’ils sont dépourvus du désir d’y comprendre quelque chose, qu’ils ne comprennent pas ce que c’est que d’y comprendre quelque chose, et qui ne s’aperçoivent même pas qu’ils n’y comprennent rien et qu’ils ne peuvent rien y comprendre.


Envisageons une autre possibilité moins catastrophique quant aux livres numériques. Faisons comme si on allait trouver une manière de surmonter les pénuries de métaux et d’appareils électroniques et informatiques décrites plus haut et comme si la transition énergétique et économique allait être menée à terme, de même que la numérisation de la culture, au plus tard dans quelques décennies, peut-être plus rapidement. Demandons-nous comment la situation culturelle pourrait évoluer dans ces conditions.

Nos gouvernements, les grandes corporations qui s’imbriquent en eux (ou dans lesquelles ils s’imbriquent), les institutions qu’ils financent et contrôlent, ainsi que les intellectuels et les activistes bien-pensants qui sont pour eux des idiots utiles, se plaisent à nous moraliser pour un rien. Il suffit d’un mot, d’une expression, d’une tournure de phrase, d’une intonation, d’une omission, d’une allusion, d’un regard, d’un geste, d’un sourire ou d’une absence de sourire pour se faire accuser de racisme, de sexisme, d’antisémitisme, d’islamophobie, d’homophobie, de transphobie ou de suprématisme blanc, entre autres. Quand cela arrive, la mise à l’écart, les pressions, la calomnie, les sanctions disciplinaires, parfois même les procès et les amendes, voire l’emprisonnement, ne tardent pas, même et surtout quand on est un universitaire qui devrait bénéficier de la liberté académique, mais dont on attend qu’il soit une courroie de transmission du moralisme ambiant et qu’il fasse de l’innovation ou de la surenchère en la matière. Mais les vivants ne suffisent pas aux bigots, aux dirigeants des grandes corporations, à nos chefs politiques, aux bureaucrates de la fonction publique, aux administrateurs des universités et aux professeurs et chercheurs : il arrive qu’ils s’en prennent aussi aux auteurs du passé, qu’ils accusent de tous les maux et dont ils veulent parfois empêcher l’étude. Schopenhauer serait simplement un affreux misogyne parce qu’il aurait dit, en parlant des femmes de son époque, que c’est le « sexe aux cheveux longs et aux idées courtes ». Hume serait simplement un raciste parce qu’il aurait écrit que l’absence de grandes réalisations culturelles ou civilisationnelles prouverait l’infériorité naturelle des Nègres. Shakespeare serait un mâle blanc rétrograde, de surcroît antisémite et islamophobe, puisqu’il aurait diffusé grâce à ses œuvres et à ses personnages (Shylock et Othello) les stéréotypes les plus grossiers sur les Juifs et les musulmans. Les philosophes des Lumières, qui parlent des hommes pour désigner l’espèce humaine, chercheraient à faire des femmes une catégorie inférieure d’êtres humains. Plutarque porterait aux nues des dictateurs ou de soi-disant démocrates qui pratiquaient l’esclavage et qui étaient des chefs de guerre dont les mains étaient couvertes de sang, faisant ainsi l’apologie du mâle blanc rétrograde, violent et barbare, qui serait responsable de presque tous les maux qui se seraient produits en Occident depuis des millénaires.

Étant donné la censure et les sanctions dont ont été la cible, depuis déjà plusieurs années, les intellectuels qui n’adhèrent pas à la morale dogmatique du moment, et aussi les opinions, les positions, les idées, les attitudes intellectuelles et les valeurs qui ne sont pas conformes avec l’orthodoxie intellectuelle et morale que cherchent à imposer les autorités politiques, bureaucratiques, sanitaires, scientistes et économiques, il est attendu que ceux qui prétendent nous protéger contre les mauvaises influences – comme si nous étions des enfants – en viennent à vouloir protéger la jeunesse étudiante ou tout le lectorat contre l’influence d’auteurs des siècles passés qui ont écrit des livres qu’ils déclarent immoraux, faux et dangereux.

Pour arriver à leurs fins, ils pourraient essayer de rendre inaccessibles les œuvres de ces auteurs, et n’en faire circuler que quelques passages choisis et expliqués de manière convenue, pour dénigrer ces auteurs, justifier la censure dont ils sont la cible, enfermer les étudiants et les lecteurs à l’intérieur de l’orthodoxie intellectuelle et morale du moment, et consolider l’influence qu’ont sur eux les larbins intellectuels qui n’ont aucune idée de ce que c’est que penser librement, qui ne le désirent même pas et qui désirent que les autres partagent les mêmes limites intellectuelles et morales qu’eux. Le problème, pour les censeurs, c’est qu’il n’est pas facile de retirer de la circulation les milliers, les dizaines de milliers, les centaines de milliers ou les millions d’exemplaires en circulation des livres qu’on voudrait censurer. Même si on forçait les bibliothèques publiques et universitaires à retirer ces livres de leurs rayons, ou du moins à en contrôler rigoureusement l’accès, les lecteurs conserveraient les exemplaires qu’ils ont achetés (souvent sans laisser de traces, dans une bouquinerie ou il y a des décennies) et pourraient les prêter, les photocopier ou les numériser. Ce serait déjà beaucoup plus facile si, dans quelques décennies, les livres électroniques avaient presque complètement remplacé les livres imprimés, non seulement dans les bibliothèques publiques et universitaires, mais chez les lecteurs. Les exemplaires imprimés des livres visés par la censure seraient beaucoup plus rares et auraient déjà été pour beaucoup détruits ou mis au recyclage après le décès des lecteurs à l’ancienne mode, puisque jugés dépassés ou trop encombrants. Quant aux exemplaires électroniques disponibles gratuitement ou pouvant être achetés en ligne, ils pourraient être repérés assez facilement grâce à des algorithmes de surveillance, et on pourrait exiger leur retrait, bloquer ou faire fermer les sites qui les rendent disponibles, et même les repérer, les supprimer ou les corrompre à l’aide de la surveillance et du contrôle sur nos documents rendus possibles par les fabricants de nos ordinateurs, de nos téléphones mobiles et de nos tablettes et par les concepteurs des systèmes d’exploitation qui les font marcher. Ou bien, si on jugeait que tout ça demande beaucoup trop de temps même avec les nouvelles techniques de surveillance et de contrôle informatiques, et si on voulait faire les choses en grand et pas seulement empêcher la circulation d’idées ou d’attitudes intellectuelles considérées subversives ou dangereuses, mais abrutir encore plus la populace en l’empêchant de se cultiver de manière plus générale, on pourrait simplement abandonner les formats de fichiers les plus utilisés et antérieurs au début de la censure (PDF et EPUB) et imposer de nouveaux formats de fichiers, qui seraient les seuls à pouvoir être utilisées avec les nouvelles applications. On rendrait beaucoup plus difficile de lire les livres interdits, et aussi une foule qui ne le sont pas. Le seul fait de continuer à utiliser une vieille application qui n’est plus soutenue ou de télécharger et d’installer une application libre pour lire ces formats de fichiers suffirait à rendre suspect de lire des livres interdits ou qui ne sont pas mis de l’avant.

Mais la censure a un inconvénient considérable : elle incite les opposants et les dissidents à lire et à conserver des œuvres qui, autrement, auraient suscité peu d’intérêt chez eux ou seraient passées inaperçues. Ce n’est pas un hasard si, il y a quelques siècles, des athées faisaient de l’Index une sorte de liste de livres à se procurer et à lire. Outre le fait qu’il est assez facile, surtout avec des livres électroniques, de noyer les œuvres capables de cultiver l’intelligence, les sentiments et le goût de leurs lecteurs, il est aussi possible de réécrire ces œuvres pour les rendre plus compatibles avec les dogmes du moment, ou de les falsifier subrepticement afin de les appauvrir, de leur faire perdre leur puissance et leur cohérence, et de les empêcher de produire leurs effets, en s’aidant de l’intelligence artificielle pour repérer, modifier ou élaguer les passages controversés, immoraux et dangereux. Dans l’hypothèse où, après quelques années ou décennies, il deviendrait de plus en plus difficile de distinguer les versions originales et les versions falsifiées qui finiraient par s’imposer sur la plupart des plateformes de diffusion des livres électroniques, ceux d’entre nous qui pourraient toujours chercher à se cultiver et à s’élever au-dessus de leur condition d’esclaves bornés perdraient souvent leur temps avec des œuvres trafiquées, finiraient par se décourager, et en viendraient à ne pas ou à ne plus savoir comment lire ou à ne plus désirer lire une œuvre dont l’intégrité aurait été conservée, qu’ils auraient d’ailleurs beaucoup de peine à identifier. Il suffirait d’une seule génération pour sombrer dans un âge des ténèbres culturel semblable à celui que j’ai décrit plus haut.


Ce que je décris n’arrivera probablement pas du jour au lendemain. Cela veut dire que nous avons le temps de nous préparer à l’un de ses deux scénarios, ou à un autre auquel nous n’avons pas pensé ici. Que pourrions-nous faire pour atténuer les effets du désastre culturel qui semble être en train de se préparer ?

Voici les quelques solutions qui me viennent immédiatement à l’esprit, et qui n’épuisent certainement pas ce que nous pouvons faire :

  1. Puisque nous ne pouvons pas nous fier à nos gouvernements et aux institutions éducatives et culturelles déjà existantes ou à venir pour conserver des exemplaires des œuvres littéraires, philosophiques, politiques, sociologiques et historiques (entre autres) ou veiller à leur intégrité, nous devrions acquérir des exemplaires imprimés et numériques de ces livres, en multipliant les supports et les copies pour une même œuvre, c’est-à-dire en les photocopiant et en les numérisant quand il s’agit de livres imprimés, et en les imprimant, copiant et convertissant dans plusieurs formats de fichiers quand il s’agit de livres électroniques. En cas de disparition ou de raréfaction de la technologie, de censure, de purge, de falsification ou de disparition des livres imprimés et électroniques, ou de simple perte d’intérêt généralisée pour ces œuvres, les chances que des exemplaires intégraux et non falsifiés survivent et soient accessibles à ceux qu’ils pourraient intéresser seraient plus grandes.

  2. Les propriétaires d’une collection privée de livres imprimés et numériques devraient, quand ils commencent à être malades ou à se faire vieux, léguer ces livres à des personnes dignes de confiance, qui en feront autant quand leur tour viendra. On ne peut certainement pas se fier à ses enfants ou à ses parents, qui peuvent très bien être incultes et en être fiers.

  3. Nous pourrions nous associer pour constituer des bibliothèques privées et des réseaux d’échanges, de prêts et de vente de livres, lesquels pourraient au besoin devenir clandestins.

  4. Nous pourrions essayer de ranimer l’art de l’imprimerie et de la reliure, nous procurer ou fabriquer une presse à imprimer artisanale et des outils de relieurs, et imprimer et relier nous-mêmes de nouveaux exemplaires, hors du marché culturel officiel et dominant.

  5. Nous devrions constituer des groupes de lecture à l’extérieur des institutions officielles, en n’hésitant pas à choisir la clandestinité quand c’est préférable, afin de cultiver les pratiques de lecture sans lesquelles beaucoup d’œuvres de la tradition littéraire, philosophique, historique, politique ou sociologique deviendraient de simples pièces de musée dont on ignorerait quoi faire, un peu comme les outils agricoles et forestiers des siècles passés.

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