Le désir de ne pas faire partie du peuple

Malgré la façade démocratique de nos sociétés, malgré les mesures prises contre les prétendus ennemis intérieurs et extérieurs de la démocratie, malgré la répugnance souvent provoquée par la prétention à une forme de supériorité naturelle ou acquise, le désir de ne pas faire partie du peuple, ou de croire qu’on n’en fait pas partie, se répand non seulement chez ceux qui occupent de positions élevées dans la hiérarchie, mais aussi chez ceux qui, par leur condition médiocre (au sens de moyenne) ou inférieure, font partie du peuple. Comme si la démocratie pouvait continuer à exister alors que beaucoup de ceux qui constituent le peuple cherchent des manières, souvent dérisoires, de s’élever au-dessus de l’idée qu’ils se font du peuple, c’est-à-dire des citoyens, sous prétexte que ce serait qu’il y a de plus bas ou de plus vil, puisque tous sont ou peuvent devenir des citoyens.

Que les oligarques occidentaux qui possèdent et contrôlent la plupart des richesses, qui nous exploitent en nous faisant trimer dur et souvent inutilement, qui nous dépouillent en nous vendant à grands frais des marchandises et des services souvent passables, et pour lesquels l’État est une vache à lait que nous nourrissons en payant des taxes et des impôts, que ces oligarques, dis-je, ne considèrent pas qu’ils appartiennent au peuple et qu’ils sont de simples ou de vulgaires citoyens, et montrent de plus en plus ouvertement leur mépris pour eux, voilà qui est dans l’ordre des choses. Que les chefs politiques qui font de plus en plus facilement la pluie et le beau temps – pour autant que cela serve les intérêts des oligarques qui les soutiennent ou les parrainent – se considèrent comme des monarques électifs habilités à régner sur le peuple, qu’ils traitent les citoyens comme des sujets, et qu’ils préfèrent agir comme des maîtres ou comme les serviteurs de leurs maîtres plutôt que comme les représentants de leurs pairs, cela aussi est dans l’ordre des choses. Que les acteurs, les musiciens, les chanteurs et les mannequins qui ont des millions de fans ou d’adorateurs, qui sont de grands centres d’attention, qui jouissent de leur renommée, qui engrangent d’importantes sommes d’argent, qui vivent luxueusement et qui fréquentent une société sélecte se considèrent très différents des gens normaux qui ne seraient pas aussi doués qu’eux, cela est aussi dans l’ordre des choses. Il suffit à ces grands personnages et à ces célébrités de bénéficier des avantages que procurent l’argent, le pouvoir, l’influence, la renommée et les relations en haut lieu pour qu’ils se croient supérieurs à la populace qui ne bénéficie pas des mêmes avantages, ce qui les dispense de développer des aptitudes et des talents supérieurs. Et pourquoi donc le feraient-ils, puisqu’ils ont des valets, petits ou grands, pour tout faire ou même penser à leur place, et pour promouvoir leur personne, ce qui les empêche à coup sûr de devenir les génies qu’ils croient être, ou même d’avoir une intelligence ou des talents au-dessus de la moyenne ?

Ceux qui appartiennent au peuple et qui perçoivent de plus en plus clairement le mépris de ces drôles d’élites deviennent de plus en plus nombreux. Ils sentent alors qu’il y a ces élites d’un côté et qu’il y a nous de l’autre, et que le fossé qui nous sépare est difficile à franchir ou à combler et qu’il se creuse de plus en plus. Mais il y en a d’autres, que je dirais aussi nombreux, qui s’enorgueillissent de la moindre petite chose et qui font d’elle une raison pour se croire supérieurs à la populace.

De quelconques bureaucrates, simplement parce qu’ils sont les rouages grâce auxquels le gouvernement exerce son autorité, applique ses décisions et contrôle le peuple, tendent à se ranger du côté des maîtres et à prendre leurs distances à l’égard du peuple, sauf quand les négociations de leurs nouvelles conventions collectives se déroulent mal. Dans les autres cas, ils parlent souvent des citoyens comme s’ils n’en étaient pas ou n’en étaient plus depuis qu’ils sont devenus des bureaucrates. Ces instruments dociles tendent à s’identifier à ceux qui les utilisent et à essayer de se distinguer des simples citoyens quand ceux-ci critiquent ou s’opposent à des mesures gouvernementales ou à la prolifération bureaucratique. C’est que les simples citoyens ne comprendraient pas les raisons pour lesquelles ces mesures et la bureaucratie sont utiles ou même nécessaires. C’est qu’ils n’entendraient rien à l’administration des affaires publiques. C’est que, dominés par leurs passions et peu portés à la réflexion, ils se laisseraient influencer par le traitement sensationnaliste des actualités réalisés par des journalistes peu scrupuleux ou sur les réseaux sociaux, et prêtent foi aux faux scandales qui en résultent. Eux, qui sont des bureaucrates, seraient plus avisés. Ils comprendraient ce qui justifie les décisions gouvernementales. Ils sauraient que l’irritation ou la colère des citoyens est en réalité un caprice d’enfant. Ils croient qu’il est légitime d’étendre la réglementation et les recommandations gouvernementales à de nombreux aspects de la vie des citoyens, qui seraient de grands enfants incapables de se diriger eux-mêmes, et qu’il faudrait protéger des méfaits des drogues, du tabac, de l’alcool, d’une mauvaise hygiène, d’une alimentation déséquilibrée, de la vitesse au volant, de la désinformation, du complotisme, de l’incivilité et d’autres comportements à risque, stupides ou immoraux, etc. Ils se confirment à eux-mêmes et aux autres leur supériorité en participant à l’élaboration et à l’application de cette réglementation et de ces recommandations, en suivant les grandes lignes imposées ou autorisées par les chefs du gouvernement et la haute administration publique, et en devenant les rouages des bureaucraties. Car si le peuple était capable de se comporter de manière intelligente ou comme des adultes, s’il n’était pas stupide, pensent ces fonctionnaires, ils n’auraient pas besoin de travailler à cette réglementation et à ces recommandations.

Les détenteurs d’un ou de plusieurs diplômes universitaires, et encore plus ceux qui font carrière dans le milieu universitaire, parlent et agissent souvent comme s’ils ne faisaient plus partie du peuple depuis qu’ils ont obtenu ces diplômes et qu’ils ont commencé leurs recherches. Les connaissances et les compétences intellectuelles plus ou moins spécialisées qu’ils auraient acquises auraient pour effet qu’ils ne seraient plus de simples citoyens et qu’ils ne feraient plus partie du peuple, celui-ci devant forcément être constitué de travailleurs manuels ou non qualifiés, ou de personnes peu scolarisées, et donc ignorantes et incultes. Du seul fait qu’ils seraient les meilleurs, et qu’ils appartiendraient à une sorte d’élite intellectuelle dont les réalisations sont en fait fort passables, ils cherchent à se distinguer de leurs concitoyens moins scolarisés par une plus grande adhésion aux décisions et aux recommandations des oligarques et des chefs politiques qui contrôlent nos sociétés et notre existence, laquelle est interprétée par eux comme une preuve de leurs capacités cognitives prétendument supérieures. Ils deviennent même les valets de ces élites en mettant à leur service leurs connaissances et leurs compétences intellectuelles, ce qui ferait d’eux des élites intermédiaires, supérieures aux classes inférieures de la société qui ne comprendraient rien et qui ne pourraient qu’errer si on les laissait se fier à leur bon sens, même pour ce qui est les concerne seulement.

Ce comportement devient encore plus marqué chez les médecins, les scientifiques et les autres experts, qui prétendent subordonner le peuple à leur expertise et ainsi s’élever au-dessus de lui, en le rabaissant du même coup. Car les médecins seraient les seuls aptes à décider quelle hygiène de vie doit adopter le peuple, de quelle manière il doit transformer ses mœurs, quels traitements récurrents il doit recevoir, et à quelle discipline hospitalière il doit se soumettre sans rechigner, à l’hôpital et hors de l’hôpital. Les simples citoyens, qui sont des profanes, n’auraient même pas leur mot à dire, et il faudrait qu’ils se conforment aux sermons faits par l’élite médicale, qui souvent méprisent tellement le peuple qu’elle ne se donne pas même pas la peine de tenir des discours cohérents et plausibles pour obtenir son adhésion, puisqu’il n’est pas question pour elle de raisonner avec ces personnes intellectuellement limitées.

Les scientifiques, en plus de prêter main-forte aux médecins quant à la crise sanitaire et à la consommation compulsive de médicaments, expriment des avis d’experts sans appel à propos d’autres crises, par exemple les changements climatiques, et soutiennent des mesures d’austérité qui affecteront beaucoup plus la populace non initiée à la science que les scientifiques généreusement rémunérés par le gouvernement, par de grandes corporations ou par les deux à la fois, et auxquels la soi-disant crise climatique profite, du moins pour l’instant. Il n’en faut pas davantage à ces scientifiques pour que le succès professionnel leur monte à la tête et pour que le peuple profane ne doive pas avoir son mot à dire sur les conclusions de la climatologie et leurs graves implications pour l’homme du commun. C’est l’establishment scientifique qui doit avoir le monopole du discours autorisé sur l’avenir de la planète et de l’humanité. Ce que la populace ignare peut en penser n’a pas ou ne devrait pas avoir la moindre importance et la moindre valeur en comparaison de ce discours autorisé. Elle devrait simplement se taire et régler son existence entière en fonction de ce qu’on réussit à faire passer pour des vérités scientifiques.

Puis il y a tous ces experts qui ne sont ni des médecins ni des scientifiques, mais qui prétendent s’élever au-dessus de la vile populace pour lui apprendre ce qu’elle devrait faire, penser et sentir en ce qui concerne telle chose ou même de manière générale. Il peut s’agir des relations entre la vaccination et l’intelligence et la scolarité, le complotisme, la désinformation, la démocratie, l’état d’urgence, la liberté et les droits des citoyens, les armes à feu, la criminalité, les tueries de masse dans les écoles, le terrorisme, la guerre en Ukraine, l’impérialisme et le despotisme russes et chinois, la mission pacificatrice des États-Unis et de ses alliés, l’islamophobie, l’homophobie, la transphobie, l’industrie pharmaceutique, la production et la consommation de viande, les causes et les conséquences de l’inflation, les canicules, les ouragans, les feux de forêt, les attaques informatiques, la cybersécurité, l’intelligence artificielle, etc. Parmi tous ces experts qui prétendent imposer aux masses leur expertise comme une révélation divine qu’elles devraient accepter sans réflexion et sans discussion, on compte des psychologues, des psychiatres, des policiers, des criminologues, des militaires, des diplomates, des juristes, des anthropologues, des sociologues, des politologues, des historiens, des philosophes, des éthiciens, des sexologues, des pharmaciens, des diététistes, des économistes, des météorologues, des analystes en informatique ou en cybersécurité, etc. Le peuple, sur toutes ces questions, devrait simplement s’en remettre à l’avis de tous ces experts compétents et bien intentionnés, et se compter chanceux de se faire révéler la vérité et le bien, ce qui le dispenserait de penser et l’empêcherait d’errer.

Mais il y a bien pire que tous ces spécialistes : les journalistes et les producteurs des médias de masse. Cette élite de l’information use des puissants moyens de communication de masse qu’elle a sa disposition non seulement pour imposer directement aux masses ses opinions sur la vérité et le bien, mais aussi en décidant en fonction de ces opinions quels experts sont autorisés à s’exprimer publiquement, justement pour propager et renforcer ces opinions, le tout conformément aux désirs, aux intérêts et aux projets des oligarques, des sociétés d’investissement, des grandes corporations et des gouvernements qui contrôlent et financent les grands groupes médiatiques et qui méprisent le peuple. Même s’ils sont serviles et corrompus, ou justement pour cette raison, les journalistes s’illusionnent souvent sur leur activité professionnelle et se plaisent à croire qu’ils sont des experts de la vérité et du bien, et qu’en cette qualité ils sont des experts en experts ou des méta-experts capables de choisir à coup sûr les bons experts et d’écarter les mauvais experts (qui ne seraient pas de véritables experts) afin de révéler la vérité aux masses sous-développées intellectuellement et les sermonner sur le bien et sur le mal et de les protéger des erreurs criminelles. C’est ainsi qu’ils croient être les éducateurs du peuple.

Enfin, même ceux qui ne peuvent pas raisonnablement prétendre à une forme de supériorité se remontent souvent en se rangeant du côté des oligarques, des politiciens, des célébrités, des bureaucrates, des soi-disant élites intellectuelles, des experts à tout crin et des journalistes en reconnaissant que le peuple, souvent irréfléchi ou stupide, a besoin d’être guidé et dirigé fermement par ses dirigeants, pas seulement pour les affaires d’intérêt public, mais aussi pour ce qui les concerne seulement. Ce qui les distinguerait des masses abruties, imprévoyantes, bornées, indociles, facilement manipulables et parfois dangereuses, c’est qu’ils sauraient que tout ce qu’affirme et exige ce beau monde est vrai et bon, c’est qu’ils pensent qu’il faut être prêt, en cas de refus de reconnaître la vérité et d’agir de la bonne manière, à imposer par la force et la tromperie la vérité et le bien à ces masses. En montrant ostensiblement qu’ils seraient plus intelligents que le petit peuple et en cherchant à se distinguer de lui par son obéissance et son orthodoxie accrues, ils veulent faire croire et se faire croire qu’ils valent mieux que lui et qu’ils sont des citoyens de première classe, supérieurs aux autres citoyens qui seraient indignes d’êtres des citoyens.

Ce qui apparaît clairement dans tous ces comportements, c’est une conception du peuple qui consiste à faire de lui ce qu’il y a de plus bas ou de plus vil. Sous le peuple, rien du tout. Si bien qu’il suffit de la moindre petite chose dont on peut être fier, ou dont on peut tirer de la vanité, pour se persuader qu’on n’appartient pas ou plus au peuple et que pour si peu on vaut mieux que les personnes qui en font partie et qui sont ou seraient de simples citoyens. Pour ma part, je ne vois pas en quoi le fait d’avoir des capacités intellectuelles plus développées que la moyenne et d’avoir plusieurs diplômes universitaires, ou d’occuper une fonction assez élevée dans l’administration publique, ou d’être un médecin, un scientifique ou un détenteur d’une autre forme d’expertise, ou d’être un journaliste, devrait être incompatible avec l’appartenance au peuple. Ce qui rend possible la démocratie, et ce que rend possible la démocratie, c’est que le peuple, au lieu d’être une masse abrutie et stupide, peut être tout cela, et bien d’autres choses encore. Bien sûr, cela implique que l’attitude des personnes qui ont des aptitudes supérieures aux autres, sur un point ou un autre, soit très différente que celle que j’ai décrite plus haut. Dans ce cas, il n’est aucunement question de considérer l’appartenance au peuple comme quelque chose d’avilissant et dont il faudrait s’extirper coûte que coûte, comme s’il s’agissait d’un bourbier, pour contenter sa vanité. Quand on ne comprend pas ou plus ça, quand plusieurs de ceux qui sont censés faire partie du peuple ont une réaction de répugnance ou de rejet à son égard, la démocratie est sérieusement menacée, et peut-être n’est-elle plus une démocratie que de nom. Cette réaction ne fait certainement pas honneur à l’intelligence de ceux qui s’imaginent se distinguer, s’élever et gravir les échelons inférieurs de la hiérarchie par leur refus d’appartenir au peuple ou d’être de simples citoyens, car ils affaiblissent alors la démocratie pour se mettre au service des puissantes élites qui nous dirigent, qui nous écrasent de plus en plus, et qui considèrent ces valets vaniteux comme de la canaille, au même titre que nous tous. Elles n’hésiteront pas, quand elles auront fini de démolir le peu qui reste de nos institutions démocratiques avec la complicité de ces larbins, à se débarrasser d’eux comme d’une vieille chaussette trouée. Voilà ce qui arrive souvent à ceux qui s’enorgueillissent d’être les serviteurs de leurs maîtres, et qui répugnent à appartenir au peuple. Qu’ils ne viennent pas alors pleurnicher pour obtenir l’aide ou le soutien du peuple, car ils devront se compter chanceux que le peuple n’assouvisse pas sa colère sur eux, avec l’accord des élites prêtes à les lui donner en pâture.

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