Le désir de faire partie du peuple

Dans mon billet du 15 septembre 2023, j’ai montré de quelle manière ceux qui s’efforcent de devenir nos maîtres méprisent de plus en plus ouvertement le peuple ou les citoyens, et considèrent même qu’ils sont de la canaille ; et aussi de quelle manière plusieurs groupes de personnes – des bureaucrates, des universitaires, des médecins, des scientifiques, d’autres sortes d’experts, des journalistes et des « citoyens » obéissants – affectent de ne pas appartenir au peuple et désirent se distinguer de lui grâce à la position qu’ils occupent dans les administrations publiques, grâce à leur scolarité et à leurs diplômes, grâce à leurs connaissances et à leurs aptitudes intellectuelles supérieures ou particulières, grâce à leur expertise respective, grâce à leur capacité à informer le peuple ignare et grâce à leur orthodoxie ou docilité. Au lieu de s’irriter de la conception et des sentiments peu flatteurs des élites pour le peuple, ces groupes de personnes les partagent, quoique sous une forme généralement atténuée ou exprimée avec moins de morgue. Le plus comique, c’est qu’aux yeux de ces élites ils ne sont rien de plus que des serviteurs utiles qui, comme leurs concitoyens qu’ils regardent de haut, appartiennent à la populace. L’attitude de ces personnes soucieuses de se distinguer du peuple supposément stupide et ignare rappelle celle de ces valets des siècles passés qui s’identifiaient à leurs maîtres, qui étaient tout fiers de porter leur livrée et de monter sur le marche-pied de leurs carrosses ou de courir devant ceux-ci pour que la canaille fasse place, et qui s’imaginaient que le prestige de leurs maîtres rejaillissait sur eux et les élevait au-dessus des hommes du commun.

Le mépris des élites économiques et dirigeantes pour le peuple (qui serait ce qu’il y a de plus bas ou de plus vil) et le désir des personnes d’origines plus modestes de ne pas ou de ne plus en faire partie posent certainement problème dans nos sociétés qui se disent démocratiques. C’est comme si, dans une monarchie ou une aristocratie héréditaire, les membres de la famille royale ou des familles aristocratiques se mettaient à considérer avec dédain les milieux d’où ils proviennent, à sympathiser avec le peuple et à renoncer aux avantages de leur condition. Une telle monarchie ou une telle aristocratie ne pourrait pas continuer à exister longtemps si le désir de ne plus faire partie de la famille royale ou des familles aristocratiques, de rompre avec elles et de ne plus fréquenter la cour se répandait chez les grands, surtout chez ceux qui passeraient pour les plus aptes aux affaires politiques et militaires, les plus intelligents et les mieux éduqués. Pourquoi en irait-il autrement pour une démocratie où ceux qui passent pour les plus capables, les plus intelligents et les plus scolarisés se dissocient du peuple, essaient de s’élever au-dessus de lui et s’identifient davantage aux maîtres qu’ils servent qu’au peuple dont ils sont issus ou qu’à tous ceux qu’ils pourraient considérer comme leurs pairs et avec lesquels ils ont plus de choses en commun, malgré des différences certaines ?

La situation est aggravée par le fait que ceux qui n’ont pas le désir de ne pas faire partie du peuple, et qui ont même le désir d’en faire partie, partagent dans une grande mesure la conception du peuple de ceux qui désirent ne pas en faire partie, bien qu’en la valorisant ou en essayant de la valoriser.

Avant d’aller plus loin, je précise que je fais ces analyses à partir du Québec. Je n’ai jamais résidé dans une autre province ou dans un autre pays. J’ai voyagé un peu, mais je ne suis jamais resté assez longtemps au même endroit pour me faire une idée claire des mœurs des autres peuples. J’en ai toutefois assez vu pour savoir que les analyses que je ferai ici ne pourront certainement pas être transposées intégralement dans d’autres pays ou même dans d’autres provinces canadiennes. J’espère néanmoins qu’elles s’appliqueront dans une certaine mesure ailleurs qu’au Québec, avec des ajustements pour tenir compte des particularités nationales ou locales, que j’invite mes lecteurs étrangers à faire à partir de leurs propres observations. Quant à mes lecteurs québécois, je les invite à évaluer la justesse de mes remarques et à faire des corrections ou à apporter des nuances en fonction de leur expérience des milieux sociaux auxquels ils appartiennent ou qu’ils fréquentent.

Je précise d’abord que quand je parle de ceux qui désirent faire partie du peuple, je ne parle pas simplement de ceux d’entre nous qui sont pauvres. J’ai déjà connu des intellectuels détenteurs de plusieurs diplômes universitaires, pauvres et endettés, qui prétendaient se distinguer de la populace d’autant plus qu’ils devaient la côtoyer quotidiennement en raison de leur situation économique, tout en méprisant les milieux professionnels ou universitaires où ils n’ont même pas essayé de se frayer un chemin, ou en éprouvant de la rancune parce qu’ils ont été écartés de ces milieux. À l’inverse, j’ai rencontré de petits entrepreneurs en plomberie, en climatisation, en électricité et en construction qui ont une grande maison en ville et des revenus parfois supérieurs à des fonctionnaires, à des administrateurs, à des députés, à des scientifiques, à des professionnels de la santé et à des professeurs d’université, qui n’auraient jamais l’idée de penser qu’ils pourraient ne plus appartenir au peuple pour si peu, qui sont même fiers d’appartenir au peuple, et qui méprisent certains des comportements et des caractéristiques de ceux qui désirent ne pas faire partie du peuple, par exemple leurs tendances à pelleter des nuages, à tenir des discours creux, à réfléchir à des choses inutiles, à faire publiquement étalage de leur savoir, à vivre ou à s’enrichir aux dépens des honnêtes travailleurs qui font quelque chose d’utile, et à être des snobs qui tentent de montrer qu’ils sont meilleurs que les autres à cause de leurs goûts prétendument raffinés. Eux, à l’inverse, ils sont terre à terre, ils sont pragmatiques, ils vivent dans le vrai monde et ils connaissent les vraies choses, pensent-ils. Ils sont sans prétentions intellectuelles ou culturelles, et ils le montrent fièrement, quitte parfois à avoir des manières brutes, à s’exprimer dans un jargon exagérément populaire et même à parler comme des charretiers, pour rejeter de manière ostentatoire les bonnes manières des prétentieux qui ne font pas partie du peuple.

Même si la vanité de ceux qui désirent ne plus faire partie du peuple et leur mépris pour le peuple peuvent expliquer l’attitude des personnes qui désirent faire partie du peuple, d’autres facteurs doivent être aussi pris en considération, notamment les importantes transformations sociales qui se sont produites depuis une cinquantaine d’années et la situation du peuple québécois qui précédait ces transformations.

Pendant très longtemps, la large majorité du peuple québécois a vécu pauvrement dans les campagnes et les villes. Les hommes étaient surtout fermiers, bûcherons, ouvriers, parfois artisans. Les femmes s’occupaient surtout de la maison et avaient de nombreux enfants, pour se conformer à la politique nataliste de l’Église catholique, qu’on justifiait par la crainte de l’assimilation par les anglophones protestants. Les familles nombreuses de nos ancêtres représentaient une charge économique importante et étaient une des causes de leur pauvreté et de leur indigence intellectuelle et culturelle. S’il est vrai que ces travaux, ces occupations et ces obligations demandaient, étant donné les moyens de l’époque, de la débrouillardise, de l’adresse et même une certaine sorte d’intelligence, ce contexte n’était certainement favorable au développement de l’intelligence et de la culture chez les Québécois. Plusieurs ne savaient même pas lire et écrire, d’autres avaient beaucoup de difficulté à le faire, et ceux qui savaient bien le faire avaient assez rarement l’occasion de le faire s’ils n’étaient pas aisés et ils avaient presque seulement accès aux livres autorisés par le clergé désireux de les protéger contre les influences pernicieuses. Par conséquent, le peuple québécois pouvait difficilement se cultiver et il a conservé des mœurs généralement rustiques jusqu’à récemment. Dans beaucoup de familles, le fait de faire études des supérieures n’étaient même pas une possibilité pendant cette sombre période, sauf peut-être pour devenir prêtre. Assez souvent on n’en avait même pas le désir, puisque ce qu’on désire faire est fortement déterminée par ce qu’on a la possibilité de faire. Et si jamais quelqu’un avait de telles aspirations intellectuelles et si ce n’était pas absolument impossible pour lui, sa famille et son milieu social lui mettaient souvent des bâtons dans les roues, puisque c’était là essayer d’échapper à la condition commune, puisque c’était là « péter plus haut que le trou », puisque c’était prétendre que ce qui suffisait aux autres n’était pas assez bon pour lui.

Puis le Québec, il y a une cinquantaine d’années, s’est enfin doté d’établissements d’enseignement supérieur. Il est alors devenu plus facile pour les jeunes québécois de faire des études supérieures, au cégep et à l’université, et pas seulement pour exercer une profession relativement lucrative, mais aussi pour pratiquer des disciplines intellectuelles et des arts. Mais on ne change pas les mœurs d’un peuple du jour au lendemain, et il ne suffit pas de fonder des institutions collégiales et universitaires pour créer des traditions scientifiques, intellectuelles et artistiques fortes et pour donner naissance à un amour des sciences, de la pensée et des arts, chez ceux qui fréquentent ces institutions et encore plus chez ceux qui ne les fréquentent pas. Bref, le peuple québécois ne s’est évidemment pas entièrement défait de son esprit et de ses manières rustiques, et ceux qui font des études universitaires sont de plus en plus des carriéristes plus soucieux de faire leur chemin et de trouver une bonne place, que d’apprendre à bien penser et de maîtriser leur discipline, leur art et leur profession, ce qui ne les empêche pas de regarder de haut leurs concitoyens qui n’ont pas de prétentions intellectuelles ou culturelles, lesquels sentent bien en retour que ces prétentions des étudiants, des diplômés universitaires et des professionnels sont souvent de la frime et, par une sorte de mouvement de répulsion, s’identifient encore plus à leur condition populaire, s’enferment dans ses limites, n’ont pas le désir de se développer intellectuellement et de se cultiver, et reconnaissent que ceux qui le font, ce sont les « autres », ce sont « eux ».

Depuis 2020, cette polarisation entre ceux qui ont des prétentions élitistes avouées ou cachées et ceux qui se contentent de faire partie du peuple conçu de manière réductrice s’est accentuée. Ceux qui désirent ne pas faire partie du peuple et qui ont des prétentions à une certaine supériorité intellectuelle ont souvent consenti docilement aux mesures dites sanitaires, ont collaboré activement avec les autorités politiques et sanitaires, et ont parfois même affirmé que les opposants aux mesures sanitaires n’étaient en fait que des pauvres sous scolarisés qu’il fallait rééduquer ou des abrutis vulnérables aux théories du complot qu’il fallait isoler et punir pour protéger les autres. Ce que cela montre, c’est que le peuple est moins dressé et moins endoctriné que ceux qui prétendent ne plus vraiment faire partie de lui, et qui essaient de se mettre en valeur en obéissant ou en collaborant avec ceux qui s’efforcent de devenir nos maîtres et aussi les leurs, sous prétexte qu’ils montreraient ainsi qu’ils comprennent des choses que ne comprend pas le peuple. Alors comment nous étonner que nos concitoyens qui désirent faire partie du peuple, et qui considèrent souvent d’un mauvais œil ceux qui prétendent ou désirent ne pas en faire partie, soient fiers d’avoir peu de choses en commun avec leurs concitoyens scolarisés qui se comportent comme des valets à l’égard de leurs maîtres et comme des traîtres vis-à-vis d’eux ? À quoi bon faire des études et avoir de la culture, des goûts plus raffinés et de bonnes manières si c’est pour en arriver là ? Ce n’est donc pas un hasard si les opposants québécois, au lieu d’essayer d’atténuer ce qu’ils peuvent avoir de frustes dans les manifestations ou en ligne, l’ont amplifié et même surjoué, pas seulement parce qu’ils étaient (à juste titre) en colère, mais aussi pour montrer que le peuple, c’est eux, et pas les bons bourgeois qui se pensent à tort plus intelligents qu’eux et même supérieurs à eux de manière générale. Cette réaction de nos concitoyens qui désirent affirmer exagérément leur appartenance au peuple conforte ces bons bourgeois dans la mauvaise idée qu’ils se font des opposants, creuse encore plus le fossé qu’il y a entre eux, et renforce leur désir de ne pas faire partie du peuple. Même ceux qui, bien qu’ayant fait des études supérieures, bien que venant d’un milieu social assez aisé et étant assez bien positionnés dans la hiérarchie sociale, sont des opposants, ne se comportent pas comme des valets, et s’irritent même contre les vaniteux qui prétendent ne pas faire partie du peuple en étant plus dociles que lui et en régurgitant toutes les balivernes que les autorités mettent en circulation, finissent par être rebutés par les manières des opposants qui montrent ostentatoirement qu’ils font partie du peuple, en accentuant ses bons côtés comme ses mauvais côtés. Ils peuvent bien savoir et sentir qu’il est important pour les opposants de s’allier afin de résister plus efficacement à leur asservissement, ils peuvent bien faire des efforts pour se rapprocher d’eux, cela demeure difficile. Par manque d’affinités, ils en viennent souvent à ne pas se sentir davantage à leur place avec ces personnes frustes qui désirent faire partie du peuple qu’avec les vaniteux qui désirent ne pas en faire partie.

C’est ainsi que l’attitude de nombreuses personnes qui désirent faire partie du peuple et qui en font effectivement partie, contribue à creuser un fossé en elles et les autres personnes qui désirent ne pas faire partie du peuple, au même titre que l’attitude vaniteuse de ces dernières personnes. Quant à ceux qui se dissocient des petites prétentions de la valetaille diplômée, sans abandonner les aspirations intellectuelles et culturelles qui leur tiennent vraiment à cœur, et en conservant néanmoins le désir de faire partie du peuple, ils ne se trouvent ni d’un côté du fossé ni de l’autre, puisqu’ils étouffent dans les conceptions partagées, mais évaluées moralement de manière différente, des petites élites intellectuelles ou sociales et du peuple qu’on lui oppose.

Ces oppositions sociales simplistes, rigides et convenues ne sont assurément pas bonnes pour la démocratie. Les scissions qui en résultent font assurément le jeu des véritables élites économiques, politiques et bureaucratiques qui s’efforcent de nous asservir et de devenir nos maîtres. En plus de rendre encore plus difficile la formation d’un front commun du peuple pour défendre la démocratie contre ces élites tyranniques, elle tend à mettre l’éducation et les compétences intellectuelles au service de ces élites, à en priver le peuple, et à exclure et à isoler les intellectuels qui rejettent la condition de serviteur et qui refusent la conception réductrice du peuple qui est largement partagée dans notre société, bien que dévalorisée par les uns et valorisée par les autres. Il en résulte que les opposants qui désirent faire partie du peuple ainsi compris, et qui acceptent et valorisent même les limites que cela implique, se retrouvent à leur insu prisonniers de positions sociales qui profitent aux maîtres et ne disposent qu’assez rarement du recul critique et des aptitudes intellectuelles pour s’en apercevoir et bien le comprendre. S’il n’est certainement pas question de nier qu’ils comprennent généralement ce qui est en train de se passer mieux que les bons bourgeois bien-pensants et contents de leurs petites personnes et que les intellectuels dégénérés et rampants, ils tendent à ne pas voir ce qui, dans leur vie quotidienne et dans celle de leurs concitoyens plus crédules et plus dociles, rend possible la crise aux multiples facettes que nous connaissons actuellement, sauf quand cela heurte certaines de leurs opinions morales, au lieu de s’appuyer sur elles.

Je pense par exemple à l’importance que ces opposants populaires, souvent assez conservateurs, accordent généralement à la famille, au point de croire qu’elle constitue une structure de résistance, alors que c’est grâce à elle que se reproduisent et s’aggravent les inégalités sociales et économiques. Chaque nouvelle génération des familles puissantes et riches hérite de la puissance et de la richesse accumulées par les générations précédentes, aux dépens des autres familles qui s’affaiblissent et s’appauvrissent de génération en génération. Les familles ont donc contribué fortement à la formation des élites qui, disposant d’un pouvoir et de richesses démesurés, essaient maintenant de nous asservir en masse.

Je pense aussi au travail salarié que ces opposants valorisent parfois ou considèrent comme une réalité qui a ses bons côtés et ses mauvais côtés et qu’il faudrait accepter et défendre quand elle est attaquée, puisqu’il faut bien gagner sa vie. C’est pourtant en raison de la prolifération de l’état de travailleur salarié que le peuple a été dressé pendant des générations par ceux qui l’exploitent, et est disposé aujourd’hui à accepter les rigueurs de la discipline sécuritaire, sanitaire et climatique, auxquelles l’a préparé la discipline laborieuse.

Aussi longtemps que ces facettes de leur existence ne seront pas reconnues pour ce qu’elles sont par les opposants populaires et, encore pire, qu’ils persisteront à s’identifier à elles et à les valoriser, elles continueront à agir sournoisement sur eux et à diminuer leur capacité de résistance, et certaines des conditions qui rendent possible notre asservissement continueront de ne pas être remises en question. Même en cas de résistance victorieuse, sur un point ou sur un autre, ou d’un retour quelque peu durable à la normalité d’avant l’arrivée du virus, le temps continuerait de jouer contre tous ceux qu’on cherche à asservir.

Une des tâches que pourraient se donner à eux-mêmes les intellectuels non corrompus, démocrates et qui désirent la liberté (la leur et celle des autres), ce serait d’aider les opposants populaires à réfléchir aux influences sournoises qui contribuent à nous asservir, dans notre vie quotidienne et à l’échelle de la société. Mais je ne m’illusionne pas : c’est difficile à faire, étant donné les raisons que j’ai données dans ce billet. Il ne suffit pas de faire preuve de bonne volonté et de raisonner pour renverser ou neutraliser les déterminismes sociaux, en faveur desquels l’inertie joue. Je constate ce problème. Je ne sais pas comment le résoudre. Et je sais que ce billet – qui ne sera que très rarement lu par les opposants populaires et qui pourrait être assez souvent mal reçu s’il l’était – ne changera probablement presque rien à la situation. J’espère néanmoins qu’il aidera les intellectuels à comprendre la situation et les incitera à chercher des solutions à ce problème.