Pourquoi sommes-nous si obéissants? - partie 1 : le travail

Nous nous sommes déjà demandé pourquoi nous acceptons d’être confinés. Mais l’explication que nous avons donnée ne saurait suffire. Elle tente d’expliquer pourquoi nous nous montrons si obéissants, quand il s’agit de notre confinement à domicile, comme si ce comportement docile pouvait être isolé d’autres comportements dociles et des circonstances qui favorisent leur développement. Pourtant rien n’est moins sûr.

D’une part, nous ne sommes pas seulement obéissants quand nous sommes confinés à domicile. Nous le sommes aussi quand nous utilisons les transports en commun, quand nous travaillons – pour ceux qui ne sont pas aussi confinés à la maison quand ils travaillent – et quand nous faisons nos courses, en raison de toutes les consignes sanitaires qu’on nous impose, que nous suivons, que nous ne contestons pas, et que nous ne discutons que rarement, quand nous n’allons pas jusqu’à en réclamer d’autres, comme si nous ne nous trouvions pas encore assez obéissants.

D’autre part, nous n’avons pas commencé à être obéissants avec la déclaration de l’état d’urgence sanitaire. Nous l’étions bien avant. Si nous n’avions pas déjà été habitués à obéir, si l’obéissance n’était pas déjà une valeur importante pour nous, les choses se seraient passées autrement en mars et en avril, quand nos autorités ont commencé à nous gouverner et à organiser nos vies grâce à des décrets et à des arrêtés. Peut-être n’auraient-elles même pas osé déclarer l’état d’urgence sanitaire, nous confiner et ordonner la fermeture de tout ce qui n’a pas été jugé essentiel. Ou du moins elles ne seraient certainement pas allées aussi loin ; elles n’auraient pas réussi à rallier facilement la majorité de la population et à obtenir d’elle qu’elle surveille et dénonce ; et elles auraient même dû faire face à une forte opposition. Et nous n’en serions pas où nous en sommes aujourd’hui.

Il nous faut donc élargir la question : qu’est-ce qui, dans notre mode vie, nous a rendus si obéissants ?

L’une des principales causes de notre obéissance est l’état de subordination dans lequel nous nous trouvons au travail. Nous sommes pour la plupart des employés, ce qui veut dire que nous ne traitons pas d’égal à égal avec des clients auxquels nous devrions fournir des marchandises ou offrir des services, en restant libres d’organiser notre travail comme bon nous semble, ou de refuser de faire affaire avec des clients qui voudraient nous imposer des conditions qui ne nous conviendraient pas, ou qui voudraient nous traiter comme leurs valets. Bien au contraire, nous sommes subordonnés à des gestionnaires, à des gérants, à des assistants-gérants et à des contre-maîtres pendant que nous travaillons. C’est eux qui décident de ce que nous devons faire, de la manière dont nous devons le faire, du moment où nous devons le faire, pour satisfaire les exigences de l’entreprise elle-même, ou celles des clients de cette entreprise. Nous n’avons généralement pas notre mot à dire. Si malgré tout nous disons ce que nous pensons et voudrions, nos patrons ne sont pas tenus d’en tenir compte, et c’est parfois même à nos risques et périls que nous parlons. Soit ils nous bercent de belles paroles qui n’aboutissent à rien, soit ils font la sourde oreille, soit ils nous demandent de nous mêler de nos oignons et nous rappellent que nous sommes là pour leur obéir, soit ils nous disent de démissionner si nous ne sommes pas contents, soit ils nous menacent de nous mettre à la porte si nous persistons, soit ils passent à l’acte si, selon eux, nous avons dépassé les bornes.

Nous pouvons résumer ainsi la situation dans laquelle nous nous trouvons pour la plupart : nous sommes payés pour obéir à nos patrons, et c’est ainsi que nous gagnons notre vie. D’abord nous obéissons par nécessité ou par intérêt, en sentant notre servitude pour ce qu’elle est, parfois clairement, parfois confusément, mais sans lui donner ce nom, puisqu’il est convenu de dire et même de penser que, malgré tout, nous sommes libres. Nous ne sommes tout de même pas des esclaves, pense-t-on.

Puis nous en venons à nous habituer à notre servitude. Nous n’avons jamais connu rien d’autre au travail, et nous pourrions difficilement concevoir autre chose. Cette servitude est tout simplement normale à nos yeux comme à ceux de nos patrons et de leurs clients. Notre père et notre mère, nos oncles et nos tantes, nos frères et nos sœurs, nos amis, nos collègues et nos connaissances doivent presque tous s’accommoder de cette servitude. Et si jamais nous rencontrons quelqu’un qui critique cette servitude et qui l’appelle par son nom, qui trouve une manière de l’atténuer ou de l’éviter en grande partie, nous n’y voyons pas là des aspirations que nous pourrions partager ou un exemple dont nous pourrions nous inspirer, mais une anomalie qu’il faut blâmer ou même faire disparaître. Car la servitude du travail, c’est notre lot commun. Ne doit pas pouvoir s’y soustraire qui veut. Ce serait manquer de solidarité, ou quelque chose comme ça.

(Cette solidarité exclut évidemment les grands patrons, qui appartiennent à une classe à part. Quant aux petits patrons et à leurs adjoints, qui sont « des nôtres », ils doivent au moins jouer la comédie de la servitude pour ne pas se « désolidariser » de nous, et donner l’impression qu’ils peinent au travail et qu’ils font d’importants sacrifices pour s’investir pleinement dans l’entreprise qu’ils ont créée, ou pour être à la hauteur des postes de gestion auxquels ils auraient réussi à se hisser, à force de labeur. C’est ainsi qu’ils peuvent réclamer notre obéissance. Mais beaucoup font plus : ils s’imposent à eux-mêmes ou se font imposer par leurs supérieurs des obligations semblables à celles de leurs employés. Alors les positions qu’ils occupent dans les entreprises ne leur procurent pas une plus grande liberté, mais leur donnent plutôt le droit, ou leur impose le devoir, de surveiller leurs subordonnés, de s’assurer qu’ils demeurent obéissants, de mater l’insubordination et toutes velléités d’indépendance ou d’autonomie, d’élaborer règles, consignes et procédures, et de veiller à leur application – ce qui peut être aussi fastidieux et asservissant que l’obéissance exigée des subordonnés. Et le pouvoir de ces petits chefs peut devenir d’autant plus dictatorial, qu’ils se consolent de leur peu de liberté et de leurs peines en l’exerçant.)

Mais fermons cette parenthèse et revenons-en à nous, qui sommes de simples employés, spécialisés ou non. Voyons plus concrètement tout ce à quoi nous sommes contraints, et qui concerne bien plus que le travail à réaliser :

  • Suivre les consignes et les procédures élaborées par nos supérieurs, même si cela empêche de bien comprendre les tâches qui sont réalisées et de s’adapter aux situations particulières, et en vient tôt ou tard à provoquer des erreurs ou des problèmes.

  • Faire des suivis et rendre des comptes régulièrement, même si cela n’améliore pas la qualité de notre travail, nous fait prendre du retard dans les tâches que nous devons exécuter, et nous oblige parfois à les bâcler pour finir à temps ou respecter les échéanciers.

  • Ne pas disputer avec nos supérieurs même si les directives qu’ils nous donnent, ou les raisons qui devraient les justifier, sont parfois incohérentes ou absurdes.

  • Accepter d’exécuter n’importe quelles tâches connexes.

  • Devoir changer constamment nos priorités selon les humeurs changeantes de nos supérieurs ou des clients.

  • Respecter un horaire de travail qu’on nous impose, en partie ou en totalité, alors que nous pourrions souvent réaliser au moins une partie de notre travail de manière plus efficace à un autre moment, par exemple le soir, la nuit ou la fin de semaine, où nous ne serions pas dérangés.

  • Être parfois disponibles pour travailler sur appel.

  • Être obligés de rester plus longtemps que prévu au travail s’il reste des choses à faire, ou de partir plus tôt s’il ne reste plus rien à faire, même si cela implique que nos revenus diminuent, alors que nous avions peut-être à peine de quoi vivre.

  • Quémander l’autorisation de nous absenter et devoir donner des raisons pour justifier notre absence.

  • Négocier le moment auquel nous voulons prendre les vacances qui nous sont dues.

  • Porter la tenue vestimentaire requise et, parfois, un uniforme aux couleurs de notre employeur.

  • Rester dans les bonnes grâces de nos supérieurs immédiats, même quand ils nous sont particulièrement antipathiques, parce qu’ils pourraient nous prendre en grippe et nous faire un sale coup.

  • Feindre de bien nous entendre avec tous nos collègues, même si nous n’avons aucunes affinités avec plusieurs d’entre eux, pour qu’on ne nous reproche pas de nuire à la cohésion de l’équipe de travail, ou pour que certains de nos collègues ne se mettent pas à nous surveiller dans le but de nous prendre en défaut et de nous dénoncer à nos supérieurs, par animosité et pour se faire valoir à leurs yeux.

  • Rester courtois avec les clients même s’ils sont impolis et nous traitent comme des moins-que-rien.

  • Feindre d’adhérer au code d’éthique et aux valeurs de l’entreprise, qui n’exigent pas seulement de nous des actions, mais aussi des sentiments.

  • Éviter de parler de religion et de politique, ou de tout autre sujet qui pourrait choquer un collègue ou un supérieur.

  • Etc.

Et cela pendant quelques décennies, parfois à temps partiel, mais plus souvent à temps plein, à partir de la vingtaine jusqu’à notre retraite. Si bien que c’est souvent toute notre vie personnelle qui doit être organisée en fonction du travail, alors qu’en principe nous travaillons pour pouvoir vivre. Ce qui casse assurément le caractère. Ce qui enferme assurément l’intelligence dans d’étroites limites. Ce qui affaiblit assurément notre autonomie et notre désir de liberté, qui ont à peine l’occasion de se développer avant que nous intégrions le marché du travail. Ce qui subordonne assurément nos désirs et nos intérêts aux désirs et aux intérêts de nos employeurs et de leurs clients. Ce qui nous habitue assurément à supporter le pouvoir arbitraire de nos employeurs, et nous pousse même à valoriser l’obéissance, dans le contexte du travail, ainsi que dans d’autres contextes.

C’est ainsi que le travail nous a dressés et continue de nous dresser. Nous sommes par conséquent tout disposés à suivre les consignes que nous donnent les autorités politiques et sanitaires, d’autant plus que beaucoup d’entre elles sont simplement le prolongement des consignes que nous devions déjà suivre au travail, comme le sont aussi les consignes qui s’appliquent en dehors des milieux de travail, bien que moins directement. Il ne faut donc pas nous étonner de notre obéissance dans le contexte de la crise actuelle. C’est le contraire qui aurait été étonnant. Qui est obéissant et valorise l’obéissance dans une partie importante de sa vie, agira et sentira probablement de la même manière dans un autre contexte, surtout si le Gouvernement, les grands médias et les employeurs unissent leurs forces pour obtenir cette obéissance.

Notre obéissance, depuis la déclaration de l’état d’urgence sanitaire, n’est donc pas en rupture avec notre manière d’agir avant la venue du Virus. Elle en est plutôt le prolongement et la radicalisation, en ce qu’elle a de nouveaux objets, en ce qu’elle s’étend à de nouveaux aspects de notre vie et à de petits détails qui étaient jusque-là sans la moindre importance, et en ce qu’elle tolère encore moins le refus d’obéir chez les autres. Nous obéissions avant et nous continuons d’obéir maintenant. Et nous obéissons maintenant parce que nous obéissions avant.

L’obéissance exigée de nous dans les milieux de travail – en ce qu’elle nous a préparés à l’obéissance exigée de nous dans le nouveau mode de vie qui nous est imposé depuis la venue du Virus, et en ce que l’obéissance est toujours exigée dans les milieux de travail – pose donc problème. Pour ma part, suite à ce constat, je refuse de m’accommoder de la situation en me disant que ce n’est rien de nouveau, que c’est juste un peu plus d’obéissance qui est exigée de nous, et que dans le fond ça change bien peu de chose. Ceux qui, comme moi, n’entendent pas se satisfaire de la « nouvelle normalité » qui se met en place depuis la déclaration de l’état d’urgence sanitaire, ne peuvent pas raisonnablement désirer un retour à la « normalité d’avant ». À supposer que ce retour à la situation antérieure se produise, nous ne serions guère plus avancés. Toujours maintenus dans l’obéissance par une certaine organisation du travail, nous n’en serions pas moins disposés à obéir aveuglément à nos autorités lors de la prochaine « crise », quelle qu’elle soit. C’est donc une réforme du travail qu’il faut envisager, et pas seulement envisager.

Mais ce n’est pas tout. Nos institutions politiques, notre bureaucratie et l’éducation que nous avons reçue ou continuons de recevoir y sont aussi pour quelque chose dans notre obéissance, comme on verra dans les billets qui suivront celui-ci.