Mises au point sur les experts (1)

Depuis trop longtemps déjà, on ne jure que par les experts. Il faut, nous dit-on, nous conformer à l’avis des experts, qu’il s’agisse de notre manière de nous alimenter, de perdre du poids, de nous remettre en forme, de rester en santé, de nous protéger contre les virus, de nous déplacer, de chauffer notre domicile, de lutter contre les changements climatiques, de gérer nos finances, de planifier notre carrière, de préparer notre retraite, de bien nous informer, de résister à la désinformation, de réduire les risques de cybersécurité, d’interagir avec nos concitoyens ou nos collègues, de protéger la démocratie contre les dangers qui la menaceraient, ou de lutter contre l’incivilité, le complotisme, l’extrémisme violent et la discrimination systémique. En fait, ce ne sont pas seulement les choix de vie personnels qui devraient être déterminés par l’avis des experts, mais aussi les grandes orientations de nos sociétés. Nous devrions donc vivre sous la tutelle des experts, chaque partie de notre existence et de notre société étant l’affaire d’une catégorie d’experts.

Pourtant, il n’existe pas d’experts de la manière dont nous devrions vivre, individuellement et collectivement, puisque l’expertise de chacun d’entre eux se limite à une petite parcelle de notre existence et de la réalité, à laquelle ils accordent une importance démesurée et désirent subordonner tout le reste, faute d’être des experts de tout, et aussi pour se mettre en valeur et s’assurer que nous ayons besoin d’eux. Alors comment seraient-ils plus aptes que nous à établir nos priorités individuelles et collectives ? C’est pourquoi il est important de remettre les experts à leur place, sans quoi ils n’hésitent pas à prendre trop de place et même à prendre toute la place, de même qu’à subordonner nos intérêts aux leurs.

 

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Quand un expert s’apprête à exprimer son avis publiquement ou en privé, il faudrait, en plus de décliner ce en quoi il est censé avoir une expertise, qu’il énumère tous les aspects de la réalité et de notre existence auxquels il ne s’est jamais intéressé, à propos desquels il n’a pas étudié, lu, écrit, pensé ou fait des recherches, à propos desquels il n’a pas de connaissances particulières que nous n’avons pas et ne comprend pas des choses que nous ne comprenons pas, et à propos desquels nous avons parfois des connaissances qu’il n’a pas et comprenons parfois des choses qu’il ne comprend pas et dont il n’a parfois pas la moindre idée. Cela mettrait en évidence les limites très étroites de sa prétendue expertise et ferait apparaître toute l’étendue de son ignorance et de son inaptitude. Les personnes qui l’écoutent, qu’il conseille et qu’il exhorte à faire ce qu’il demande ou à adopter les mesures qu’il exige, devraient considérer avec beaucoup de méfiance les effets souvent mauvais que cet avis d’expert ne manquerait pas d’avoir sur des aspects de la réalité et de notre existence qui ne font pas partie de son champ d’expertise, et qu’il tend à sous-estimer ou à négliger pour cette raison. Il faudrait même confronter cet expert et le remettre à sa place en lui faisant comprendre les limites de sa petite expertise, en lui montrant que la réalité et l’existence humaine ne peuvent pas être découpées en fonction de cette expertise, et en lui faisant sentir à quel point il ignore ou sous-estime les effets de ce qu’il recommande ou demande, et même qu’il ne sait pas de quoi il parle.

Tel expert en santé publique n’est certainement pas un grand penseur social et politique, n’entend rien aux graves conséquences sociales et politiques de l’autoritarisme sanitaire qu’il prône, et ne se soucie pas le moins du monde de ce que ça implique pour nous. Cela ne fait pas partie de son domaine d’expertise, lequel tend à éclipser pour lui ces problèmes, à propos desquels il ne pense et n’a rien à dire d’intelligent, à propos desquels il est parfois plus ignorant et plus inapte que nous, et qu’il est même dans son intérêt d’ignorer, puisque cela relativiserait son expertise et diminuerait son emprise sur nous.

Tel expert des changements climatiques n’est pas davantage un grand penseur social et politique, accorde très peu d’importance aux mesures d’austérité que constitue en fait la transition énergétique verte, aux inégalités croissantes qui résulteront d’elle et à la menace qu’elles constituent pour la démocratie, et a lui aussi intérêt à ignorer ou à minimiser tout ça, puisque cela diminuerait l’autorité ou l’emprise que son expertise lui donne sur nous.

 

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Contrairement à ce qu’on croit parfois ou affecte de croire, la collaboration interdisciplinaire ne permet pas de dépasser les limites étroites de l’expertise de chaque expert. Comment obtiendrait-on autre chose que des spécialistes et surmonterait-on les limites de la spécialisation en additionnant les spécialistes et les spécialités, ou en divisant entre eux le travail intellectuel ? Chaque expert est un expert seulement dans son domaine d’expertise. Pour cette raison, il devrait s’en remettre à ses confrères compétents dans chaque domaine d’expertise, sinon il se rendrait coupable du même sacrilège que nous, qui ne sommes pas des experts, à l’égard de n’importe quel expert dont nous ne reconnaîtrions pas l’autorité dans son domaine d’expertise. L’expert en économie devrait se fier à l’expertise de ses confrères climatologue, ingénieur, agronome et politologue dans leurs domaines d’expertise respectifs. Même chose pour chacun des autres experts à l’égard de ses confrères. Il est difficile de voir comment les rapports ou les prises de position de ces experts pourraient former un tout cohérent ou même compatible, puisque comment le politologue pourrait-il juger de la place qu’il doit accorder à son propre champ d’expertise comparativement au champ d’expertise de chacun de ses confrères, lesquels devront juger de la même chose, à l’aveugle comme lui, puisqu’ils ne peuvent pas prétendre être des experts dans les domaines d’expertise des autres ? Et ce serait se raconter des histoires de croire que toutes ces expertises s’harmonisent spontanément les unes avec les autres, par la reconnaissance mutuelle des expertises ou grâce à une méta-expertise qui consisterait à harmoniser et à organiser les domaines d’expertise en leur donnant la place qui leur revient, de manière générale ou dans un cas particulier. La prospérité économique, de quelque façon que la comprenne l’économiste, est pour le moins dire en forte tension avec les profondes transformations que réclame le climatologue sous prétexte de lutter contre les changements climatiques. Des tensions semblables, voire des incompatibilités radicales, existent aussi entre ces transformations, d’un côté, et la fiabilité, l’efficacité et la réalisabilité des technologies vertes qui devraient importer à l’ingénieur ; ou la capacité de la production agro-alimentaire à rendre abordable l’accès à la nourriture qui devrait être une priorité pour l’agronome ; ou la défense de la liberté et de l’égalité nécessaires aux institutions démocratiques qui devraient être essentielles pour le politologue.

En réalité, ces tensions et ces incompatibilités sont facilement surmontées. Ce sont les dirigeants des organisations privées ou publiques, nationales ou supranationales par lesquelles sont financés ces experts ou qui leur commandent des recherches, qui décident à quelle expertise il faut accorder la primauté et à laquelle les autres expertises doivent être subordonnées, soit par un jugement de valeur, soit en fonction de leurs intérêts ou de leurs projets. Dans ce cas-ci, c’est la climatologie qui obtient des décideurs et des bailleurs de fonds la primauté, et qui se subordonne les autres expertises dans les comités et les commissions, dans les congrès, dans les groupes de recherche universitaires, dans les « think tanks », dans les organismes non gouvernementaux et dans les firmes de « consulting ». Les ingénieurs sont alors contraints d’écarter les énergies fossiles pour les véhicules en raison des conclusions des experts en climatologie, et sont obligés de proposer des solutions ou des scénarios qui ne sont pas avantageux d’un point de vue énergétique, et d’envisager le recours à des technologies qu’il serait difficile d’utiliser à grande échelle, soit qu’elles aient besoin d’être perfectionnées et d’être mises à l’essai, soit que des infrastructures suffisantes n’existent pas et seraient difficiles à construire dans les délais imposés par les climatologues. Même chose pour les agronomes, dont les climatologues exigeraient qu’ils envisagent des formes d’agriculture qui n’auraient pas recours aux engrais à base d’azote et qu’ils proposent des plans pour les mettre rapidement en application ; pour les économistes, auxquels on demanderait de présenter un plan stratégique de transformation des économies occidentales pour tenir compte d’une hausse marquée des coûts de l’énergie et de la nourriture, un accroissement de la rareté, et parfois même des pénuries ; et pour les politologues, auxquels on demanderait de camoufler ou de justifier l’appauvrissement des citoyens, les contraintes qu’on leur imposerait et l’ingérence massive du gouvernement dans leur vie privée pour les faire respecter.

Étant donné que ces décideurs et ces bailleurs de fonds ne détiennent pas une expertise qui leur permette de déterminer à quelle expertise il faut donner la primauté, pas plus qu’ils ont une expertise dans les expertises concurrentes, étant donné aussi que leurs décisions et leur financement déterminent les avis des experts auxquels nous devrions croire et en fonction desquels il nous faudrait régler notre manière de vivre individuellement et collectivement, pourquoi ne prendrions-nous pas les mêmes libertés à l’égard des experts que ces personnages riches et puissants, qui ne disposent certainement pas d’une expertise particulière à cause de leur richesse et de leur pouvoir ? Ne sommes-nous pas beaucoup plus aptes qu’eux, nous qui sommes les principaux concernés, à décider quelle vie nous désirons vivre et dans quelle société nous voulons vivre, et à déterminer à partir de là quelle importance nous voulons accorder à l’avis des différents experts, ou si nous voulons même leur accorder de l’importance ?

 

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Quoi qu’en pensent les experts et ceux qui les utilisent, ils n’ont pas de fonction politique officielle ou reconnue en vertu de la constitution ou des lois des pays occidentaux. Ils parlent à titre de particuliers et leur avis, politiquement parlant, n’a pas ou ne devrait pas avoir davantage d’autorité que celui de n’importe quel autre de leurs concitoyens, intellectuel ou non, pour autant que ce dernier soit capable d’expliquer et d’étayer ce qu’il dit avec autant d’adresse. On ne saurait donc exiger des citoyens qu’ils croient les experts simplement parce qu’ils sont des experts, et qu’ils agissent et votent en conséquence. S’ils accordent de l’importance à l’avis de certains experts, ce devrait être parce qu’ils ont jugé que ce qu’ils disent est plus vraisemblable et plus compatible avec leurs intérêts, avec les conditions d’existence nécessaires pour être vraiment capables d’exercer les droits politiques d’un citoyen, et avec les institutions démocratiques. Ainsi, les experts et les personnages puissants et riches qui les utilisent se rendraient coupables d’usurpation en prétendant déterminer de manière autoritaire les grandes orientations des sociétés considérées démocratiques en se fondant sur leur expertise, en empêchant ainsi tout débat public et toute délibération politique dignes de ce nom, et en exigeant l’adhésion, l’obéissance et la foi des citoyens.

Nous aurions tort de sous-estimer l’emprise que les experts ont sur les affaires publiques et sur notre existence. Les experts en santé publique et en climatologie, avec l’appui des maîtres qu’ils servent, s’efforcent d’orienter dogmatiquement l’évolution de nos sociétés et le moindre de nos comportements. D’autres, moins ambitieux ou plus sournois, s’efforcent de régler un à un nos comportements, nos paroles, nos idées et nos sentiments. Un tel prétend être un expert de la discrimination et soumet à un examen moral scrupuleux tout ce que nous pourrions faire, penser et sentir. Un autre, qui serait un expert de la désinformation, en fait autant. Puis il y a les prétendus experts de l’extrémisme, du complotisme et de tant d’autres choses encore. Il en résulte que, par un effet d’accumulation, les experts s’ingèrent dans toutes les décisions politiques ou presque, et dans de nombreux aspects de notre existence. Si nous les laissons faire, ces tendances totalisantes des experts nous mèneront assez rapidement au totalitarisme : les soi-disant citoyens subiront constamment l’ingérence de ces experts, seront privés de leur autonomie en ce qui les concerne individuellement, deviendront inaptes à jouer leur rôle politique et en seront réduits à adhérer aux avis des experts, déterminés par leurs maîtres qui les financent ou qui leur commandent des études. Autrement dit, ce sera la mort de la démocratie, qui n’existera que de nom, et peut-être même plus de nom, si nos maîtres décident de mettre fin à la comédie démocratique.

 

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Les experts, qui n’ont pas de fonction politique officielle, peuvent errer, peuvent nous induire volontairement en erreur, peuvent nous mentir volontairement, peuvent chercher à faire avancer leur carrière au détriment de nos intérêts, peuvent sacrifier les institutions démocratiques aux projets de ceux qui les financent et qui leur commandent des études, sans jamais avoir de comptes à nous rendre, sans jamais être imputables de leurs égarements et de leurs fumisteries. Ils peuvent littéralement nous raconter n’importe quoi sans en subir les conséquences, du moins aussi longtemps que leurs maîtres continuent de les protéger et les promeuvent ou les récompensent pour les bons services rendus. C’est que, même quand les conséquences des avis donnés s’avèrent désastreuses, ils peuvent toujours dire qu’ils ne sont que des conseillers et qu’ultimement la décision d’agir en fonction des avis donnés revenait aux chefs politiques et aux autorités bureaucratiques.

Les politiciens et les hautes autorités bureaucratiques, bien qu’ils aient une fonction politique ou bureaucratique officielle, ne sont pas davantage imputables des conséquences désastreuses des décisions qu’ils prennent et justifient grâce aux avis des experts qu’ils ont financés, auxquels ils ont commandé des études, ou qui les ont généreusement conseillés en étant rémunérés par un tiers parti, c’est-à-dire par de grandes corporations, par des fondations philanthropiques contrôlées par des oligarques, ou par des organismes supranationaux contrôlées par ces corporations et ces fondations. Ceux qui nous gouvernent peuvent démolir nos institutions démocratiques, nous appauvrir et nous asservir sans être inquiétés. C’est que, même quand les politiques et les réglementations qu’ils nous imposent nous nuisent et mettent en péril le peu qui reste de nos démocraties, ils peuvent prétendre qu’ils suivent l’avis des experts.

Bref, personne n’est imputable, ni les experts, ni les politiciens, ni les bureaucrates. Le pire qui puisse leur arriver, c’est de perdre leur place dans un prestigieux institut de recherche ou dans une agence scientifique, ne pas être réélus ou ne pas voir leur mandat prolongé à la tête d’un organisme public, pour être déplacés ailleurs ou être généreusement récompensés par les oligarques, les grandes corporations et les organismes supranationaux qui tirent les ficelles. Puis d’autres experts, d’autres politiciens et d’autres administrateurs publics qui viennent du même tonneau les remplacent, jusqu’à ce qu’ils aient eux aussi fait leur temps et soient remplacés par d’autres, et ainsi de suite.

Comment pourrions-nous raisonnablement faire confiance à des experts qui ne sont imputables de rien, et qui permettent aux politiciens et aux bureaucrates, en principe imputables, de fuir leurs responsabilités ?

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