Mesures sanitaires et dressage - partie 4 : volte-face et cache-binette

Poursuivons la réflexion commencée dans le billet précédent à propos des irrégularités et des incohérences réelles ou apparentes des mesures sanitaires, et de la manière dont elles transforment notre rapport à elles et nous dressent. Pour ce faire, nous nous intéresserons à un point tournant dans les mesures adoptées par les autorités politiques et sanitaires : l’obligation, sur tout le territoire du Québec, de porter un masque ou un cache-binette dans les lieux publics fermés, malgré les déclarations faites quelques mois plus tôt par le grand chef de la Santé publique, selon lequel cette mesure était non seulement inutile pour la population en général, mais pouvait aussi entraîner des cas de contamination.

Ce cas diffère de ceux que nous avons analysés jusqu’à maintenant en ce que l’incohérence est manifeste, et que presque tous l’ont perçue comme telle, qu’ils soient pour ou contre cette mesure sanitaire. Nul besoin ici de comparer les mesures sanitaires entre elles et d’analyser les différents contextes dans lesquels elles s’appliquent pour remarquer cette incohérence. Le virage à 180 degrés saute aux yeux, et il a suscité des réactions et même des protestations très vives chez une partie d’entre nous. Mais on ne nous en a pas moins imposé le port obligatoire du masque ou du cache-binette. Quelques mois plus tard, nous nous conformons presque tous à cette obligation, qui en est presque déjà venue à passer dans les mœurs.

Comme il s’agit ici d’une volte-face évidente impliquant une figure d’autorité qui est devenue une célébrité depuis la déclaration de l’état d’urgence sanitaire, le renoncement à l’esprit critique qu’implique l’obéissance est encore plus grand que quand il est question des irrégularités, des inconsistances et des incohérences que nous avons décrites précédemment. Il est donc à craindre que l’acceptation, en pareil cas, produise un effet de dressage considérable, notamment en dissolvant le désir de soumettre à la critique les mesures sanitaires qu’on nous impose, ce qui a pour effet d’anéantir notre autonomie intellectuelle, voire notre autonomie tout court.

 

Retour sur la définition du dressage

Nous avons déjà vu que le renoncement à l’esprit critique est lui-même une forme de dressage, laquelle nous dispose à être dressés encore plus facilement par la suite.

Ajoutons que la forme de dressage dont il s’agit ici ne consiste pas simplement à accepter de porter le masque ou le cache-binette dans tous les lieux publics fermés. Elle consiste principalement à accepter, du même coup, la volte-face et les incohérences des autorités sanitaires, et plus particulièrement celles du personnage qui les incarnent aux yeux de la population québécoise. Autrement dit, c’est le grand pouvoir que ces autorités ont sur nous qu’il s’agit d’accepter sans discuter, ce que renforcent la ressemblance du cache-binette avec une muselière, et le fait qu’il rend pénible et plus difficile tout discours un peu complexe pour ceux qui en portent un, ce dont conviennent les autorités politiques et sanitaires elles-mêmes, qui retirent leurs cache-binettes avant de commencer leurs points de presse.

Comme pour les irrégularités et les incohérences moins flagrantes dont nous avons déjà parlé, le dressage dont il s’agit n’est pas immédiat et doit même affronter des résistances, parfois très fortes chez certains d’entre nous. C’est graduellement qu’il s’effectue, notamment par l’affaiblissement du jugement que nous portons sur cette volte-face que provoque petit à petit l’obligation de porter régulièrement le masque ou le cache-binette.

 

La volte-face sur le port du masque et du cache-binette

Revenons quelques mois en arrière, quand s’est produite la volte-face du directeur national de la Santé publique du Québec sur l’utilité du port du masque et du cache-binette par la population en général, dans les lieux publics fermés, surtout quand il est difficile de maintenir entre chaque personne les 2 mètres de distance réglementaires. Comme nous le savons, nous sommes passés, en l’espace de quelques mois, d’affirmations catégoriques sur l’inutilité du port du masque – qui pouvait même augmenter le risque de contamination pour tous ceux qui ignorent le protocole pour le mettre et le retirer –, à la recommandation, à la recommandation forte, à la recommandation très forte, et enfin à l’obligation de porter le masque ou le cache-binette dans tous les lieux publics fermés, sur tout le territoire du Québec.

Ce qui nous intéresse ici, ce n’est pas de savoir, comme certains d’entre nous le croient, si le directeur national de la Santé publique n’avait aucune bonne raison de changer d’idée sur le port du masque, mais cherchait plutôt à museler et à dresser la population québécoise, pour la garder sous son contrôle, pour le plaisir d’exercer son autorité nouvellement acquise, ou même pour servir les intérêts de ceux à qui serait utile la prolongation de l’état d’urgence sanitaire et des mesures imposées à la population, dont lui-même ; ou s’il a vraiment à cœur la santé de la population québécoise, et s’il a changé d’idée pour tenir compte de l’évolution de la situation et des toutes nouvelles découvertes sur le Virus et l’efficacité du masque et du cache-binette pour ralentir sa propagation. Indépendamment de ce qu’il en est ou de ce qu’il pourrait en être à ce sujet, examinons plutôt ce qui nous concerne étroitement, et ce que nous pouvons observer directement, c’est-à-dire les effets de cette volte-face sur nous, en fonction de la situation dans laquelle elle s’est produite, et des différentes manières d’y réagir.

Je ne m’attarde pas à ceux d’entre nous qui portaient déjà le masque ou le couvre-visage depuis longtemps, qui appelaient de tous leurs vœux l’obligation de les imiter, et qui ne se souciaient pas d’examiner les justifications des autorités quant à cette volte-face, laquelle n’a donc pas pu produire un effet de dressage particulier chez eux, si ce n’est celui qui découle de l’omniprésence et de la répétition des mesures sanitaires, et du battage médiatique dont elles font l’objet, auxquels il a fallu ajouter le poids des autorités sanitaires à partir de ce moment.

Il est certain que, dans l’immédiat, ce virage à 180 degrés, loin de dresser certains d’entre nous, leur a donné l’occasion de critiquer cette mesure et le directeur national de la Santé publique. Il a beau eu dire qu’il s’appuyait sur de récentes études scientifiques qui auraient finalement montré que le port du masque ou du cache-binette réduit la propagation du Virus, nous nous sommes dit que le même directeur s’était certainement aussi appuyé sur des études scientifiques quand il a déclaré que cette mesure est non seulement inutile, mais peut même accroître le risque de contamination. Alors si les conclusions de ces premières études s’étaient avérées erronées, qu’est-ce qui nous disait que les conclusions de ces deuxièmes études n’allaient pas être battues en brèche dans quelques mois, par d’autres études qui allaient faire autorité aux yeux de notre directeur national de la Santé publique ? Et s’il avait parlé à la légère à la première occasion, qu’est-ce qui nous disait qu’il n’avait pas parlé aussi à la légère cette fois-ci ? Comment nous fier à une telle girouette, qui invoque l’incertitude dans laquelle nous nous trouvons à propos du Virus quand il s’agit de justifier le fait qu’il change d’idée, mais qui n’en use pas moins de son autorité pour contraindre les Québécois à adopter les comportements qu’il juge bons à un moment donné, comme s’il s’agissait à chaque fois d’une certitude ?

Plusieurs d’entre nous se dirent aussi que, si le port obligatoire du masque ou du cache-binette aurait pu à la rigueur faire sens au plus fort de la « première vague », il était beaucoup plus difficile de le justifier en plein été, alors que selon les statistiques officielles les nouveaux cas de contamination, les hospitalisations et les décès dus au Virus étaient très rares sur tout le territoire du Québec et ce, même si on disait craindre une « deuxième vague », qu’on annonçait depuis le mois de mai, qu’on reportait toujours à plus tard, et qui ne venait toujours pas, en juillet. Soit : le directeur national de la Santé publique s’était peut-être trompé en mars et en avril, ou il ne disposait pas des informations nécessaires pour prendre une décision éclairée. Mais maintenant il était trop tard et il devrait simplement reconnaître que la décision prise alors n’était peut-être pas la meilleure, et qu’il n’était plus temps de nous imposer le port du masque ou du cache-binette dans les lieux publics fermés. Et si jamais la « deuxième vague » tant annoncée venait à se produire, pensions-nous alors, il serait possible de décréter cette mesure en temps et lieu. Rien ne servait de prendre les devants et d’imposer des mesures pour combattre une menace qui n’était pas imminente et dont on ne savait même pas si elle était réelle.

Mais malgré tout ce que nous pûmes dire ou penser, le port du masque ou du cache-binette n’en devint pas moins obligatoire dans tous les lieux publics fermés à compter de la mi-juillet. Et il fallut bien nous conformer et avaler la pilule, sauf pour quelques-uns d’entre nous qui décidèrent de ne plus utiliser les transports en commun et de faire toutes leurs courses en ligne, pour ne pas avoir à porter ce « sale machin », ou avoir à le porter le moins souvent possible, par exemple au travail.

 

L’effet de dressage

Qu’est-ce que l’obligation de suivre cette nouvelle consigne implique de plus que de suivre n’importe quelle autre consigne ?

D’abord, le fait de devoir faire, plusieurs fois par jour, précisément ce dont on nous a dit plus tôt qu’il est inutile et même nuisible de faire, dans un contexte où cela semble encore plus inutile, compte tenu du petit nombre de nouveaux cas de contamination dépistés par jour, et des hospitalisations et des décès qui étaient très rares. L’obéissance que cela implique est beaucoup plus grande. Elle porte sur les sentiments et les idées et pas seulement sur les actions de ceux d’entre nous qui étaient, au départ, sensibles à ce manque de cohérence flagrant entre les consignes données à un moment et les consignes données à un autre moment, de même qu’au décalage entre cette nouvelle consigne et la situation épidémiologique qui était très bonne en juillet. Il est à craindre qu’en obéissant à cette consigne, ce ne soient pas seulement nos actes qui se conforment à elle, mais aussi nos sentiments et nos idées, petit à petit, par la force de l’habitude. Après avoir mis plusieurs fois par jour notre masque ou notre cache-binette et ce, pendant des mois, ce geste répété – qui est devenu une sorte de rituel rythmant notre quotidien – affaiblit en nous notre capacité de résistance contre les indications changeantes ou incohérentes, et même notre sensibilité à ces changements et à ces incohérences. Sans compter que cela nous dissuade d’examiner si les nouvelles consignes sont pertinentes en fonction de la situation épidémiologique. Ce qui constitue déjà une forme de dressage qui nous dispose à être moins sensibles à de tels changements et incohérences quant à des consignes encore à venir, et à nous y conformer sans en examiner la pertinence. Ce qui revient à affaiblir considérablement notre esprit critique et notre désir de l’exercer, et pas seulement à propos des consignes sanitaires. Qui en vient à ne plus être sensible aux incohérences dans un contexte donné et à ne plus désirer exercer son esprit critique dans ce contexte, en vient souvent à ne pas être davantage sensible aux incohérences dans d’autres contextes et à ne plus désirer exercer son esprit critique dans ces autres contextes.

Ensuite, c’est notre rapport aux autorités et aux consignes qui diffère. Quand il s’agit de suivre des consignes stables et cohérentes, l’obéissance peut avoir principalement pour objet les consignes, bien qu’elles tirent une grande partie de leur force des autorités qui les ont données. Mais quand il s’agit de suivre des consignes ouvertement changeantes et incohérentes, et qui peuvent difficilement être justifiées par la situation épidémiologique, l’objet de l’obéissance se déplace vers les autorités qui les donnent. Il s’agit moins d’obéir et d’adhérer à telles consignes en particulier, que de se conformer à ce qu’exigent ces autorités, peu importe ce que c’est, peu importe si ça change, peu importe si c’est incohérent, peu importe si c’est difficilement justifiable dans le contexte. Et il y a tout lieu de croire – même si elles veulent certainement notre bien et ne voudraient pour rien au monde nous dresser – que nos autorités politiques et sanitaires trouvent plus facile de gouverner, surtout en situation de crise, quand c’est principalement à elles que nous obéissons, et pas aux consignes sanitaires qu’elles nous ont données à tel moment, mais qu’elles pourraient vouloir changer à un autre moment, en se heurtant à notre inertie et même à notre résistance. Il leur est alors beaucoup plus facile de changer d’idée et de continuer à se faire obéir. C’est sans doute ce qui a fait dire à notre directeur national de la Santé publique – je ne sais pas dans quel point de presse, je le cite de mémoire – que nous ne devons pas lui faire des reproches s’il nous dit quelque chose un jour et autre chose plus tard, comme la situation évolue constamment, de même que les connaissances sur le Virus. Il n’en demeure pas moins vrai que l’obéissance qu’il attend de nous est inconditionnelle et exclut l’examen critique, que ceux d’entre nous qui se soumettraient rigoureusement à cette exigence seraient bel et bien dressés, et qu’on tuerait dans l’œuf nos protestations et nos critiques, dont certaines pourraient être pertinentes, mais qui pourraient bien entendu nuire à l’effort de guerre dont il est le maître d’œuvre.

 

En guise de conclusion

On ne saurait trop rappeler que l’existence de ce dressage, qui prend la forme d’un renoncement à l’esprit critique et d’une soumission aux autorités sanitaires, n’implique pas que ces autorités, et plus particulièrement notre directeur national de la Santé publique, aient pour projet délibéré de nous asservir, et que leurs préoccupations sanitaires ne soient que des prétextes pour mener à bien leur plan maléfique. À titre de comparaison, des autorités religieuses seraient tout à fait en mesure d’écarter la pensée critique et de s’assujettir l’esprit des fidèles en leur demandant de croire à des dogmes incohérents et d’agir conformément à eux, dans un contexte où cela serait difficile à justifier, même si ces autorités croyaient vraiment que ces dogmes sont des vérités révélées par leur dieu, et même si ces dogmes s’avéraient être vraiment des vérités révélées capables de procurer le salut aux fidèles. Et il n’en irait pas autrement si ces autorités religieuses usaient plutôt de ces dogmes incohérents sans y croire, pour gouverner l’esprit des fidèles et obtenir leur collaboration afin d’atteindre des buts qui leur seraient utiles, et modifiaient ces dogmes selon l’évolution de la situation et les opportunités qui se présentent pour mener à bien ce noble projet.

Le problème, c’est que cet assujettissement des esprits est compatible avec les religions dogmatiques, révélées ou autoritaires, mais pas avec nos institutions démocratiques. Il peut convenir à des fidèles qui doivent être gouvernés par les autorités religieuses responsables de leur salut, mais pas à des citoyens qui doivent participer intelligemment aux débats publics, déterminer les orientations politiques, élire ceux qui exerceront le pouvoir législatif et exécutif, et donc faire preuve d’esprit critique et d’autonomie.

À suivre.