La médecine de masse

Depuis plusieurs décennies, voire un siècle ou deux dans certains cas, nous assistons à une importante massification de ce qui constitue notre culture et nos sociétés. Non seulement nous avons des médias de masse et des divertissements de masse, mais nous avons aussi une alimentation de masse et une éducation de masse. Il n’y aurait pas de problème si cette tendance avait simplement pour effet ou pour but de rendre accessibles à un plus grand nombre de personnes des informations éprouvées et des analyses rigoureuses des actualités nationales et internationales, des œuvres littéraires, cinématographiques et musicales au sens fort du terme, des aliments sains et des créations gastronomiques et une éducation qui développe l’intelligence et l’autonomie. C’est évidemment autre chose qui se passe.

Dans le cas des médias de masse, on fournit aux masses des informations simplistes qu’on peut présenter en quelques secondes ou quelques minutes, qui sont immédiatement accessibles à tous, qui s’appuient sur des sentiments rudimentaires et non réfléchis pour être crues, et qui renforcent ces sentiments. Les analyses, quand il y en a, sont généralement simplistes et s’enracinent dans ces informations et ces sentiments rudimentaires et servent seulement à en confirmer la justesse. Les médias de masse appartiennent pour la plupart à de grands groupes médiatiques qui œuvrent à l’échelle nationale ou même internationale, reprennent les informations rendues disponibles par les grandes agences de presse, et utilisent les puissants moyens de communication qui sont à leur disposition pour diffuser aux millions d’auditeurs et de lecteurs des informations et des analyses fortement semblables, avec quelques nuances pour donner une impression de diversité et pour s’adapter aux particularités locales. Même les opinions divergentes qu’on y présente s’inscrivent généralement dans un cadre convenu et sont l’occasion d’un débat tout aussi convenu, dans lesquels elles contribuent à enfermer les masses qui ne peuvent pas concevoir qu’il existe d’autres cadres de pensée et d’autres discussions qui méritent d’être pris en considération. Ce faisant, ce sont les attentes et les capacités intellectuelles des masses qui lisent, écoutent et regardent ces grands médias qui sont formatées et adaptées aux contenus diffusés et aux formats utilisés. Et il arrive la même chose aux travailleurs des médias de masse, qui sont quotidiennement façonnés pour se conformer aux attentes des lecteurs et des audiences, des autres journalistes et des gestionnaires et des propriétaires de ces entreprises. Si bien que toutes ces personnes sont uniformisées et se retrouvent à penser et à sentir de la même manière.

Nous pouvons dire à peu près la même chose des divertissements de masse, qui ne diffusent pas aux masses des créations littéraires, cinématographiques et musicales capables de cultiver leurs aptitudes intellectuelles, morales et esthétiques, mais qui au contraire dégradent celles-ci, en leur proposant des productions rudimentaires qui peuvent et doivent convenir à tout le monde ou presque et qui opèrent une réduction au plus bas dénominateur commun. Ces capacités n’ayant pas l’occasion de se développer ou se détériorant chez les producteurs et les consommateurs de l’industrie du divertissement, elles sont adaptées à ces productions qui s’imposent de plus en plus dans nos sociétés. Même les intellectuels et les artistes consomment de plus en plus régulièrement ces productions intellectuelles rudimentaires et faciles d’accès et, parfois, participent à leur production. Il en résulte que les créations culturelles plus ambitieuses et capables d’élever les individus au-dessus de ce qu’ils sont trouvent difficilement un public, puisqu’elles correspondent de moins en moins aux attentes et aux capacités des consommateurs de culture, puisque les créateurs sont de plus en plus rares et sont de plus en plus remplacés par des producteurs culturels qui appliquent machinalement des recettes bien connues et éprouvées, selon les genres littéraires, cinématographiques et musicaux, entre autres. C’est ce qui explique pourquoi de moins en moins de lecteurs sont capables de comprendre et de goûter les œuvres des siècles passées et les rares œuvres plus récentes, les réseaux d’idées et de sentiments qui s’y forment étant trop complexes ou trop subtils pour eux ; ou capables de saisir ou même de remarquer les transformations intellectuelles, morales, sentimentales et esthétiques qu’elles sont censées produire chez des personnes plus cultivées, qui ont un rapport plus actif aux œuvres.

Nous pouvons aussi faire des observations semblables quant à l’alimentation de masse, qui a pour effet de dégrader les traditions gastronomiques et le goût des mangeurs par la production massive, rapide et économique d’aliments de mauvaise qualité et bourrés de sucre, de sel, d’arômes artificiels et d’autres additifs pour stimuler la consommation compulsive, ainsi que par les différentes sortes de restauration rapide, lesquelles n’exigent pas une culture du goût pour être appréciés, et gagnent même à ce qu’une telle culture n’existe pas. Au Québec, où n’a jamais existé de tradition gastronomique forte comme en France ou en Italie, beaucoup mangent en vitesse et cherchent surtout à s’alimenter. La préparation et la consommation de la nourriture est, pour eux, une corvée ou une perte de temps. Et s’il leur arrive parfois de prendre le temps de bien cuisiner ou d’aller dans un bon restaurant, c’est souvent par snobisme ou sans être en mesure de vraiment apprécier ce qu’ils mangent, comme en témoignent le fait qu’ils mangent régulièrement des choses insipides ou infectes sans même s’en apercevoir ou en s’en accommodant. C’est pourquoi, dans beaucoup de restaurants, de casse-croûtes ou de gargotes, et évidemment dans les « services au volant », les cuisiniers ont déjà été remplacés par des préposés à l’alimentation ou des commis de cuisine pour servir des clients prêts à manger en vitesse n’importe quoi ou presque. C’est aussi pourquoi les supermarchés réussissent à vendre des produits qui passent pour du pain, du fromage ou de la charcuterie, et qui n’ont en fait presque rien à voir avec eux, mais dont les masses dépourvues de goût ont appris à se contenter. C’est aussi pourquoi certaines boulangeries artisanales trafiquent la composition de leur pain et en bâclent la préparation, sachant très bien que beaucoup de leurs clients n’y verront que du feu ou ne s’en soucient pas, et que ça sera toujours mieux que le soi-disant pain qu’ils achètent parfois au supermarché.

Enfin, l’éducation de masse consiste à suivre des programmes de formation rigides et peu exigeants intellectuellement pour les élèves, les étudiants, les enseignants et les professeurs, qui absorbent, transmettent ou répètent des savoirs qui passent pour véridiques, qui sont assez facilement accessibles à presque tous, mais qu’ils comprennent généralement très mal. Ou il s’agit d’acquérir ou de développer des compétences rudimentaires, par exemple en ce qui a trait à la lecture et à l’écriture, en prenant comme modèle l’écriture journalistique ou ce qui s’y apparente. Bien lire dans de telles écoles, c’est être capable de paraphraser un texte à prétention informative ou d’en extraire les informations servant à répondre aux questions « Quoi ? », « Qui ? », « Quand ? », « Comment ? » et « Pourquoi ? ». Bien écrire, c’est écrire des phrases courtes et simples (sujet, verbe et complément) et éviter les phrases longues et complexes qui rendent confus beaucoup de lecteurs ; ou c’est dire ce qu’on s’apprête à dire, dire ce qu’on veut dire et dire ce qu’on a dit. Il en résulte que beaucoup de diplômés des écoles secondaires, des collèges et même des universités – qui sont devenues depuis longtemps des usines à diplômés – sont des analphabètes fonctionnels et même des imbéciles fonctionnels, auxquels il faut adapter ce que nous écrivons et ce que nous disons pour qu’ils soient capables de fonctionner. Mais dans bien des cas, le problème ne se pose même plus, puisque les imbéciles fonctionnels qui sont légion adaptent tout naturellement leur discours aux capacités fort limitées de leurs semblables, ce qui arrive aussi dans les établissements d’enseignement, qui nivellent par le bas les capacités des élèves et des étudiants qui y sont éduqués pendant des années, et aussi celles des enseignants et des professeurs qui y travaillent pendant des décennies.


Les médias de masse, les divertissements de masse, l’alimentation de masse et l’éducation de masse sont les cas les plus visibles de la massification des différents aspects de notre culture et de nos sociétés. Il est raisonnable de penser que d’autres phénomènes de masse existent et qu’ils ne sont pas reconnus comme tels, soit parce qu’ils se manifestent de manière plus subtile, soit parce que la panique suscitée par une catastrophe apparente nous empêche de penser correctement. La médecine, qui occupe une place très importante dans nos sociétés, n’est certainement pas à l’abri de cette tendance.

Avant le virus, nous étions déjà expédiés en vitesse par les médecins, qui nous examinaient et qui nous prescrivaient machinalement des médicaments. Même si nous avions attendu plusieurs heures à une clinique sans rendez-vous pour être pris en charge par un médecin généraliste ou plusieurs mois pour obtenir un rendez-vous avec un médecin spécialiste, ceux-ci ne se donnaient pas toujours la peine de nous examiner attentivement et écoutaient à peine les explications que nous leur donnions et les réponses que nous faisions à leurs questions, en semblant se dire qu’ils savaient déjà de quoi il s’agissait et le médicament qu’il nous fallait. 15 ou 30 minutes après avoir mis les pieds dans la salle de consultation ou dans le bureau du médecin, nous en sortions avec un diagnostic et une prescription, et surtout avec l’impression que nous aurions pu recevoir le même diagnostic et la même prescription si nous avions dit autre chose et si nous avions eu d’autres symptômes. Alors que nous partions, plusieurs patients attendaient leur tour, pour être traités de la même manière que nous.

Si nous pouvions déjà avoir l’impression de ne pas être allés à la clinique médicale ou à l’hôpital, mais plutôt à une succursale d’une grande chaîne de restauration rapide, la situation s’est sensiblement aggravée après l’arrivée du méchant virus.

D’abord, il y a les téléconsultations durant lesquelles certains d’entre nous ont dû expliquer de nouveaux maux à des médecins, ont obtenu de nouvelles prescriptions, ont renouvelé d’anciennes prescriptions et ont pu obtenir un semblant de suivi après des interventions chirurgicales. Faute de pouvoir nous examiner, les médecins auraient pu faire les mêmes constats, nous faire les mêmes recommandations et nous prescrire les mêmes médicaments alors que notre état aurait été sensiblement différent. C’est un peu comme si nous étions allés, dans l’espoir de manger un bon repas, au service à l’auto d’une chaîne de restauration rapide, pour obtenir une des variantes de la nourriture de pacotille qu’on y sert. Cependant, il ne fallait pas nous plaindre : nous devions nous compter chanceux et même nous montrer reconnaissants d’avoir été pris en charge ou d’avoir été servis alors que le méchant virus avait, nous disait-on, provoqué l’engorgement des hôpitaux et la fermeture des salles à manger et des restaurants dignes de ce nom.

Mais nous n’avions encore rien vu. La Santé publique qui, comme son nom l’indique, ne se soucie pas de la santé des individus mais de celle des masses, a poussé beaucoup plus loin la pratique de la médecine de masse. Les mesures recommandées ou approuvées par les experts de cette spécialité médicale concernaient tous les individus ou une partie importante des individus, indistinctement de leur état de santé véritable, en général ou à un moment donné. L’idée de confiner toute la société ou plusieurs de ses secteurs revient à traiter tous les individus comme des malades contagieux. Au plus fort des confinements, peu importait d’avoir des symptômes ou de ne pas en avoir, d’être infecté ou de ne pas l’être, d’être en bonne ou en mauvaise santé, d’être jeune ou vieux. Tous devaient rester autant que possible à la maison. Tous devaient éviter de fréquenter des personnes avec lesquelles elles n’habitaient pas. Tous devraient éviter de s’approcher de ces personnes à moins de deux mètres, à l’intérieur et à l’extérieur. Plus tard, tous devaient porter un masque dans les lieux publics intérieurs et, dans certains pays, dans les lieux publics extérieurs. Tous devaient passer un test de dépistage s’ils avaient été en contact avec une personne infectée et devaient s’isoler, que le résultat du test ait été positif ou négatif, et qu’ils aient eu des symptômes ou non. Enfin, tous devaient aller se faire vacciner, c’est-à-dire recevoir les deux doses initiales, puis au moins une dose de rappel.

Pour résumer, on a simplifié à outrance la situation afin de faire de tous les individus des malades effectifs ou potentiels dont l’état de santé aurait été uniforme, et de constituer à partir d’eux une masse uniforme à laquelle on pouvait imposer des prescriptions de masse, comme les confinements, le port du masque, le dépistage massif et, ultimement, la vaccination massive. Ce qui a donné lieu à des scènes surréalistes, par exemple le dépistage massif à l’auto ou la vaccination massive à l’auto, comme pour la restauration rapide dont toute la population occidentale devrait apprendre à s’accommoder ; par exemple aussi la vaccination dans les stades sportifs, qui servent normalement pour des événements sportifs ou musicaux de masse.

Ce n’est certainement pas un hasard si les têtes dirigeantes et les experts de la Santé publique, en collaboration avec leurs copains politiciens, ont utilisé massivement les médias de masse pour imposer ces pratiques médicales de masse, et ont eu recours à des technologies de surveillance de masse pour vérifier leur application, grâce à des applications mobiles ou au signal des téléphones cellulaires. Tout ça fait partie de la même tendance à massifier ce qui constitue notre société, et à dissoudre les individus et de nombreux groupes humains et institutions dans des masses informes qu’on peut traiter globalement de la même manière, en les réduisant au plus bas commun dénominateur. Les professionnels de la santé ont pu être, pour la plupart, facilement réduits au rôle de simples exécutants qui soutenaient et appliquaient à l’unisson les pratiques médicales de masse imposées par la Santé publique. Les masses profanes et décervelées, constituées de tous les imbéciles fonctionnels qui n’ont pas remis en question les mesures dites sanitaires, ont pour leur part adapté leurs attentes aux nouvelles pratiques médicales de masse et se sont mis à considérer comme de bons professionnels de la santé seulement ceux qui soutenaient et appliquaient ces pratiques. Aussi bien dans le cas de ces professionnels de la santé que dans celui des masses décervelées, on a pu assister et on continue d’assister à la régurgitation ad nauseam des affirmations péremptoires de la Santé publique, conformément au tour d’esprit développé par l’éducation de masse, y compris dans les facultés de médecine dont les programmes de formation sont pourtant contingentés.

Il est à craindre qu’avec la propagation de la télémédecine et de l’e-santé et le recours plus fréquent et plus systématique à l’intelligence artificielle, la médecine de masse achève d’être normalisée et fasse bientôt de plus grands ravages médicaux, intellectuels, culturels, moraux, sociaux, politiques et économiques. Car on n’a jamais vu un processus de massification qui a donné autre chose que de mauvais résultats, en médecine ou à propos d’autre chose.