Vers un dossier d’employé numérique centralisé

Dans les années 1980 et 1990, et parfois même au début des années 2000, les dossiers des employés contenaient seulement ou surtout des documents manuscrits, dactylographiés ou imprimés. Ces dossiers étaient rangés dans des classeurs et seul le personnel administratif y avait accès. Étant donné que cela prenait de l’espace, on s’efforçait souvent, sauf peut-être dans les bureaucraties publiques ou privées, de réduire autant que possible le nombre de documents qui étaient rangés dans ces dossiers et on épurait les dossiers des documents qui n’avaient plus de valeur. Quand les employés changeaient d’emploi, leurs anciens employeurs ne gardaient pas indéfiniment leurs dossiers. Après quelques années tout au plus, quand un litige avec l’employé ou le fisc n’était plus possible ou probable, ces dossiers pouvaient être élagués ou détruits, surtout quand il y avait beaucoup d’employés et quand le « roulement de personnel » était grand.

Avec la transformation numérique qui a commencé au début des années 2000 et qui s’accélère, les dossiers des employés sont de plus en plus numériques. Les employeurs ont donc davantage tendance à ajouter dans ces dossiers plus de documents et d’informations et à les conserver plus longtemps. Les dossiers d’employés se trouvant sur des serveurs où le manque d’espace se fait beaucoup sentir que dans les bureaux, ceux-ci peuvent être volumineux et conservés longtemps sans que ça ne pose problème. Sauf dans les cas où les employeurs sont assujettis à des règles strictes de conservation des documents qui les obligent à épurer et à détruire les dossiers des employés après un certain temps, et parfois même dans ces cas, ces dossiers peuvent dormir sur des serveurs ou dans des systèmes informatiques pendant des années ou même quelques décennies. Le travail d’épuration et de destruction des dossiers ou d’une partie des documents qu’ils contiennent demande du temps, et souvent il n’est pas automatisé. Bref, les responsables des ressources humaines, le personnel administratif, les gestionnaires, les gérants et les coordonnateurs peuvent souvent alimenter ces dossiers sans se dire qu’ils devront faire le ménage plus tard, et donc y mettre toutes sortes de choses, pour documenter à outrance le passage long ou court d’un employé. Certains se disent qu’il est toujours mieux d’en avoir plus que pas assez. D’autres cherchent à monter un dossier à des employés avec lesquels ils jugent avoir des problèmes ou qu’ils ont pris en grippe, afin d’être capables de motiver un congédiement qu’ils anticipent. Le moindre retard, la moindre absence, la moindre impolitesse, la moindre dispute, la moindre plainte, la moindre erreur et la moindre réclamation peuvent être mises au dossier et être utilisées plus tard contre les employés, pour les congédier et aussi pour leur rendre plus difficile de trouver un autre emploi. À l’ère des dossiers d’employés numériques, certains employeurs ne se contentent plus de contacter les anciens employeurs ou l’employeur actuel d’un candidat pour poser quelques questions générales à son sujet. Quand il s’agit d’entreprises ou d’organisations qui sont liées ou qui collaborent régulièrement, il est possible pour un département des ressources humaines d’obtenir du département des ressources humaines d’une autre entreprise ou d’une autre organisation des informations précises sur un candidat, comme son taux d’assiduité, sa ponctualité, son rendement, ses réclamations, son rapport à l’autorité, le respect des normes de santé et de sécurité, les mesures disciplinaires prises contre lui, les plaintes dont il a été l’objet, d’éventuels problèmes comportementaux, le degré de participation aux activités sociales de l’entreprise, ses évaluations annuelles, etc. Dans certains cas, il est même possible d’obtenir les documents mis au dossier de l’employé, qu’on peut facilement transmettre par messagerie électronique. Les employeurs qui ont recours à de telles pratiques d’embauche y voient un échange de bons procédés entre partenaires ou entreprises d’un même secteur économique, afin d’écarter les mauvais employés et de ne pas perdre de temps avec eux.

Le problème avec cette manière de faire, c’est que les employeurs sont maîtres de ce qui est inscrit dans les dossiers numériques de leurs employés ou ex-employés et de ce qu’ils en communiquent à d’autres employeurs. Les employés ou les ex-employés ne peuvent pas se défendre ou s’expliquer et souvent ils n’ont pas connaissance de tout ce qui est inscrit dans leurs dossiers, et sont encore moins au courant de ce qu’on en communique à d’autres employeurs. Cela revient à présupposer que ce qui est inscrit dans ces dossiers ou en provient est justifié, et qu’en cas de faute des employés ou des ex-employés, ce sont ces derniers qui sont fautifs, et pas les employeurs, les clients et des collègues. On s’en remet donc aveuglément à l’avis des personnes qui alimentent ces dossiers, pas seulement à propos des compétences et des résultats obtenus, mais à propos d’éléments qui ne concernent pas le travail lui-même et les résultats obtenus, comme le comportement et l’appréciation des supérieurs, des collègues et des clients. On ne laisse donc même pas, à un employé compétent qui serait écarté pour ces raisons, l’occasion de faire ses preuves, et on lui préférera alors un employé moins compétent, plus docile, et dont on se dira qu’il ne fera pas de problèmes et qu’il sera plus agréable de travailler avec lui.

Heureusement, il existe des facteurs qui empêchent les employeurs de détruire sans appel l’employabilité de certains leurs employés ou ex-employés. Les dossiers numériques utilisés pour documenter ce qui se rapporte à un employé sont décentralisés, pour l’instant. Ce qui veut dire que les personnes qui traitent les demandes d’informations sur un employé ou un ex-employé devront faire des recherches dans un fouillis de documents et ne se donneront pas toujours la peine de les faire correctement, surtout quand l’embauche par un autre employeur leur permettrait de se débarrasser d’un employé dont, à tort ou à raison, on ne voudrait plus.

Imaginons maintenant, dans quelques années ou décennies, l’apparition d’un dossier d’employé numérique centralisé, un peu comme le dossier médical numérique centralisé dont les gouvernements occidentaux semblent être bien décidés à se doter. Cette nouvelle plateforme pourrait être administrée par le ministère du Travail, afin d’aider les sans-emplois à intégrer ou à réintégrer le marché du travail, et les employeurs à recruter plus facilement, dans un contexte de pénurie de main-d’œuvre qualifiée. Ou bien elle pourrait être administrée par une organisation privée contrôlée par un consortium d’employeurs, pour les raisons que nous venons de dire. Ou encore, cette plateforme pourrait être créée et administrée dans le cadre d’un partenariat privé-public entre cette organisation privée et le ministère du Travail. Quoi qu’il en soit, tout ce qui était inscrit ou déposé jusqu’alors dans les dossiers d’employés numériques partiels conservés par chaque employeur serait automatiquement inscrit ou déposé dans des dossiers numériques centralisés qui les remplaceraient. L’envoi d’une candidature pour un emploi pourrait être fait ou devrait même être fait à partir du dossier d’employé numérique centralisé, et la totalité ou une partie importante du contenu de ces dossiers pourrait être intégrée à la candidature, pour analyse par les recruteurs. Une partie plus ou moins importante du dossier scolaire numérique centralisé pourrait aussi y être intégrée, afin de fournir aux recruteurs un portrait d’ensemble du parcours académique et professionnel de chaque candidat. Étant donné que ceux-ci disposeraient alors d’informations détaillées sur le comportement de chaque candidat, pendant ses études et ses expériences professionnelles antérieures, ils accorderaient vraisemblablement moins d’importance aux relevés de notes, aux diplômes et aux réalisations professionnels, auxquelles ils ne pourraient d’ailleurs pas se fier même s’ils le voulaient, puisque les comités de sélection des établissements scolaires et d’autres recruteurs auraient déjà accordées une grande importance aux renseignements sur le comportement des candidats, et auraient ainsi déterminé grandement leur parcours académique et professionnel en fonction de l’évaluation de ce comportement, faite par ces comités et ces recruteurs, à partir de l’évaluation faite par les établissements scolaires et les employeurs antérieurs. Ou bien, si les recruteurs accordaient, dans leur évaluation des candidatures, de l’importance aux parcours académique et professionnel de chaque candidat, ce serait parce qu’un parcours brillant ou passable serait le signe de bonnes ou de mauvaises dispositions comportementales. Pour les employeurs, il en résulterait une tendance à favoriser l’embauche de diplômés et de travailleurs dociles et assez faciles à manier, lesquels ne sont pas forcément les plus compétents. Pour les travailleurs et, plus tôt, les étudiants, il en résulterait une forte incitation à marcher au pas, en ce qui concerne le travail et les études à strictement parler, mais aussi d’autres choses qui n’ont rien à voir avec le travail et les études elles-mêmes, par exemple l’application des mesures soi-disant sanitaires et des opinions morales et politiques présumées ou connues et considérées comme inadmissibles, lesquelles il serait de plus en plus difficile de cacher aux comités de sélection et aux recruteurs, à moins de la fermer, d’obéir ou de jouer la comédie. Il pourrait s’agir, entre autres, d’opinions dissidentes ou hérétiques sur les « pandémies », sur le « transgenrisme », sur la guerre ouverte ou par procuration contre la Russie ou la Chine, ou sur les changements climatiques, pour lesquelles on pourrait être discriminé, ouvertement ou non. Car un tel dossier numérique collerait à la peau de chacun pour toute sa vie et constituerait une partie importante de son identité, pas seulement dans la réalité virtuelle, mais aussi dans la réalité physique. Ceux qui n’adopteraient pas, en paroles et en actes, les comportements exigés se retrouveraient dans la même situation que ces dissidents de l’ex-URSS devenus suspects moralement et politiquement ou que les employés indisciplinés dont le livret de travail comportait des taches : ils auraient beaucoup de difficulté à trouver un emploi et ils devraient se résigner à accomplir des besognes ingrates pour des salaires de misère.

Allons plus loin. Les intelligences artificielles pourraient assister les recruteurs, puis finir par les remplacer et par faire l’analyse des candidatures grâce aux dossiers d’employés numériques centralisés. Telle personne, en fonction de l’analyse automatisée de son parcours académique et professionnel et aussi (ou surtout) de ses antécédents comportementaux, pourrait décrocher tel emploi, ou pas. Encore pire, les employeurs et le ministère du Travail pourraient décider que les intelligences artificielles, par l’analyse des nombreuses données accumulées dans ces dossiers, sont plus aptes que les travailleurs sans emploi ou les travailleurs déjà employés quels emplois ils voudraient occuper ou s’ils doivent garder le même emploi, en changer ou le quitter. Ce seraient les intelligences artificielles qui, par une analyse récurrente des dossiers d’employés numériques centralisés et des emplois existants occupées ou disponibles, qui décideraient qui doit continuer à occuper le même poste, qui doit en changer, qui doit le perdre, qui doit continuer à être sans emploi ou qui doit être placé à tel endroit, en fonction des besoins réels ou présumés des employeurs et de la grande machine économique dont ils font partie. Même plus besoin d’envoyer et d’analyser des candidatures, puisque le travail automatisé de placement, de déplacement, de mise à pied et de congédiement serait fait automatiquement à partir des dossiers d’employés numériques centralisés.

Si la tendance se maintient, si le travail sur ordinateur et le télétravail deviennent de plus en plus fréquents, si les employés qui ne pratiquent pas ces formes de travail sont exposés à des formes de surveillance automatisée dans les milieux de travail (par exemple la vidéosurveillance algorithmique), si tous sont aussi exposés à ces formes de surveillance même quand ils ne travaillent pas, à la maison ou dans les lieux publics, les intelligences artificielles pourraient aussi être utilisées pour alimenter automatiquement les dossiers numériques d’employés et documenter l’activité des employés, pendant qu’ils travaillent, pendant qu’ils sont en pause et même quand ils ne travaillent pas, afin de dresser un portrait plus complet de toutes leurs activités, afin de préciser et de mettre à jour constamment l’identité qui devrait leur coller à la peau pour toute leur vie, qui déterminerait ce qu’ils pourraient faire et ne pourraient pas faire, et qui les priverait de toute autonomie. Dans ce contexte, nous ne serions plus des travailleurs salariés, mais des esclaves dont le nouveau système social et économique pourrait disposer à son gré, conformément aux intérêts des élites qui le contrôleraient.