Intensification de la surveillance de masse pour mater l’opposition

Quand nous faisons la critique de la surveillance de masse et de l’automatisation de l’analyse des données collectées, ainsi que de la prolifération réglementaire qu’elles rendraient possibles, nous supposons souvent qu’on en profitera pour nous donner des amendes, nous faire des procès et nous condamner à des peines diverses sous toutes sortes de prétextes, le moindre de nos comportements étant alors surveillé et réglementé. Mais ce n’est là qu’une possibilité parmi d’autres, et peut-être pas la plus probable.

En plus des possibilités dont je refuse de parler publiquement pour ne pas donner de mauvaises idées à nos maîtres et à leurs larbins, et pour ne pas contribuer ainsi à la réalisation de ce que je crains, il est aussi possible que les informations incriminantes collectées et colligées à propos de nous ne soient pas utilisées systématiquement contre nous parce qu’il ne serait pas possible de donner des amendes et de faire des procès à chaque personne qui enfreindrait une réglementation omniprésente. Cela demanderait des ressources administratives, juridiques et carcérales que nous n’avons pas. Si nos maîtres remédiaient à ce manque en s’en remettant de plus en plus à l’intelligence artificielle et aux robots pour l’application de la réglementation, pour la conduite des procès et les verdicts et pour la gestion des prisons et des prisonniers, et si on faisait respecter rigoureusement cette réglementation omniprésente et tatillonne, on provoquerait l’irritation et même l’opposition de nombreuses personnes qui, sans ça, seraient obéissantes et même dociles, et qui devraient faire constamment attention à ce qu’elles font et disent pour ne pas avoir des amendes ou des ennuis plus sérieux, sans toujours y parvenir malgré leurs efforts. Malgré les puissants moyens de surveillance et de contrôle qui seraient alors à leur disposition, il est douteux que l’application systématique de cette réglementation contribuerait à consolider le pouvoir de nos maîtres, et il se pourrait qu’en visant tout le monde, elle contribuerait au contraire à déstabiliser ce pouvoir. Donc, à moins que nos maîtres cherchent à nous asservir tous le plus possible pour jouir pleinement de leur pouvoir (ce qu’il ne faut certainement pas exclure), il se peut que la réglementation que rendrait possible l’automatisation de la surveillance de masse et de l’analyse des données qui nous concernent ne s’appliquerait pas de la même manière à chacun d’entre nous, et que nos maîtres chercheraient à optimiser les résultats en ciblant seulement ou surtout les opposants, ou ceux qui sembleraient avoir un profil d’opposant.

En fait, c’est quelque chose qui se fait déjà, du moins pour les opposants les plus en vue, et qui pourrait s’intensifier et s’étendre à l’ensemble des opposants, grâce aux nouveaux moyens de surveillance de masse et d’analyse des données collectées. Nos maîtres peuvent déjà puiser dans ce qu’Edward Snowden appelle notre « permanent record » – qu’on peut certainement alimenter encore plus facilement qu’à l’époque où Snowden travaillait pour la NSA – pour y trouver des informations compromettantes sur des délits ou des actes et des paroles considérés moralement répréhensibles, lesquelles peuvent permettre des poursuites en justice ou des campagnes médiatiques de dénigrement. Au besoin, il est possible de trafiquer ces informations ou d’en inventer de toutes pièces. Il n’en faut pas davantage pour qu’une personnalité politique en marge de la classe politique, un reporter indépendant, un activiste ou plus rarement un intellectuel qui s’est attiré la colère de nos maîtres se retrouve à être attaqué violemment dans les médias de masse et sur les réseaux sociaux, à faire l’objet d’une enquête policière, à devoir comparaître devant un tribunal (ce qui constitue déjà un châtiment, étant donné les frais d’avocat et la longueur de la procédure) et parfois à être condamné à payer une amende substantielle ou à faire un séjour en prison, et ce, pour des actes qui n’ont rien à voir avec son activité d’opposant, qui auraient été commis il y a des années, pour lesquels il n’a pas été inquiété pendant tout ce temps, et que de nombreuses personnes, y compris certains de ses accusateurs, ont eux-mêmes commis sans que ça ne dérange personne.

Avec la généralisation et l’intensification de la surveillance en ligne, dans les lieux publics et dans nos domiciles, on en viendra à surveiller des choses qu’on aurait jamais pensé surveiller à grande échelle, et à étendre la réglementation à nos moindres gestes, qu’ils s’agissent d’obligations, d’interdictions ou de recommandations qui auront pratiquement le statut d’obligations ou d’interdictions. Les services de renseignement, les forces policières et les grandes entreprises des secteurs de la technologie et des télécommunications constitueront des bases de données de plus en plus centralisées et complètes sur ce que nous faisons et disons, et détiendront sur chacun d’entre nous des informations incriminantes qui, bien présentées ou façonnées, pourraient être utilisées pour punir ceux qui participent ouvertement ou clandestinement à des activités d’opposition, et ce, même et surtout si elles ne sont pas interdites. L’apparence de la démocratie serait ainsi préservée, et les opposants seraient punis, pas pour des actes d’opposition, donc pas en tant qu’opposants, mais tout de même parce qu’ils seraient des opposants dont on ne saurait tolérer les écarts à l’égard de la réglementation. Du même coup, il serait possible de discréditer les opposants et les activités d’opposition en y associant ces actes répréhensibles, bien que commis impunément par un grand nombre de personnes, y compris les dénigreurs et les accusateurs (il ne faut pas sous-estimer l’ampleur de l’hypocrisie) ; et de faire comprendre aux bons citoyens ou aux bons sujets qu’ils pourraient se permettre des écarts sans avoir à s’inquiéter s’ils ne dépassaient pas les bornes, s’ils savaient faire preuve de discrétion, s’ils ne se compromettaient pas en prenant part à des activités d’opposition, et si les autorités n’avaient pas de raisons de douter de leur loyauté. Ces bons sujets, aussi longtemps qu’ils n’envisageraient pas d’être autre chose que de bons sujets, s’accommoderaient fort bien de la surveillance de masse et de l’application discrétionnaire de la réglementation, puisqu’on les laisserait la plupart du temps tranquilles. En réalité, c’est justement à cause de cette irrégularité dans l’application de la réglementation que la surveillance de masse pourrait s’immiscer jusque dans les domiciles et que la réglementation pourrait s’appliquer à nos actes et à nos paroles les plus anodins sans susciter trop souvent de l’irritation susceptible de résulter en des actes d’opposition. Sans compter que cela produirait un effet dissuasif sur les bons sujets qui pourraient changer d’idée et avoir envie de prendre part à l’opposition, puisqu’ils sauraient que les organisations qui les surveilleraient et qui seraient au service de leurs maîtres disposeraient d’informations incriminantes sur leur compte et seraient en position de leur faire payer chèrement, grâce à ces écarts, un changement d’attitude à l’égard de leurs maîtres.

Encore une fois, nous devons nous demander si nos maîtres et leurs stratèges sont assez froids et réfléchis pour faire de tels calculs, ou s’ils sont plutôt ivres de pouvoir et bien décidés à y aller à fond, jusqu’à ce qu’ils aient anéanti tout germe d’opposition et toute liberté individuelle, ou jusqu’à ça finisse par leur sauter au nez. Il se peut aussi que ces deux tendances aient leurs partisans parmi nos maîtres, et que celles-ci s’affrontent.