Les imbéciles fonctionnels

Il n’est pas nouveau que les autorités sanitaires s’ingèrent dans notre vie pour nous dire ce que nous devrions faire ou ne pas faire. Cela a commencé bien avant l’arrivée du virus. Les moyens pris pour lutter contre le tabagisme en témoignent. Depuis une quinzaine d’années, les fumeurs ne peuvent plus fumer dans les restaurants et les bars au Québec, et il leur faut rester à neuf mètres des entrées des lieux publics quand ils sortent fumer à l’extérieur, sous peine d’amende. Il existe même des campus sans fumée, ce qui comprend tous les lieux extérieurs. Et même quand les fumeurs se conforment à ces restrictions et ne dérangent personne, ils font l’objet de campagnes de sensibilisation, car le tabagisme aurait pour effet des risques accrus de développer de graves maladies et de représenter un poids supplémentaire pour le réseau public de santé. Si bien qu’on en vient à se dire qu’il s’agit d’une sorte du puritanisme sanitaire.

La consommation régulière d’alcool, même quand elle est modérée et ne dérange personne, est aussi dans le collimateur de ces puritains. Il ne s’agit pas seulement de lutter contre les formes les plus graves d’alcoolisme, par exemple quand ils ont pour effet des actes violents commis sur l’entourage de ces grands buveurs. Au Québec, le seul fait de boire dans un lieu public – à l’exception des bars, des cafés, des restaurants et des lieux extérieurs désignés, surtout pendant des festivals – constitue une infraction. Dans plusieurs milieux de travail, il existe des politiques sur l’alcool, dont l’objectif est de sanctionner ceux qui boiraient quelques coupes de vin ou une pinte de bière pendant le dîner et qui reviendraient au travail avec une haleine qui sentirait l’alcool. Peu importe si ces quantités modérées ne les affectent pas et ne les empêchent pas de faire leur travail aussi bien que d’habitude. Là n’est pas la question ! C’est la consommation d’alcool en soi qui serait incompatible avec le professionnalisme et un mode de vie sain que les entreprises doivent promouvoir auprès de leurs employés. C’est probablement pour repérer ces écarts que les puritains ont mis en circulation, il y a quelques années, une maladie nommée « alcoolisme fonctionnel », qui est parfois très difficile à détecter puisqu’elle est parfois pratiquement asymptomatique, en ce qu’elle n’empêche pas ceux qui en sont atteints de fonctionner normalement (c’est-à-dire essentiellement de faire leur travail) et qu’elle n’est pas remarquée par les principaux concernés et leur entourage, notamment les collègues de travail. Cette maladie, comme une autre que nous avons apprise à connaître depuis le printemps 2020, n’en serait que plus sournoise et plus dangereuse.

L’alcoolisme fonctionnel pose problème en tant que maladie ou mal professionnel puisqu’il est asymptomatique ou, à tout le moins, peu asymptomatique dans bien des cas. Car même dans les cas où les alcooliques fonctionnels auraient leurs facultés affaiblies, cela ne les empêcherait pas de faire leur travail aussi bien ou moins mal que plusieurs de leurs collègues, soit que ceux-ci soient moins intelligents ou moins habiles et aient besoin de toutes leurs aptitudes pour maintenir un certain degré de compétence, soit qu’ils aient eux aussi leurs facultés affaiblies, mais par autre chose, par exemple trop de temps passer à regarder la télévision et à « être sur Facebook ou Twitter », ou à s’occuper constamment de petits soucis ménagers et familiaux, ce qui dégrade à la fois leurs aptitudes intellectuelles et physiques. En fait, si l’alcoolisme fonctionnel passe inaperçu dans les milieux de travail, c’est parce qu’il ne se détache pas du fond que constitue ce qu’il faudrait nommer l’imbécilité fonctionnelle. L’alcoolique fonctionnel, même quand ses facultés sont plus diminuées que d’habitude, est généralement capable de se tirer d’affaire aussi bien que ses collègues aux capacités en elles-mêmes plus limitées ou aux facultés diminuées pour d’autres raisons. Il peut faire comme eux, c’est-à-dire appliquer machinalement les procédures ou les trucs du métier pour faire le travail physique ou intellectuel qu’il a à réaliser, ce qui demande peu d’adresse et peu d’intelligence, une fois qu’on connaît bien ces procédures et qu’on s’est fait la main. Il peut « se mettre sur le pilote automatique » aussi bien que ses collègues et atteindre les mêmes objectifs atteints par eux, malgré leurs facultés diminuées pour d’autres raisons.

J’en viens à me dire que l’imbécilité fonctionnelle constitue un mal beaucoup plus grand que l’alcoolisme fonctionnel, lequel ne serait d’ailleurs pas possible si cette forme d’imbécilité n’était pas favorisée par notre société et n’y était pas très répandue. L’imbécilité fonctionnelle, c’est la trame de fond de notre société et même de notre civilisation en pleine décadence. Autrement dit, presque toutes les fonctions peuvent être occupées par des imbéciles bien dressés et gagnent même à l’être, puisque ceux qui ne sont pas devenus peu à peu des imbéciles et qui n’ont pas été progressivement dressés risquent de faire autre chose que ce qui est attendu dans le cadre des fonctions exercées.

Il est bien connu que ceux qui occupent des emplois non qualifiés voient leur activité professionnelle fortement encadrée. Les employeurs, pour être en mesure de les former rapidement et de les remplacer sans difficulté, normalisent ce qu’ils doivent faire grâce à des procédures. Ils doivent poser systématiquement telles questions aux clients, dans un ordre invariable. Ils doivent faire telles vérifications, obtenir telles informations et consulter tels documents avant de procéder à une transaction. Ils doivent ajouter, dans un ordre donné, des quantités précises d’ingrédients dans les sandwichs qu’ils préparent en série, selon des recettes qu’il est impossible de changer ou d’améliorer. Ils doivent saisir dans une base de données le contenu de factures et de réclamations en fonction d’une codification fortement standardisée. À moins que les personnes concernées trouvent des manières de résister à ce formatage de leur activité et de leur personne, par exemple en cultivant des aptitudes intellectuelles ou manuelles (qui demandent aussi un exercice de l’esprit) en dehors du travail, leur intelligence s’émoussera au fil des années et sera adaptée au peu qui est requis au travail, et ils perdront jusqu’au désir et à l’idée de la cultiver.

Nous aurions tort de croire que ce phénomène s’applique seulement aux personnes moins scolarisées ou moins qualifiées, qui n’ont pas fait d’études universitaires et qui occupent des emplois non qualifiés et mal rémunérées pendant des décennies. Car que font les journalistes, sinon appliquer sans réfléchir les mêmes recettes pour faire rentrer dans la tête de la population ce qu’il est convenu de savoir ou de croire à propos de tel événement ou de telle situation, la répétition jusqu’à la nausée de la même chose et le recours aux sentiments les plus rudimentaires étant censés prouvée le bien fondé de ces connaissances ou de ces opinions ? Les enseignants dans les écoles primaires et secondaires font presque la même chose que les journalistes, en s’appuyant sur les rudiments des « matières » qu’ils sont autorisés à enseigner, en répétant ce qui doit être enseigné selon les programmes du ministère de l’Éducation, et en inculquant à leurs élèves, souvent sans réflexion autonome, la bonne morale voulue par le Ministère, c’est-à-dire la Morale tout court. Les intellectuels, pour leur part, se contentent très souvent d’avoir recours au bagage culturel et aux outils théoriques, accumulés pendant leurs études et leurs « recherches », pour régurgiter des idées convenues sur des penseurs ou des mouvements intellectuels, et pour fournir des justifications théoriques aux opinions morales et politiques répandues dans la société en général ou dans les sphères du pouvoir. Les médecins, que beaucoup considèrent comme une sorte d’élite intellectuelle, se font bourrer la tête de savoirs convenus et non discutés pendant leurs études et apprennent à appliquer les protocoles médicaux en vigueur pendant leurs années d’internat, lesquels devraient grandement les dispenser d’observer, d’analyser et de réfléchir à ce qu’ils font. Les scientifiques n’hésitent pas à se mettre au service de ceux qui les financent – que ces fonds soient publics ou privés – et à produire des études dont les résultats sont connus d’avance et compatibles avec les intérêts et les désirs de ces bâilleurs de fonds, si bien qu’ils ne font pas vraiment de la recherche et n’ont pas à faire preuve de l’intelligence et de la rigueur attendues de scientifiques. Enfin les fonctionnaires, qui détiennent souvent des diplômes universitaires, ne sont que des rouages des organismes bureaucratiques dont la principale fonction est de concevoir et d’appliquer des procédures, et de rédiger des rapports et autres documents bureaucratiques conformes aux normes en vigueur, aux intérêts de l’organisme bureaucratique auquel ils appartiennent et aux exigences de leurs supérieurs immédiats et des hautes autorités. On l’aura compris, toutes ces personnes disposent souvent de capacités intellectuelles assez limitées, et sont même à leur manière des imbéciles fonctionnels bien adaptés aux tâches intellectuelles peu exigeantes attendues d’eux. C’est pourquoi on peut trouver assez souvent parmi elles des alcooliques fonctionnels, qu’on appelle alors des « alcooliques à haut fonctionnement », qui passent souvent inaperçus, et qui ne se tirent pas plus mal d’affaires que leurs confrères et consœurs plus sobres, quand ils ne s’en tirent pas mieux qu’eux malgré leurs facultés intellectuelles parfois affaiblies ou émoussées, tant le niveau intellectuel général est faible et tant il suffit souvent de connaître les trucs du métier, d’appliquer les procédures et de se conformer aux normes pour faire son chemin et réussir. À la rigueur, la consommation régulière d’alcool peut rendre cet abrutissement intellectuel plus supportable dans certains cas, notamment chez ceux qui jadis avaient des aspirations intellectuelles plus élevées et qui ont toujours de la peine à se contenter d’aussi peu.

Hélas, l’imbécilité fonctionnelle ne reste pas cantonnée dans les emplois qualifiés ou non qualifiés. Elle existe aussi en morale et en politique. C’est qu’on attend bien peu de chose de nous dans notre société.

En tant qu’individus, on nous demande de nous conformer aux normes morales et d’organiser notre existence en conséquence. Il s’agit de faire des études dans un domaine où il y a de l’emploi, de faire ce que notre employeur nous demande, de supporter avec résignation l’augmentation du coût de la vie, d’adhérer au puritanisme moral et sanitaire, d’être un bien-pensant et de faire partie d’un des troupeaux reconnus et autorisés. Pour y parvenir, une intelligence limitée suffit amplement. Si bien qu’un imbécile fonctionnel, de type commun ou « à haut fonctionnement », pourra « fonctionner » dans ce contexte social. Il peut même se démarquer grâce à une conformité plus grande ou plus ostentatoire à ces normes, par exemple en en faisant plus que ce qui est nécessaire et en prévenant les désirs de ses supérieurs ou de ses maîtres. Le travailleur de bureau scolarisé qui, sans se poser la moindre question, se vante de porter assidûment son masque même quand cela n’est pas ou plus requis, qui essaie d’obtenir le même comportement des autres, qui se précipite pour se faire injecter une quatrième dose d’un « vaccin » qu’on dit efficace et ainsi conserver la protection qu’il conférerait, qui n’en croit pas moins que les « non-vaccinés » représentent un danger pour les « vaccinés » et devraient être isolés du reste de la société, et qui est fier de présenter son passeport pour aller au restaurant ou au café, est par son imbécillité très bien adapté au contexte social actuel. À l’inverse, celui qui réfléchit, qui remet en question le bien-fondé de ce qu’on exige de lui, qui refuse de se conformer ou qui se conforme en formulant des critiques, serait un méchant, un égoïste, un fou, un récalcitrant ou un complotiste, simplement parce que ses facultés ne sont pas affaiblies ou dégradées comme celles du conformiste. Ce non-conformiste, généralement plus intelligent que les imbéciles fonctionnels mieux adaptés et souvent plus scolarisés, doit prendre toutes sortes de précautions pour avoir le moins d’ennuis possible et ne pas se faire faire de sales coups par le troupeau des imbéciles fonctionnels, particulièrement par les imbéciles « à haut fonctionnement » qui, par leur plus grand conformisme, réussissent souvent à occuper les positions d’autorité.

En tant que citoyens, on attend seulement de nous que nous portions au pouvoir les figures importantes d’un parti politique respectable, que nous nous abstenions de voter pour des partis dits populistes ou qui flirteraient avec l’extrême-droite, et que notre comportement soit conforme aux décisions prises par ces bons dirigeants, car la vérité et le bien seraient définis par les paroles de ces dirigeants élus au suffrage universel ou des experts auxquels ils ont recours. Le bon citoyen, c’est donc celui qui a foi en ce que dit et fait le gouvernement, c’est celui qui se rallie inconditionnellement au gouvernement, c’est celui qui obéit docilement, c’est celui qui ne voit pas l’importance de la transparence et d’un débat public digne de ce nom, c’est celui qui croit qu’on peut déléguer aux politiciens, aux bureaucrates et aux experts de service la défense de ses intérêts, de ses droits et de sa liberté, alors que ces personnes n’ont pas de comptes à leur rendre, peuvent lui nuire en toute impunité, et voient leur pouvoir s’accroître en sacrifiant ses intérêts, ses droits et sa liberté. Étant donné l’absence de critères intellectuels assez élevés pour devenir citoyens – encore plus que dans les professions où l’imbécilité fonctionnelle sévit, car ce serait donné à toutes les personnes réputées majeures d’exercer les quelques droits politiques qu’on daigne nous accorder –, c’est dans l’ordre des choses que les imbéciles fonctionnels soient tout à fait adaptés au rôle de citoyen ainsi compris. Inversement, celui qui n’entend pas devenir la chose des autorités politiques, bureaucratiques et sanitaires, qui critique le gouvernement et ne se conforme pas aux restrictions abusives qu’on essaie de lui imposer, qui exige plus de transparence du gouvernement et un véritable débat public sur la marche vers l’autoritarisme de notre société, et qui désire défendre ses propres intérêts, droits et libertés et ceux de ses concitoyens, passe pour un hurluberlu, pour un criminel, pour un ennemi public, pour un fasciste, pour un terroriste ou pour un usurpateur qui voudrait renverser le gouvernement démocratiquement élu. Ce citoyen au sens fort du terme est plus intelligent et plus lucide que tous ces imbéciles fonctionnels qu’on cherche à faire passer pour des citoyens ; et c’est pourquoi il est moins bien adapté qu’eux au contexte politique actuel, et ne peut qu’entrer en conflit – ouvertement ou non – avec les autorités politiques, bureaucratiques et sanitaires qui veulent faire de lui un simple sujet, c’est-à-dire dire un imbécile capable de fonctionner dans notre démocratie de plus en plus formelle et minimale, et peut-être vouée à disparaître bientôt, sauf en nom.