Villes, domiciles et véhicules « intelligents » pour personnes en perte d’intelligence et d’autonomie

Nos milieux de vie et nos activités quotidiennes sont en train de se transformer rapidement. Il y a eu une époque, pas si lointaine, où nous pouvions et devions interagir directement avec notre environnement et penser à ce que nous faisions sans avoir recours à une certaine forme d’assistance technologique. Mais les choses sont en train de changer rapidement et radicalement.

Jadis, quand nous prenions l’autobus, il nous fallait consulter des trajets imprimés, nous rendre à temps à l’arrêt en prévoyant le temps que ça prend et regarder à l’extérieur pour descendre au bon endroit. Maintenant, grâce à l’omniprésence des téléphones « intelligents », à des applications de transport en commun et à des autobus intégrés au réseau de transport « intelligent », nous pouvons savoir où est rendue l’autobus que nous voulons prendre, recevoir une notification quelques minutes avant son passage pour nous dire de nous rendre à l’arrêt, suivre nos déplacements sur notre téléphone ou sur des écrans situés dans l’autobus et savoir où descendre sans regarder à l’extérieur.

Jadis, quand nous avions à nous déplacer, à pied ou en voiture, dans une ville mal connue ou dans un secteur mal connu de la ville où nous habitions, il nous fallait être attentifs aux panneaux qui identifient les rues, aux numéros civiques des édifices ou des maisons et aux changements de direction, en nous aidant parfois d’une carte où nous devions nous-mêmes trouver notre position en regardant autour de nous. Maintenant, grâce aux cartes « intelligentes » disponibles sur les téléphones mobiles et aux modules GPS intégrés aux voitures, il nous suffit de regarder un écran ou même de suivre les indications qu’on nous donne, par écrit ou par l’intermédiaire d’une voix de synthèse, pour arriver à destination. Dans quelques années, les voitures privées ou les taxis sans conducteur deviendront peut-être fréquentes, et il suffira de dire à l’intelligence artificielle où nous voulons aller pour y être transportés, sans avoir à nous soucier du trajet, de la signalisation et de la circulation.

Jadis, quand nous étions au travail, c’était à nous de nous rappeler les engagements pris à l’égard de nos collègues, de nos collaborateurs ou de nos clients. Maintenant, nous commençons à recevoir des courriels de synthèse, générés à la suite de l’analyse de nos courriels par une sorte d’intelligence artificielle rudimentaire, pour nous rappeler ces engagements et nous dire ce que nous devrions faire. Ce n’est qu’une question de temps avant que des intelligences artificielles analysent aussi nos communications par vidéoconférence et prétendent nous aider à organiser notre travail en nous envoyant des messages de synthèse et des rappels.

Jadis (et encore aujourd’hui pour beaucoup), quand nous cuisinions, il nous fallait réfléchir aux aliments dont nous avions besoin ou trouver une recette faisable avec ce que nous avions déjà dans le garder-manger et le réfrigérateur, l’adapter s’il nous manquait des ingrédients ou simplement improviser en fonction de nos expériences culinaires antérieures. Maintenant, grâce aux boîtes « intelligentes » fabriquées par les grandes corporations technologiques qui commencent à transformer nos logements en domiciles « connectés », on nous prépare une liste des ingrédients à acheter ou même une commande en ligne qu’il nous faut seulement valider, ou on nous propose des recettes que nous pouvons faire avec les ingrédients que nous avons déjà.

Aujourd’hui, c’est principalement à nous d’être attentifs à notre état physique et émotionnel et à chercher les causes des malaises, des indispositions, des maux et des sentiments désagréables que nous avons, ainsi que des moyens d’empêcher ces choses de se produire, de les atténuer et même d’y substituer un état physique et émotionnel plus sain, et à nous d’aller consulter des personnes capables de nous aider si nous jugeons que c’est nécessaire. Dans un avenir assez rapproché, des intelligences artificielles pourraient, à partir de données biologiques et biométriques collectées grâce aux montres « intelligentes » (ou d’autres dispositifs semblables) et à la reconnaissance faciale, prétendre nous révéler des choses que nous ignorerions sur notre état physique et émotionnel, faire des diagnostics, établir quelles sont les causes à l’origine de ces maux ou de ces anomalies, nous donner des conseils et nous faire des recommandations en conséquence, prendre en charge notre alimentation pour rétablir notre santé physique, contrôler l’éclairage et l’ambiance de notre domicile à l’aide d’une musique relaxante capable de mettre fin à notre angoisse ou à notre irritation, planifier une consultation avec un médecin ou un psychologue pour traiter adéquatement nos maux physiques ou mentaux, voire nous prescrire et commander directement des médicaments, en veillant à ce que nous les prenions.

Etc.


S’il est certainement justifié de critiquer la surveillance et le contrôle de masse que rendent possibles ces nouveaux dispositifs technologiques, je trouve qu’on n’insiste pas assez sur leurs effets dégradants pour l’intelligence et l’autonomie. Autrement dit, on met trop l’accent sur ces dispositifs en tant que contraintes extérieures aux individus, en négligeant la manière dont ils transforment pour le pire les individus eux-mêmes, qui ne sont certainement pas dotés d’une nature immuable qui résisterait aux effets de ces dispositifs.

Pour nous qui avons été adultes au moins plusieurs années avant que l’environnement social dans lequel nous évoluons et les petits actes que nous accomplissons quotidiennement commencent à être pris en charge par ces dispositifs technologiques, cela revient à nous faire traiter comme des personnes âgées dont les capacités intellectuelles se détériorent, qui perdent leur autonomie, et dont l’existence doit être prise en charge par le personnel des résidences de personnes âgées, à la différence près que ce sont des machines et des logiciels qui s’occupent de nous. D’après ce que j’en ai vu dans mon entourage, la manière dont on prétend stimuler, dans ces institutions, l’intelligence des personnes âgées, ralentir leur perte d’autonomie et en atténuer les effets aggrave en fait la situation, au sens où elle contribue à la dégradation des capacités intellectuelles et à la perte autonomie, tout en faisant durer ce retour en enfance grâce à des soins médicaux qui repoussent la mort. Car que fait-on, sinon traiter ces vieillards comme des enfants, en organisant des activités de groupe puériles (des fêtes d’anniversaire, des journées thématiques, de brèves sorties au parc ou simplement à l’extérieur, etc.), en prenant en charge la préparation de leurs repas et leurs déplacements, en planifiant leur existence dans le menu détail, et en collectant régulièrement des données biologiques qui déterminent ce qu’ils peuvent et ne peuvent pas faire et les traitements auxquels ils sont soumis ? Ma grand-mère maternelle a été internée dans un pareil établissement après la mort de mon grand-père. Même si elle était assez autonome intellectuellement et physiquement pour son âge, son état s’est dégradée rapidement en quelques mois seulement, non pas malgré la prise en charge de sa vie et les bons soins qu’on lui donnait, mais précisément à cause de ceux-ci. N’est-il pas raisonnable d’attendre des effets semblables des traitements semblables qu’on impose à des adultes qui, jusque-là, s’occupaient assez bien de leurs propres affaires et vaquaient avec succès à leurs occupations quotidiennes ? N’est-ce pas là les faire dégénérer prématurément, et les transformer en vieillards qui, bien que n’en ayant pas l’âge, sont en perte d’intelligence et d’autonomie, faute de pouvoir les exercer suffisamment ? N’est-il pas possible que cela affecte déjà leur capacité à accomplir leurs prestations professionnelles et à prendre part activement à la politique, puisque que des personnes qui sont en perte d’intelligence et d’autonomie pour des choses assez simples et à la portée de tous devraient aussi l’être pour des activités professionnelles et politiques plus complexes ? Se peut-il qu’on profite déjà de cette dégénérescence et de cette passivité croissante pour organiser et simplifier de plus en plus ces activités et, ultimement, les faire prendre en charge par des intelligences artificielles, qui assisteront ou remplaceront les travailleurs pour accomplir des tâches procédurales, et qui pourraient même en venir à conseiller les électeurs ou à se substituer à eux, en votant à leur place, après avoir fait une analyse de leurs préférences morales et politiques ?

C’est certainement aller vite en affaires aussi longtemps qu’il existe toujours des personnes, dans la population active, qui ont grandi et qui ont été éduquées à une époque où ces prothèses technologiques n’existaient pas encore ou existaient seulement sous des formes rudimentaires. Malgré notre grande malléabilité sous l’effet de ces nouveaux dispositifs technologiques, il existe tout de même une certaine inertie et une limite à la vitesse à laquelle il est possible de nous transformer intellectuellement et moralement. Le point tournant, qui sera atteint bientôt si les avancées technologiques ne sont pas interrompues par une aggravation de la crise économique ou par une guerre, ce sera quand la majorité des adultes n’aura pas connu cette époque, aura été exposée à ces dispositifs dès l’enfance ou l’adolescence et sera habituée à leur prolifération rapide. Ces personnes seront des enfants dotés d’un corps d’adulte, mais grandement dépourvues d’autonomie et disposant d’une intelligence limitée qui doit constamment s’appuyer sur ces béquilles technologiques, pour les petites et les grandes choses. D’une certaine manière, les enfants et les adolescents seront traités comme des vieillards dont on ne peut pas raisonnablement espérer un gain d’intelligence et d’autonomie et, leur existence étant prise en charge par ces dispositifs technologiques, ils seront grandement privés d’occasion de développer leur intelligence et leur autonomie. Ainsi ils atteindront l’âge adulte sans être devenus des adultes et en ayant déjà quelques-uns des handicaps de la vieillesse, causée par le fait qu’ils sont habitués d’être traités comme des handicapés mentaux et intellectuels et qu’ils le désirent même. De la même manière que les vieillards qui ont perdu leur intelligence et leur autonomie retombent en enfance, nous pouvons dire que ces grands enfants seront des vieillards avant le temps, et que la société d’alors combinera des aspects du jardin d’enfants et des aspects de la résidence de personnes âgées. Le déclin de l’intelligence et l’autonomie dont il s’agira ne sera pas celui d’individus donnés, mais celui de la société, au sens où des individus dotés d’une certaine intelligence et d’une certaine autonomie seront progressivement remplacés par des individus plus jeunes de moins en moins dotés d’intelligence et d’autonomie, de plus en plus passifs et dépourvus d’esprit d’initiative et de débrouillardise.


Il est important, après avoir dit tout ce mal des dispositifs technologiques qui provoquent le déclin de l’intelligence et de l’autonomie à l’échelle individuelle et sociale, de ne pas devenir technophobes. Les technologies, très nombreuses et très différentes, peuvent avoir des applications et des effets très différents et être utilisées dans le cadre de projets politiques qui s’excluent mutuellement, si bien qu’il ne fait pas sens d’être technophiles ou technophobes. Alors que les dispositifs technologiques mis de l’avant par nos gouvernements, les grandes corporations privées et les organisations supranationales qui chapeautent les premiers et qui sont infiltrées ou contrôlées par les secondes, ont une foule d’effets délétères, il existe ou peut exister d’autres dispositifs technologiques favorables à la culture de l’intelligence et de l’autonomie, à l’échelle individuelle et sociale, par exemple ceux qui nous permettraient d’automatiser les formes de travail les plus abrutissantes, de nous libérer en grande partie d’elles, et de mettre à notre disposition plus de temps et d’énergie pour nous cultiver et cultiver les autres et élaborer librement des projets de vie plus complexes. Mais pour qu’il en soit ainsi, il faudrait substituer un projet politique qui aurait ces fins au projet politique actuel où se mélangent l’amour déraisonné de l’autorité, la folie et la bêtise et qui fait converger les développements technologiques vers la dégradation de notre intelligence et de notre autonomie, vraisemblablement pour nous rendre plus passifs, dociles et faciles à gouverner, et pour consolider le pouvoir des « élites » de plus en plus autoritaires et coupées de la populace dégénérée et décérébrée que nous sommes pour elles et qu’elles s’efforcent de rendre conformes à l’image qu’elles ont d’elle.