Combattre la dénonciation par la dénonciation

La dénonciation est de plus en plus à la mode. Des personnes peuvent en dénoncer d’autres anonymement ou non, avec des preuves ou de simples témoignages, pour quelque chose qu’elles ont fait ou pour régler des comptes, pour quelque chose qui serait effectivement un délit ou un crime ou pour quelque peccadille.

Quand les dénonciateurs sont les victimes présumées des actes ou des propos dénoncés, on présume que les personnes dénoncées sont coupables, car ce serait offenser les victimes de ne pas croire sur parole ce qu’elles prétendent. La dernière chose dont aurait besoin une femme qui dit avoir été violée ou avoir été l’objet d’une méconduite sexuelle, récemment ou il y a des années ou des décennies, après l’épreuve à laquelle elle aurait survécu, c’est de ne pas être crue, c’est de se voir soumise à un interrogatoire minutieux, c’est de se faire demander pourquoi, après toutes ces années, elle a décidé de parler précisément à tel moment. Bref, en sa qualité de victime présumée, elle serait au-delà de tout soupçon. Même chose pour des propos ou des actes racistes, islamophobes et transphobes dont auraient été victimes un Noir, une femme musulmane voilée et une femme transgenre. Ce qui revient à nier le principe de la présomption d’innocence pour les personnes dénoncées, qui subissent alors toutes sortes de vexations avant d’avoir été reconnues coupables par les tribunaux ou même d’avoir été accusées devant eux. Les journalistes les traînent dans la boue, leurs employeurs les suspendent ou les congédient préventivement pour préserver leur réputation et donner le bon exemple, et on les empêche de se défendre publiquement en leur interdisant l’utilisation des réseaux sociaux ou des plateformes de diffusion. Le principe de précaution que sous-tend la présomption d’innocence est donc renversé et dévoyé : il ne faudrait surtout pas qu’une personne dénoncée soit injustement innocentée ou ne soit pas punie jusqu’à ce qu’elle ait été reconnue coupable par un tribunal ou par un comité de discipline.

Quand les dénonciateurs ne sont pas les victimes présumées des actes ou des propos dénoncés, on présume aussi que les personnes dénoncées sont coupables, mais pour des raisons différentes. Quel intérêt les dénonciateurs auraient-ils à faire de fausses allégations à propos du racisme, de la misogynie, du machisme, du négationnisme sanitaire, du complotisme, du scepticisme climatique ou de la traîtrise pro-russe ou pro-chinoise des personnes dénoncées, par exemple ? Ne pas présumer que ces allégations sont vraisemblables ou véridiques, ce serait présumer que les dénonciateurs ne sont pas motivés par la protection des personnes discriminées ou vulnérables, par le bien public et par le salut de l’humanité et même de la planète, et qu’ils agissent par pure malveillance, pour nuire à des personnes qu’ils détestent, ou par intérêt, pour obtenir un avantage de cette dénonciation, par exemple en écartant un rival ou en obtenant un gain financier. De telles allégations, contrairement aux allégations précédentes, ne devraient pas être prises au sérieux et devraient même être condamnées, puisque les personnes qui les formulent, généralement celles qui ont été dénoncées, chercheraient à se venger de leurs dénonciateurs ou essayeraient de se disculper de cette manière, ce qui confirmerait qu’elles sont coupables et, de manière plus générale, qu’elles sont de mauvaises personnes. Cela revient encore une fois à nier la présomption d’innocence, mais seulement pour les personnes dénoncées et pas pour les dénonciateurs. Selon la situation, les personnes dénoncées peuvent ici aussi être lynchées symboliquement, être censurées, être suspendues, être congédiées, être assimilées à des extrémistes, à des criminels ou à des ennemis publics, passer devant des comités de discipline, et être tenues responsables d’une éclosion, d’une nouvelle « vague » pandémique, de l’apparition de nouveaux variants, du débordement du système de santé, de la diffusion de la propagande étrangère, de la transformation de la planète en une gigantesque bouilloire et de la disparition future de la vie humaine ou de la vie tout court.

Le pire avec ces dénonciations, c’est qu’assez souvent, elles concernent des actes et des paroles qui ne nuisent en fait à personne, sauf dans l’esprit détraqué des personnes qui se sentent ou offensées ou attaquées par ceux qui ne pensent pas de la même manière qu’elles, qui ne partagent pas leur rigorisme moral, qui les critiquent, qui n’usent pas de l’idiome ganté et qui n’obéissent pas aveuglément aux autorités et qui ne répètent pas ce qu’affirment péremptoirement les chefs politiques, les experts et les journalistes. Dans ce cas, même si les personnes dénoncées avaient effectivement fait et dit ce qu’on leur reproche, même si elles avaient été reconnues coupables après avoir été adéquatement jugées au lieu d’être condamnées sommairement, ces condamnations et les châtiments qui résulteraient d’elles ne seraient pas justifiées, à moins que nous désirions vivre dans une société où le moindre de nos actes et la moindre de nos paroles pourraient être considérées par les autorités comme un crime contre les sentiments de nos concitoyens (une sorte de tort moral) ou en vertu de leurs craintes superstitieuses, et où nous devrions constamment faire attention à ce que nous faisons et disons.

C’est pourtant la direction dans laquelle nous allons. Nos concitoyens les plus zélés, les plus susceptibles ou les plus craintifs préfèrent être protégés contre ces attaques imaginaires et crier au meurtre que de pouvoir agir et parler librement. D’autres, plus nombreux, acceptent que les sentiments des précédents deviennent le critère de ce qui est une grave faute morale ou un crime, et croient qu’ils n’auront pas d’ennuis s’ils sont de bonnes personnes et s’ils prennent des précautions pour ne pas offenser personne. C’est en partie en raison de cette attitude conciliante et de cette passivité que les occasions de pratiquer la dénonciation ou d’en être la cible se multiplient. Les organisations et les comités d’éthique, de discipline, de relations de travail, de santé et de sécurité au travail et de lutte contre la discrimination, la désinformation, le complotisme et l’extrémisme violent se propagent, en tant qu’organismes à part entière, ou en tant que parties d’organismes plus grands, comme des établissements d’enseignement, des entreprises, des hôpitaux ou des ministères. Et comme ils doivent justifier leur existence et les ressources humaines et financières qui leur sont allouées, et comme ils cherchent à s’agrandir, ces organisations et ces comités invitent à déclarer les moindres petits incidents, souvent sous le couvert de l’anonymat, en insistant sur le fait qu’ils sont inadmissibles et qu’il faut remédier à la situation, pour le bien, la sécurité et l’intégrité morale de tous, surtout les victimes. Si bien que nous, qui ne sommes pas des personnages publics et des opposants connus, courrons de plus en plus le risque d’être dénoncés pour quelque chose que nous avons fait ou dit ou que nous n’avons pas fait ou dit, et d’avoir en subir les conséquences, souvent sans avoir la possibilité de confronter notre accusateur et de nous défendre correctement, puisque le seul fait d’être l’objet de telles allégations suffit souvent pour priver de ces droits ou ne les faire exister que pour la forme, afin de donner une impression de justice et de légitimité.

Nous pouvons bien exiger de nos autorités d’arrêter d’encourager la dénonciation et des dénonciateurs d’arrêter de pratiquer la dénonciation, nous pouvons bien dire à nos concitoyens qui tolèrent la pratique de plus en plus fréquente de la dénonciation qu’un jour ce sera eux qui seront dénoncés, cela ne donnera rien du tout. Il viendra peut-être un point à partir duquel il semblera trop désavantageux d’essayer seulement d’empêcher nos adversaires d’user de ces armes contre nous, sans envisager de les utiliser contre eux, directement ou indirectement, soit pour dénoncer les dénonciateurs afin de leur attirer des ennuis et de leur rendre désavantageuse la culture de la dénonciation qui se met déjà en place, soit pour dénoncer aléatoirement d’autres personnes afin de rendre la dénonciation insupportable à plus de personnes, soit pour occuper les comités et les organisations à traiter un grand volume de dénonciations gratuites et ainsi détourner leur attention des véritables opposants. Autrement dit, il nous faudrait combattre le feu par le feu, c’est-à-dire la dénonciation par la dénonciation.

Pour des opposants décidés, habiles et non reconnus comme des opposants, il est possible d’utiliser contre les dénonciateurs avérés, présumés ou en puissance qui nous entourent l’arbitraire propre à l’examen ou à l’absence d’examen des dénonciations et la tendance à préserver l’anonymat des dénonciateurs vis-à-vis des personnes dénoncées, justement afin d’inciter à la dénonciation. Puisqu’il est plus difficile d’inventer une histoire de toutes pièces que de transformer des événements réels et de leur donner une interprétation malveillante (c’est ce que nous ont appris les dénonciateurs), il faut observer attentivement ces personnes dans l’espoir qu’elles fournissent du matériel et, quand cela n’arrive pas, provoquer des situations où elles pourraient faire ou dire des choses susceptibles d’être utilisées contre elles. Si elles appartiennent à un groupe victimisé qui leur procure une protection, il faut dénoncer ou provoquer des actes ou des paroles à l’encontre d’un autre groupe victimisé. C’est seulement ainsi que les dénonciateurs pourront comprendre, c’est-à-dire sentir, les maux de la culture de la dénonciation dont ils se font les défenseurs ou les zélateurs.

Mais attention ! Ne faisons pas l’erreur de croire que ces personnes sont raisonnables. Les dernières années nous ont montré qu’elles ne le sont pas, et que souvent elles sont folles. Il est loin d’être certain, si elles sont la cible de dénonciations récurrentes et ont des ennuis, qu’elles renonceront simplement à la culture de dénonciation. Bien au contraire, elles pourraient renchérir et se venger en dénonçant encore plus, question de punir leurs adversaires qui les auraient dénoncés, lesquels pourraient en faire autant en retour. J’imagine par exemple une situation où les musulmans dénonceraient les militants transgenres pour atteinte à leur identité religieuse, après avoir été supposément dénoncés par des militants transgenres pour atteinte à leur identité de genre. Les dénonciations qui cibleraient les personnes disposées à la dénonciation jetteraient alors de l’huile sur le feu, et les groupes opposés y verraient une raison de défendre avec encore plus de zèle leur foi attaquée, notamment par des dénonciations encore plus enflammées.

Il est vrai que les personnes passives, qui avaient toléré jusque-là la culture de la dénonciation et croyaient pouvoir se tenir à l’écart de ces luttes, pourraient se dire que ça dérape, craindre d’être tôt ou tard d’être prises comme cibles, et effectivement être dénoncées. Ce constat pourrait leur ouvrir les yeux et les inciter à s’opposer à la culture de la dénonciation et faire d’elles des alliés des opposants à l’autoritarisme. Nous pourrions nous dire qu’il faut les aider à avoir cette prise de conscience, en prêtant main-forte aux dénonciateurs et en les dénonçant arbitrairement, de manière peu convaincante et même maladroite, afin de réduire les chances qu’elles aient des ennuis, outre le fait de voir leur cas étudié. Mais encore là, nous ne devons pas supposer que ces personnes sont pour la plupart raisonnables et qu’elles ont une colonne vertébrale. Cette prise de conscience pourrait avoir sur plusieurs d’entre elles un effet diamétralement opposé à celui que nous espérons : ayant peur d’être dénoncées, elles pourraient surveiller encore plus ce qu’elles font et disent. D’autres pourraient se rallier à l’un des groupes reconnus de dénonciateurs pour se mettre à l’abri d’une partie des dénonciations qui émanent de lui, pour bénéficier de sa protection contre les dénonciations qui émanent de groupes adverses, et pour devenir des dénonciateurs au lieu d’être des personnes dénoncées. Nous ne serions donc pas plus avancés.

Enfin, nous pourrions nous dire que cette multiplication des dénonciations aurait au moins pour avantage de déborder les personnes et les comités chargés d’évaluer les dénonciations et d’infliger des sanctions ou des peines en conséquence, surtout si une abondante documentation étaient jointe aux dénonciations. Les dénonciations qui visent les opposants à l’autoritarisme se perdraient dans la masse des autres dénonciations, ce qui reporterait les sanctions et les peines. Mais c’est là supposer qu’ils se soucient de juger raisonnablement des dénonciations qu’ils reçoivent, ce qui n’est évidemment pas le cas. Cette augmentation du volume de dénonciations pourrait entraîner une simplification de ces jugements afin d’abattre le travail, ce dont ils pourraient très bien s’accommoder, car leur fonction est surtout de sanctionner ou d’infliger des peines, ce qui est censé prouver l’existence et la gravité des maux qu’ils prétendent combattre. Par la même occasion, ils pourraient demander des fonds et des effectifs supplémentaires, de même que l’assistance de l’intelligence artificielle, afin d’abattre encore plus de travail et d’accomplir leur importante mission morale et sociale. Même dans le cas où les nouvelles ressources accordées et où les nouveaux moyens ne suffiraient pas, ou dans le cas où de telles ressources et de tels moyens ne seraient pas accordés, cela n’empêcherait pas et pourrait même justifier le recours encore plus fréquents à des sanctions ou à des peines préventives, en attendant que les dossiers de dénonciation soient traités adéquatement. Puis les dénonciations, quand elles sont publiques et faites sur les réseaux sociaux, peuvent avoir des conséquences immédiates et durables sur les personnes ciblées, surtout quand elles n’appartiennent pas à des groupes victimisés et quand elles sont identifiées comme des opposants ou soupçonnées d’en être. Pas besoin d’attendre le verdict d’un tribunal ou d’un comité. Ces jugements sommaires de la foule en colère pourraient devenir encore plus fréquents, à défaut d’avoir les ressources pour juger ou évaluer toutes les dénonciations. La seule chose qui pourrait arrêter cette tendance, c’est que cet emballement dénonciateur nous ferait atteindre un point où presque tous se retrouveraient dénoncés et, par le fait même, exposés à des sanctions, à des peines ou à des représailles, par les employeurs, par des institutions auxquels ils appartiennent, par des militants, par la foule en colère, etc.

L’idée de nous approprier les armes des dénonciateurs pour les utiliser contre eux, et aussi contre ceux qui sont leurs complices par leur consentement passif à la culture de la dénonciation, pouvait sembler intéressante aussi longtemps que nous n’y pensions pas concrètement. Il s’agit en fait d’un plan foireux qui, par le chaos plus grand qui en résulterait, pourrait servir les intérêts de nos maîtres qui resteraient au-dessus ou à l’écart de la mêlée. Car en promouvant et en imposant la culture de la dénonciation, ils ne cherchent pas seulement à contrôler la vile populace à laquelle nous appartenons tous, mais ils cherchent aussi à détourner son attention et son énergie vers autre chose que l’opposition aux sales coups qu’ils lui font. Nous devons bien nous garder d’aggraver l’incendie, sous prétexte de combattre le feu par le feu.