Considérations stratégiques sur la vaccination obligatoire des camionneurs en provenance des États-Unis

Depuis quelques jours, les camionneurs en provenance des États-Unis doivent être « doublement vaccinés » pour éviter d’avoir à passer un test de dépistage et de se soumettre à une période d’isolement préventif quand ils sont Canadiens (ce qui, de fait, les empêche de faire leur travail), ou pour éviter d’être refoulés à la frontière quand ils sont Américains (voir le communiqué de presse de l’Agence de santé publique du Canada). Jusqu’à maintenant, les camionneurs bénéficiaient d’exemptions pour ne pas affecter l’approvisionnement en marchandises américaines, notamment en denrées alimentaires. On peut se demander quelle mouche a piqué le gouvernement canadien, alors que nous sommes au milieu de l’hiver et dépendons encore plus des importations américaines pour nous nourrir, alors que les camionneurs, par la nature même de leur travail, entrent en contact avec très peu de personnes.

Certes, le gouvernement fédéral dit vouloir protéger la santé de la population canadienne en empêchant les camionneurs non vaccinés de traverser librement la frontière au Canada. Mais cela suppose une conception très étriquée de la santé, laquelle ne se réduit certainement pas à empêcher la propagation du virus. C’est une évidence : une bonne alimentation à des coûts abordables est un des facteurs importants de la santé des Canadiens. Dans un contexte où les conditions de vie qu’on nous impose sont mauvaises pour la santé, où nous connaissons une forte inflation qui réduit notre pouvoir d’achat et où nos revenus sont incertains et irréguliers en raison les confinements imposés par les gouvernements provinciaux, surtout au Québec, était-il nécessaire d’en rajouter ?

Heureusement cette nouvelle mesure est critiquée par le secteur manufacturier, les associations de camionneurs canadiennes et américaines, et tous ceux qui ont une certaine compréhension de l’économie et de la logistique ou un bon jugement. Ces critiques sont mêmes parfois publiées dans les grands médias, par exemple dans La Presse, ou dans les journaux spécialisés en économie, par exemple dans Les Affaires (1 et 2), où l’on dit voir dans cette nouvelle mesure un danger pour la sécurité alimentaire des Canadiens, une cause d’augmentation du prix des marchandises (nourriture et autres), une pénurie de certains produits et une situation qui pourrait désavantager les petites et les moyennes entreprises du secteur manufacturier qui n’ont pas les moyens de payer des suppléments pour sécuriser leur chaîne logistique, par opposition aux grandes entreprises qui en auraient les moyens et qui nous feraient ensuite payer la facture en augmentant leurs prix. Et c’est sans parler de possibles mise à pied dans les entreprises qui seraient les plus durement touchées, au point de devoir interrompre ou ralentir considérablement leur production. Car, selon l’Alliance canadienne du camionnage et l’American Trucking Association, ce seraient environ 26 000 des 160 000 conducteurs qui ne pourraient plus réaliser des trajets transfrontaliers. C’est énorme. Tout ça dans un contexte où le secteur de la production et de la transformation alimentaire canadienne éprouve déjà des difficultés en raison de la lenteur avec laquelle les travailleurs étrangers dont dépend la production de légumes et de fruits sont admis au Canada, ou en raison de l’isolement systématique des employés bien-portants qui ont reçu un test positif ou qui ont été identifiés comme des cas contacts.

C’est tellement facile à comprendre que nous pouvons et devons nous demander pourquoi le gouvernement fédéral n’en tient pas compte et pourquoi tous les gouvernements provinciaux (à l’exception de l’Alberta) ne protestent pas vivement contre cette mesure. Est-ce de la bêtise ? Ou du fanatisme vaccinal ? Ou de l’indifférence à l’égard des conditions de vie de la population canadienne ? Ou même de la malveillance ? Ou un mélange de toutes ces raisons ? N’étant pas dans la tête de nos décideurs, je ne sais pas exactement ce qu’il en est. Toutefois nous en savons assez pour nous inquiéter de l’aggravation de la situation qui doit découler de ces décisions peu éclairées, pour rester poli. Si nos gouvernements voulaient réduire considérablement notre pouvoir d’achat et nous appauvrir, sous couvert de protection de la santé, ils ne pourraient pas mieux s’y prendre.

J’en arrive aux questions que je veux que nous nous posions pour ne pas faire de graves erreurs stratégiques susceptibles d’aggraver la situation. Alors que des camionneurs canadiens organisent une grande manifestation à Ottawa contre l’obligation vaccinale qui les visent, alors qu’ils ont déjà entravé la circulation à proximité des postes frontaliers et continueront probablement à le faire, alors que des appels à la grève circulent, il est important de tenir compte de la situation très particulière dans laquelle nous nous trouvons. Qu’on me comprenne bien : il ne s’agit pas ici de contester que les camionneurs sont dans leur bon droit, comme le sont les travailleurs de la santé qui refusent de se faire vacciner pour avoir leur droit d’exercer leur profession. Il n’en demeure pas moins vrai qu’il faut nous questionner sur les réactions possibles du gouvernement fédéral aux effets économiques de l’obligation vaccinale imposées aux camionneurs et des moyens de pression de ces derniers.

Le gouvernement fédéral, par le seul fait qu’il a décrété cette obligation vaccinale pour les camionneurs qui font des trajets transfrontaliers et qu’il a soutenu les politiques de confinement des gouvernements provinciaux, malgré toutes les conséquences économiques que cela a sur la population, nous a montré que ces conséquences lui importent assez peu, et qu’il est prêt à sacrifier notre prospérité et à nous mettre dans une situation économique précaire, sous prétexte de venir à bout du virus. Nous pouvons même dire qu’il utilise contre nous de sanctions économiques semblables à celles que les gouvernements occidentaux imposent à d’autres pays, pour détruire leur économie, contraindre les gouvernements à adopter certaines politiques avantageuses pour eux, provoquer des troubles et même préparer des changements de régime, le sous prétexte de libérer la population (voir le billet du 2 avril 2021) écrasée par un méchant tyran. Pouvons-nous raisonnablement espérer qu’un gouvernement qui traite ainsi sa population verra nécessairement d’un mauvais œil les moyens de pression des camionneurs, qui pourraient aggraver une situation dont il ne se soucie pas ou presque pas ? Alors qu’il n’a que faire de la destruction de notre économie et de la dégradation de nos conditions d’existence, pourquoi commencerait-il à s’en soucier quand ce sont là les effets des moyens de pression des camionneurs ? À moins peut-être qu’il ne cherche à défendre son droit exclusif (avec les gouvernements provinciaux) de nous nuire, comme des mauvais parents très possessifs qui s’indignent quand d’autres adultes osent toucher à seul cheveu de leurs enfants, alors qu’ils leur donnent régulièrement de bonnes raclées.

Il faut nous demander si nous sommes, en tant que peuple, dans une situation semblable aux employés d’un secteur économique dont les grands patrons se sont entendus pour avoir recours à un lock-out intermittent afin de ne pas accéder à leurs demandes et casser leur mouvement contestation. La grève des travailleurs, dont l’objectif serait de causer des torts économiques aux grands patrons, serait probablement accueillie par un haussement d’épaules par ces derniers, puisqu’elle s’inscrirait dans la continuité de leur stratégie, dont ils ont décidé d’accepter les inconvénients pour infliger de plus grands torts aux travailleurs dont ils veulent écraser la contestation. En ce qu’elle accélérerait la dégradation de la situation des travailleurs, cette grève pourrait même servir les intérêts des grands patrons, qui n’auraient qu’à laisser les choses aller. Une stratégie plus efficace, mais dont la mise à exécution pose certainement problème et qui peut provoquer de la répression, consisterait pour les travailleurs à prendre le contrôle des usines et à les faire marcher pour leur propre compte.

Mais ne poussons pas cette comparaison trop loin. Voyons-en les limites. La situation dans laquelle nous nous trouvons diffère en ce que les membres du gouvernement, qui imposent des mesures nuisibles économiquement, n’en subissent généralement pas les inconvénients. Ils ne sont pas les patrons d’entreprise qui acceptent de subir des pertes pour en infliger d’encore plus grandes aux ouvriers révoltés et les mâter. N’étant pas touchés par la dégradation de la situation économique qu’il provoque et que les mouvements de contestation pourraient aggraver, le gouvernement fédéral pourrait être encore plus indifférent que les grands patrons aux moyens de pression des camionneurs, du moins s’ils ne constituaient pas une attaque contre son autorité. D’un autre côté, les petites et moyennes entreprises, et aussi un certain nombre de grandes entreprises, pourraient s’irriter du tort que les mesures gouvernementales leur infligent et qu’elles n’ont pas voulu, tout en étant aussi très sensibles aux conséquences des moyens de pression des camionneurs. Et la même chose pourrait être dite de la population, qui aura à subir les conséquences des décisions peu éclairées du gouvernement et de la résistance des camionneurs.

De cet état de fait, il résulte les implications stratégiques suivantes. Le gouvernement fédéral ne devrait pas être affecté directement par les moyens de pression des camionneurs, lesquels ont des effets dont il ne se soucie pas ou presque pas. En cas de difficultés croissantes d’approvisionnement, de pénurie de certaines marchandises et de fortes hausses de prix, son jeu sera de rejeter la faute sur les méchants camionneurs (canadiens et américains) non vaccinés, tout comme le gouvernement du Québec tient les non-vaccinés responsables de la saturation des hôpitaux, laquelle est en fait l’effet des mauvaises politiques de santé des dernières décennies. À l’inverse, le jeu des camionneurs – s’ils décident de s’opposer avec vigueur au gouvernement – devrait consister à s’attirer la sympathie des entreprises et de la population qui dépendent de leurs services en leur faisant comprendre que, si elles se rangent du côté du gouvernement, celui-ci continuera de les saigner ; et ce, afin de canaliser leur irritation ou leur colère contre le gouvernement. Car ils auraient tort de croire que leurs seuls moyens de pression pourraient suffire à faire reculer le gouvernement sur ce point et peut-être sur d’autres. Si une partie importante du monde des affaires et de la population se range du côté des camionneurs, il pourrait se passer la même chose qu’il est arrivé au Québec quand le gouvernement, s’entêtant à vouloir imposer la vaccination aux travailleurs de la santé, a compris que s’il insistait à vouloir prendre une décision qui fragiliserait le système de santé qu’il répète vouloir sauver, et qui nuirait à la population qu’il dit vouloir protéger, il perdrait le soutien d’une partie non négligeable de la population. De la même manière, une Cour pourrait être plus disposée à déclarer l’obligation vaccinale des camionneurs disproportionnée et nuisible pour la population si elle voit que l’opposition des camionneurs est ouvertement soutenue par une partie considérable des entreprises et de la population.

Les camionneurs, s’ils décident de s’engager sérieusement dans la résistance, ont donc intérêt à consacrer beaucoup d’énergie à contre-carrer la propagande du gouvernement et des journalistes qui le servent. Je crois qu’ils seraient capables par eux-mêmes de rallier les milieux plus populaires et certains milieux d’affaires, qui comprennent quels sont leurs intérêts. Mais d’autres milieux plus bourgeois résisteront à ces efforts de ralliement, ne serait-ce que pour se distinguer du « petit peuple » qu’ils affectent de mépriser et pour affirmer leur soi-disant supériorité en « montrant qu’ils comprennent qu’il y a une pandémie » et en soutenant le gouvernement fédéral. Il me semble que c’est là que, nous qui avons la chance d’avoir fait des études universitaires, mais qui refusons de nous embourgeoiser, nous pourrions donner un coup de main aux camionneurs en attaquant systématiquement la propagande gouvernementale (qu’elle provienne du gouvernement ou des grands médias) ; en montrant aux bourgeois que, s’ils continuent de soutenir inconditionnellement le gouvernement, leur petit confort chéri est en péril ; et en corrigeant les maladresses que pourraient commettre les camionneurs, par impulsivité.

Il me semble important de réagir avec vigueur à ce nouveau coup que nous donne le gouvernement fédéral, car ce n’est peut-être qu’un début. S’il ne rencontre pas une forte opposition soutenue ouvertement par une partie des milieux d’affaires et de la population, l’envie pourrait lui prendre d’étendre l’obligation vaccinale aux camionneurs qui traversent les frontières des provinces canadiennes et, à terme, à tous les camionneurs qui désirent continuer d’exercer leur métier, avec toutes les conséquences néfastes que cela aurait pour toute la population canadienne.


Post-scriptum. Que mes lecteurs ne croient pas, parce que je veux éviter les effets néfastes d’une réduction soudaine des importations en provenance des États-Unis, que je suis en faveur des accords nord-américains de soi-disant libre-échange. C’est justement à cause de ces accords et de la dépendance économique et plus particulièrement alimentaire vis-à-vis de nos voisins du sud, que notre économie et notre sécurité alimentaire sont très fragiles et que notre gouvernement peut les mettre en péril aussi facilement, en nous imposant indirectement des sanctions économiques sous des prétextes sanitaires ou vaccinaux. Mais puisque nous ne sommes pas autonomes économiquement, notamment quant à la nourriture que nous consommons (surtout en hiver), et que nous ne pouvons pas remédier à ce problème du jour au lendemain, ce serait de la bêtise que de voir une bonne chose dans cette diminution des importations américaines. Ceux qui penseraient autrement seraient des idéologues prêts à sacrifier leurs concitoyens et eux-mêmes sur l’autel de leurs convictions ou de leurs slogans.