Autres raisons pour les personnes vaccinées d’être contre le passeport vaccinal

Alors qu’Israël a suspendu l’utilisation de « passeport vert » depuis le 1er juin et que l’idée d’un tel dispositif n’est pas bien accueillie dans certains États américains, il en va autrement en Europe, au Canada et au Québec, où on semble décidé à aller de l’avant, ou du moins des signes laissent présager que l’idée n’a pas été écartée et qu’elle pourrait bien refaire surface. Le ministre de la Santé et des Services sociaux du Québec a dit cette semaine qu’on nous annoncera la semaine prochaine ce que l’on fera des codes QR que le gouvernement a envoyés aux personnes vaccinées, en guise de preuve numérique de vaccination.

Notre gouvernement semble décidé à nous mettre devant le fait accompli. Car ce qu’on va nous annoncer la semaine prochaine pourrait nous être annoncé maintenant, et même aurait pu l’être il y a au moins quelques semaines ou quelques mois, même si la décision du gouvernement n’était pas encore arrêtée. La transparence, ce n’est pas annoncer aux citoyens une décision quand elle est prise afin qu’ils se conforment à elle. C’est plutôt les tenir au courant de ce qui est envisagé avec assez de précision et à temps pour qu’un débat public puisse avoir lieu.

Nos autorités politiques et sanitaires – si elles ont bien l’intention d’implanter un passeport vaccinal – présument ou font semblant de présumer que toutes ou presque toutes les personnes vaccinées se montreront favorables à ce dispositif en raison des avantages qu’il leur procurerait. Mais ce n’est pas certain. On peut très bien aller se faire vacciner et être farouchement contre le passeport vaccinal. Une chose n’implique pas nécessairement l’autre, même s’il est vraisemblable que beaucoup de personnes vaccinées soient assez bien disposées à l’égard de ce dispositif dont on leur dit qu’il accélérera le « retour à la normale » pour elles et, si elles constituent une forte majorité, pour l’ensemble de la société. Toutefois, comment pourrait-on accorder vraiment de la valeur à cette inclination si le gouvernement nous a gardés jusqu’à maintenant dans l’ignorance quant à la nature et l’utilisation précises du passeport vaccinal, ou du moins de la preuve de vaccination qu’est ce code QR ? Il faudrait réfléchir et discuter d’une proposition précise du gouvernement, ou de plusieurs possibilités entre lesquelles on pourrait choisir et qui pourraient être toutes rejetées. Et cela n’arrange rien à l’affaire de nous assurer qu’il y a, quelque part, une équipe d’experts qui se penche sur la question, qui pèse le pour et le contre, et qui observe attentivement ce qui se fait à l’étranger. C’est seulement une autre manière de nous dire que ce n’est pas à nous de réfléchir à ce dispositif, d’en discuter et de décider s’il faut y avoir recours ou non.

Est-ce là l’attitude – en particulier sur la question du passeport vaccinal, ou de manière plus générale – qu’un gouvernement et ses experts devraient avoir à l’égard des citoyens dans une société démocratique digne de ce nom ? Ne sommes-nous pas beaucoup plus à la hauteur des exigences de notre rôle de citoyens en discutant de la pertinence et de l’utilité d’un tel passeport sanitaire, au lieu de laisser le gouvernement et les experts décider simplement à notre place et exiger ensuite notre collaboration et même notre obéissance ?


J’emploierai dans ce billet le terme « passeport vaccinal » et non le terme « passeport sanitaire ». Même si le passeport que les autorités politiques et sanitaires québécoises pourraient décider d’implanter tiendra peut-être aussi compte de l’immunité dont bénéficient les personnes symptomatiques ou asymptomatiques rétablies de la COVID-19 et permettra aussi d’utiliser pour quelques jours le résultat négatif d’un test de dépistage pour entrer à certains endroits et faire certaines activités, la vaccination sera le principal volet de ce dispositif.

Puisqu’il s’agit d’un passeport, il serait à tout le moins utilisé pour les voyages en avion à l’extérieur du Canada et peut-être aussi dans une autre province. C’est essentiellement ce qui est discuté le plus ouvertement et le plus souvent au Canada et en Europe. Mais le même dispositif, ou un autre dispositif distinct, pourrait aussi être utilisé pour encadrer et réglementer la reprise des activités sociales et économiques et l’accès à certains lieux publics et la participation à certains rassemblements. Le fait de faire dépendre du fait d’être vacciné le droit de voyager à l’étranger, ou du moins de pouvoir le faire dans de meilleures conditions, est déjà discutable. Mais ce qui est encore plus inquiétant, c’est la possibilité d’appliquer cette obligation dans beaucoup d’autres contextes de la vie sociale : la participation à des événements de grande ampleur, comme les concerts de musique et les matchs de sport ; l’accès aux restaurants, aux cafés et aux bars ; l’accès aux piscines, aux « gyms » et aux complexes sportifs ; l’éducation en présentiel ; l’utilisation des transports en commun intra-urbains et interurbains ; l’exercice de certaines professions et l’accès à certains lieux de travail ; la location d’un appartement ; l’accès aux hôpitaux et aux cliniques ; etc.

Le premier problème, c’est l’indétermination dans laquelle nous nous trouvons quant à l’extension que pourrait avoir l’utilisation d’un passeport vaccinal. Le gouvernement, quand il nous a dit qu’il examine la question, ne nous a pas dit ce qui est examiné. Et il est à craindre que quand on nous dira à quoi sont censés servir les fameux codes QR, on ne nous dira pas tout. Pour ne pas nous rebuter, on pourrait décider de nous informer seulement de ce qui entrera bientôt en vigueur, en gardant le reste pour une future annonce, que la chose soit déjà arrêtée ou qu’elle soit seulement envisagée. Et même si notre gouvernement se montrait transparent dans ce qu’il nous dira du champ d’application du passeport vaccinal, il pourrait changer d’idée plus tard, sous prétexte de tenir compte de « l’évolution de la situation épidémiologique » ou simplement parce qu’il a eu une nouvelle idée ou l’a observée ailleurs. Dans un contexte d’état d’urgence sanitaire, où le gouvernement dispose de pouvoirs exceptionnels, commencer à utiliser le passeport vaccinal de manière restreinte et même clairement circonscrite reviendrait à nous engager sur une pente glissante.

Ceux d’entre nous qui sont ou qui seront vaccinés pourraient se demander qu’est-ce qu’une extension progressive ou soudaine du champ d’application du passeport vaccinal changerait : « Nous sommes vaccinés et nous avons fait notre part pour vaincre le virus. Que nous importe de faire scanner un peu plus souvent notre code QR ! C’est comme utiliser notre carte d’autobus, notre carte d’accès au travail et notre pastille pour ouvrir la porte de l’immeuble à logement où nous habitons. »

À cela je réponds qu’il y a bien une différence entre le fait de devoir présenter ce passeport dans des endroits toujours plus nombreux, de nombreuses fois par jour, et le fait de devoir utiliser sa carte d’autobus, sa carte d’accès et cette pastille. En plus de l’effet d’accumulation qui résulterait de ces incessants contrôles dans toutes sortes de lieux et de circonstances où jusqu’à maintenant ils n’ont pas existé et où ils pourraient se cumuler avec d’autres contrôles et vérifications (par exemple pour montrer dans un autobus ou accéder à des lieux de travail), ce qu’il s’agit de vérifier, de contrôler ou de valider constitue un changement important. Ma carte d’autobus permet de valider que j’ai un titre de transport valide ; ma carte d’accès au travail me permet d’entrer dans des lieux qui ne sont pas accessibles au public parce que j’en ai besoin pour accomplir les tâches qui sont attendues de moi ; ma pastille me permet d’entrer dans l’immeuble où je loue un logement en payant un loyer, par opposition à des personnes qui n’ont rien à faire dans ce lieu privé. Avec le passeport, ce n’est pas la même chose. Le lien entre le fait d’être vacciné, d’être considéré immunisé et donc d’avoir présumément moins de chances d’être porteur du virus et contagieux ou susceptible de tomber malade en entrant en contact avec une personne qui serait infectée et contagieuse, et le fait d’avoir le droit d’entrer à tel endroit ou de participer à telle activité, est certainement plus faible ou moins direct. Cela fait beaucoup de « si », surtout quand la couverture vaccinale jugée nécessaire à l’atteinte d’une immunité collective est atteinte ou en voie de l’être, surtout quand les personnes à risque sont dans une très forte majorité vaccinée, surtout quand la situation épidémiologique est par conséquent sous contrôle. Par ces contrôles à répétition du statut vaccinal des personnes, on continue à maintenir dans les esprits la présence ou la menace du virus, alors que l’un des objectifs affichés de la campagne de vaccination massive, c’est justement de libérer la population du joug du virus, avec tous les effets psychologiques que cela peut avoir. En étendant l’utilisation du passeport vaccinal, c’est comme si on continuait à vivre dans l’état d’esprit « pandémique », c’est comme si on voulait faire de cet état d’esprit une composante de la nouvelle normalité, qu’on rappellerait plusieurs fois par jour aux personnes vaccinées. C’est comme si, après l’atteinte des objectifs vaccinaux ou quand on serait sur le point de les atteindre, on décidait de maintenir ou d’étendre l’obligation de porter le masque et la distanciation sociale, alors que ces mesures seraient sur le point de devenir inutiles et superflues en raison de l’immunité collective que devraient procurer les vaccins.

Ne trouveriez-vous pas ce retour à la normalité quelque peu lourd, voire franchement décevant ? C’est comme si on continuait à vous garder en laisse et à vous demander sans cesse de montrer patte blanche, alors qu’on prétendait au contraire que vous alliez retrouver votre liberté. Si on vous traitait de cette manière, plusieurs fois par jour, ne trouveriez-vous pas cette surveillance excessive et même abusive ? Ne vous sentiriez-vous pas floués, compte tenu des promesses qu’on vous a faites quand il s’agissait de vous inciter à vous faire vacciner ? Ne verriez-vous pas, dans tous ces contrôles auxquels vous devriez-vous soumettre régulièrement, un prolongement des contraintes qui devaient justement prendre fin avec l’avancement de la campagne de vaccination massive ? Ne serait-il pas temps qu’on fasse enfin confiance aux vaccins dont l’efficacité aurait été prouvée par les études cliniques des fabricants et par d’autres études cliniques ? Alors que les cas de contamination, les hospitalisations et surtout les décès ne cessent de diminuer et continueront de le faire en raison de la poursuite de la campagne de vaccination, pense-t-on, pourquoi décider d’implanter maintenant ce passeport vaccinal, alors que nous sommes sur le point de sortir enfin de la crise sanitaire ? N’allons-nous pas bientôt, après toutes ces épreuves et tous ces sacrifices, en finir avec cette ****** pandémie ? Pourquoi gâcher notre victoire collective contre le virus en promulguant l’utilisation d’un passeport vaccinal dont l’utilité est douteuse et qui est loin de faire l’unanimité ? Qu’obtiendrait-on d’autre, en prenant cette décision, que d’exacerber les tensions que la crise sanitaire a fait apparaître dans notre société, que d’apporter de l’eau au moulin de ceux qui croient que le gouvernement abuse des pouvoirs exceptionnels qu’il détient en raison de la crise sanitaire, que de courir le risque de faire passer dans leurs rangs de nouvelles personnes pour lesquelles ce dispositif serait arbitraire et abusif, que d’augmenter le nombre de personnes qui, sans aller jusque-là, se retrouveraient à avoir des doutes à l’égard de notre gouvernement ? Cela ne reviendrait-il pas aussi à officialiser la séparation entre les personnes vaccinées et les personnes qui refusent de l’être, et même à la graver dans la pierre ? Est-ce ainsi que l’on va faire cicatriser les blessures qui ont été infligées à notre société dans sa lutte contre le virus ? On a déjà vu plus habile...

Ne serait-il pas plus sage pour notre gouvernement, au lieu d’ajouter cette mesure sanitaire que serait le passeport vaccinal et qui pourrait rester, d’élaborer un plan clair et précis de sortie de l’état d’urgence sanitaire (et pas seulement de déconfinement), comme le réclament les partis d’opposition ? Ne serait-ce pas là une manière de trouver un point auquel pourraient se rallier à la fois ceux d’entre nous qui considèrent que la gestion de la crise sanitaire par le gouvernement a enfin porté ses fruits et qu’il est temps de mettre fin à cet état d’exception, et ceux d’entre nous qui sont critiques de cette gestion et pour lesquels l’état d’urgence sanitaire dure depuis beaucoup trop longtemps ? Notre gouvernement, s’il se soucie de la cohésion de la société québécoise, ne devrait-il pas se départir dès que possible des pouvoirs exceptionnels dont il n’a plus besoin ?