Réflexions à l’occasion du premier anniversaire de l’état d’urgence sanitaire - partie 3

De la même manière que dans les deux billets précédents, j’essaie ici d’anticiper ce qui pourrait se produire au cours des prochains mois. Puisque nos autorités délibèrent dans l’ombre (si elles délibèrent), puisqu’elles ne nous disent certainement pas toutes les raisons qui motivent leurs décisions (les protestations de transparence n’y changent rien, bien au contraire), puisque les raisons qu’elles nous donnent peuvent différer sensiblement de ces raisons (c’est une affaire de relations publiques, c’est-à-dire l’art de manipuler l’opinion et d’obtenir le consentement), ce qui suit est hypothétique. Je n’appartiens pas aux cercles du pouvoir et je n’y ai aucun contact, pas même indirectement. Le lecteur est donc prié de juger lui-même de la vraisemblance de ses conjectures, à partir des renseignements dont nous disposons et des stratagèmes que l’on a déjà utilisés contre nous, ou qu’on pourrait utiliser.

 

Retour partiel dans les bureaux et « modernisation des espaces de travail »

Les employés de bureau, qu’ils travaillent dans des entreprises privées ou dans des organismes publics, ont surtout fait du télétravail depuis la déclaration de l’état d’urgence sanitaire. À l’exception de travailleurs jugés essentiels, plusieurs n’ont pas passé une seule journée de travail à leur bureau depuis un an, alors que d’autres ont fait un retour partiel au bureau l’été dernier, pour retourner en télétravail à l’automne. Bien que le télétravail ait certainement des inconvénients pour certains (pas de bureau adéquat, matériel informatique inapproprié ou défectueux, manque d’espace, isolement), plusieurs y trouvent quand même leur compte. Outre le fait qu’ils n’ont pas à subir toutes les mesures sanitaires tatillonnes auxquelles les autres travailleurs (dont nous faisons partie pour la plupart, si nous ne sommes pas chômeurs ou étudiants) doivent se conformer, ils ne perdent plus de temps dans le « trafic » ou dans les transports en commun, ils économisent les frais d’essence ou de transport en commun, ils peuvent se coucher et se lever plus tard, ils travaillent dans le confort de leur maison (je parle de ceux qui sont bien rémunérés), ils n’ont pas à se préparer un « lunch » tous les jours ou à dépenser au « restaurant », ils ont le temps d’aller faire de la raquette ou du ski de fond sur leur heure de dîner, etc.

Mais cela ne pourra pas durer indéfiniment. Les autorités politiques et sanitaires finiront par autoriser le retour dans les bureaux. Et les entreprises privées et les organismes publics continuent de payer inutilement des taxes foncières et des frais de location, d’entretien, de chauffage et d’électricité pour leurs locaux. Puisque la plupart d’entre eux n’envisagent pas un passage complet au télétravail, ces dépenses justifient un retour des employés dans les bureaux, aux yeux des gestionnaires, des actionnaires (pour les entreprises privées) et de l’opinion publique (pour les organismes publics). D’un autre côté, un retour au bureau de tous les employés, tous les jours, est improbable. On a vu que le télétravail fonctionnait, et aussi on maintiendra probablement une capacité maximale dans les bureaux, plus élevée qu’actuellement, en attendant que la « vaccination » de toute la population soit terminée, et peut-être aussi après, car deux précautions vaudraient mieux qu’une. Un mélange de travail sur place et à distance est donc probable, par exemple deux jours au bureau et trois jours en télétravail.

Il est à peu près certain que les entreprises et les organismes publics en viendront à la conclusion que leurs locaux sont trop grands et qu’ils n’ont pas besoin d’autant de bureaux. Pourquoi faudrait-il 100 bureaux pour 100 employés alors que seulement 40 bureaux sont occupés par 40 employés en même temps ? On profitera peut-être de l’occasion pour accélérer la « modernisation » des espaces de travail, c’est-à-dire aménager des « espaces de travail normalisés » qui ne seraient pas attitrés à des employés en particulier et qui seraient plutôt attribués à la journée aux employés. Autrement dit, plus personne n’aurait son bureau, à part les gestionnaires, j’imagine. Ces milieux de travail ont déjà quelque chose de déshumanisant et on ferait plusieurs pas supplémentaires dans la même direction, car il serait bien entendu exclu d’aménager son bureau selon ses préférences, d’y accrocher des photos ou des images, d’y laisser des ouvrages de référence utiles pour le travail ou des romans à lire pour la pause. Les employés devraient apporter dans leur « espace de travail » tout ce dont ils pourraient avoir besoin pendant la journée, en le ramenant à la maison à la fin de la journée ou en le rangeant dans des casiers qu’on mettrait à leur disposition. Et comme les « espaces de travail » pourraient être communs à toute une entreprise ou à tout un organisme public, les contacts en chair et en os entre membres d’une équipe seraient rares et aléatoires, car les employés qui occuperaient les « espaces de travail » voisins seraient souvent des inconnus et rarement les mêmes. Les aspects sociaux (c’est du superflu) pourraient alors être évacués du travail : on viendrait au bureau pour travailler (c’est l’essentiel), un point c’est tout. Les milieux de travail seraient purgés de leurs éléments non laborieux, par exemple la salle à manger, dans laquelle il faudrait prendre toutes sortes de précaution, à supposer qu’on n’en réduise pas drastiquement les places pour inciter les employés à manger seuls à leur bureau et réduire les risques de contamination. Ce qui devrait convenir parfaitement à une certaine sorte de gestionnaires, qui pourraient certainement tirer profit du fait que les employés seraient isolés les uns des autres et par conséquent plus faciles à gouverner et moins disposés à s’organiser pour leur résister.

Pourtant, est-ce qu’on ne nous a pas répété maintes fois que le Virus peut se propager par les surfaces contaminées, et qu’il est préférable de ne pas partager le matériel utilisé, notamment les ordinateurs, avec d’autres employés, dans la mesure où cela est possible ? Mais il en faudrait plus pour arrêter les autorités responsables de mener à terme ces changements, qui n’hésiteraient pas à faire une autre volte-face, semblable à celle de la Santé publique à propos du cache-binette. Elles pourraient, par exemple, commander ou inventer des « études » qui montreraient qu’en réalité, les employés ont plus de chances d’être contaminés en ayant un bureau attitré qu’en s’en voyant attribuer un temporairement, pour chaque journée de travail sur place. Dans le premier cas, les employés négligeraient souvent de nettoyer convenablement les surfaces de leurs bureaux et pourraient se contaminer eux-mêmes, alors que dans le deuxième cas ils auraient l’obligation de nettoyer leurs bureaux temporaires au début de la journée ou à la fin, ou peut-être au début et à la fin de la journée, puisqu’on ne pourrait pas être absolument certain que les usagers précédents des bureaux l’auraient fait correctement, puisque les usagers suivants pourraient s’infecter en nettoyant des surfaces contaminées et non nettoyées par les usagers précédents.

En plus de ces séances de désinfection, j’imagine que les employés de bureau devraient probablement faire la file pour prendre l’ascenseur, pour utiliser les toilettes ou faire chauffer leur dîner, si on ne leur demandait pas d’apporter un repas froid. Certains employeurs pourraient même décider de suspendre ou d'abolir les horaires variables assez fréquents dans les bureaux, afin que ne se produisent pas d'incontrôlables et dangereux embouteillages à l’arrivée et au départ des employés, auxquels on fixerait des heures d’arrivée et de départ précises mais différentes pour éviter toute congestion qui pourrait favoriser la propagation du Virus. Toutes ces mesures auraient pour effet l’apparition de milieux de travail encore plus aseptisés et aliénants que ceux d’avant le Virus, lesquels seraient réglés au quart de tour et ne manqueraient pas d’avoir des effets nuisibles sur ce que peuvent penser, sentir et être les personnes qui s’y trouveraient deux jours par semaine. Reste à voir si on ira jusqu’à poser des panneaux de plexiglas partout pour sécuriser les « espaces de travail » avant le retour des employés dans les bureaux. Reste à voir aussi lesquelles de ces précautions seront maintenues après la « vaccination » massive, car on pourrait dire qu’il vaut mieux ne pas prendre de chances, que le Virus circule toujours, que des variants encore plus diaboliques pourraient apparaître, si ce n’est pas un nouveau Virus encore pire que le Virus actuel. Reste à voir aussi si on utilisera pas la promesse d’abolir certaines de ces mesures pour inciter ou contraindre les employés réticents à se faire « vacciner », probablement sans s’engager à rien de concret.

Les bureaucrates ont été jusqu’à maintenant relativement épargnés des conséquences des mesures sanitaires. Pouvant faire du télétravail, ils n’ont pas perdu leur emploi, sauf si leur employeur a fait faillite ou si des postes ont été coupés – ce qui ne concerne pas le secteur public. Du même coup, ils n’ont pas eu à subir quotidiennement les mesures sanitaires et leurs conséquences comme les employés des autres secteurs. C’est peut-être pour cette raison, entre autres, qu’ils adhèrent souvent sans réflexion aux mesures sanitaires, et qu’ils méprisent les gens du « peuple » qui seraient assez stupides et incultes pour être d’un autre avis. C’est du moins mon impression, si j’en juge à partir des quelques dizaines de bureaucrates avec lesquels j’ai pu échanger dans le cadre de mes recherches, l’été et l’automne derniers. De toute évidence, leur tour viendra bientôt.

Nous pourrions nous dire que c’est bien fait pour eux. Mais ne nous laissons pas guider dans nos réflexions par l’animosité que nous avons – non sans raison – pour les bureaucrates. Ils sont aussi nos concitoyens et plusieurs ont un rôle à jouer dans l’administration des services publics et privés dont nous bénéficions. Nous n’avons donc rien à gagner à ce qu’ils deviennent encore plus bornés, encore plus bêtes, encore plus procéduraux et encore plus dociles en raison des mesures sanitaires qu’on leur imposera et qui contribuent à dresser, à décérébrer et à amoindrir tous ceux qui doivent s’y conformer sur une base régulière. Si on les traite comme des employés quelconques, comme de simples numéros, ils nous traiteront probablement de la même manière quand nous aurons affaire à eux et quand ils traiteront nos dossiers, par exemple.

Et rien ne sert de dire que c’est pire pour les ouvriers dans les usines, pour les enseignants dans les écoles primaires et secondaires et pour les infirmières et les préposés aux bénéficiaires dans les hôpitaux et dans les CHSLD. Si nous nous couillonnons les uns les autres en prenant parti pour les autorités politiques et sanitaires et les employeurs quand nous ne sommes pas directement concernés, sous prétexte que chacun doit endurer ce que les autres endurent, et que c’est bien pire ailleurs, nos maîtres pourraient bien profiter de cette étrange exigence de solidarité pour nous en faire voir de toutes les couleurs, en invoquant le Virus pour justifier tout et son contraire, dans un contexte économique difficile où les employés ne seraient certainement pas en position de force, et que les employeurs pourraient facilement instrumentaliser. Nous aurions au contraire intérêt à nous liguer, quel que soit le secteur ou le domaine dans lequel nous travaillons, pour faire front commun contre les autorités et les employeurs qui pourraient essayer de dégrader encore plus les milieux de travail et de rendre notre travail encore plus pénible, ce qui nous asservirait tous encore plus.