Vers un dossier scolaire numérique centralisé

Il y a quelques décennies, les dossiers scolaires des élèves de niveaux primaires et secondaires ou des étudiants collégiaux et universitaires restaient dans les classeurs des établissements d’enseignement. Leur contenu était seulement accessible au personnel administratif de ces établissements et il circulait donc très peu. Pour sauver de l’espace, il était important d’y ranger un nombre limité de documents et d’épurer ces dossiers après quelques années, pour n’y garder que l’essentiel. Quand des étudiants avaient complété leurs études, ces dossiers n’étaient presque plus utilisés. On les conservait seulement pour être en mesure de fournir aux diplômés des documents qu’ils auraient égarés, par exemple des relevés de notes et des diplômes. Dans des cas exceptionnels, il pouvait arriver qu’un autre établissement d’enseignement ou un employeur fasse une vérification, quand il soupçonnait une falsification. Mais tout ça est en train de changer à cause de la transformation numérique qui a pour objet tous les aspects de nos sociétés et de notre existence.

Depuis que les dossiers scolaires sont devenus numériques, il devient de plus en plus facile d’avoir accès à leur contenu, au sein d’un même établissement d’enseignement, d’un même centre de services scolaire (le successeur de la commission scolaire au Québec), d’un même système public d’enseignement et même d’un établissement d’enseignement étranger, par exemple quand un étudiant fait une demande d’admission dans une université étrangère. Tout comme il devient de plus en plus facile d’ajouter dans ces dossiers numériques des détails supplémentaires, qui avant n’étaient pas portés aux dossiers scolaires en format papier ou qui n’y restaient pas longtemps.

Comme les autres bureaucraties, la bureaucratie scolaire profite de l’occasion pour documenter de plus en plus ce qui concerne les élèves et les étudiants, et pour étendre cette documentation à autre chose que le cheminement et les résultats scolaires et académiques, par exemple les activités parascolaires, les manquements à la discipline scolaire, les troubles comportementaux et les diagnostics psychologiques faits à la demande des autorités scolaires. Les administrations scolaires justifient ces pratiques en prétendant que ces renseignements sont utiles pour offrir une éducation de qualité aux enfants, aux adolescents et aux jeunes adultes, et pour aider le personnel enseignant dans son travail. Pourtant, ce ne sont pas ces dossiers qui rendront les enseignants et les professeurs meilleurs dans les disciplines qu’ils enseignent, qui les rendront davantage capables d’intéresser leurs élèves ou leurs étudiants à ce qu’ils enseignent, et qui leur feront aimer leur profession. Ce ne sont pas non plus ces dossiers qui rendront les élèves et les étudiants plus curieux et capables de prendre progressivement en charge leur éducation, au fur et à mesure qu’ils grandiront. Bien au contraire, de plus en plus de temps, d’énergie et d’argent pourraient être consacrés à l’élaboration et à l’alimentation de ces dossiers scolaires numériques et à la mise à jour des systèmes informatiques nécessaires pour qu’ils existent. La plus grande accessibilité des dossiers scolaires numériques et leur importance grandissante ont pour effet qu’il faut mettre en place des politiques administratives pour encadrer cette expansion, et qu’il faut du personnel et des systèmes informatiques pour rendre possible et même facile ce développement bureaucratique, qui portera de moins en moins sur les résultats scolaires et les diplômes obtenus, et de plus en plus sur les élèves et les étudiants pris dans leur totalité. Les enseignants et les professeurs seront ou sont déjà mis à contribution pour fournir ces compléments aux dossiers des élèves et des étudiants, ce qui les détourne de la préparation de leurs cours et, pour les professeurs universitaires, de leurs recherches. Le personnel administratif, qui n’entend souvent presque rien aux disciplines enseignées, jouera un rôle important dans l’élaboration de ces dossiers et déterminera donc la forme qu’ils prendront et l’activité du personnel enseignant et du corps professoral pour les alimenter. Puis d’autres professionnels – des psychologues, des orthopédagogues, des conseillers pédagogiques, des orienteurs, des organisateurs d’activités parascolaires, des travailleurs sociaux, etc. – qui travaillent dans les écoles ou qui gravitent autour d’elles seront appelés à alimenter les dossiers numériques des élèves et des étudiants sur des points qui n’ont rien à voir avec les capacités scolaires des étudiants, et à faire appel à de l’expertise extérieure, au besoin.

On saura, grâce à ces dossiers, que tel enfant se bagarre avec ses camarades pendant la récréation et qu’un autre, qui ne reste pas en place en classe, a été diagnostiqué d’un trouble de déficit d’attention. On saura que tel adolescent fume parfois de la marijuana, qu’un autre manque de respect envers les enseignants, et qu’un autre encore fait des coups pendables. On saura que tel étudiant collégial s’absentait souvent des cours, qu’un autre arrivait parfois en retard aux examens parce qu’il avait fêté toute la nuit (ce qui ne l’empêchait pas de les réussir, et parfois même d’obtenir des bonnes notes), et qu’un autre encore s’amusait à miner la crédibilité de certains de ses professeurs. On saura que tel étudiant universitaire a écrit une lettre ouverte au doyen de la faculté pour critiquer vertement certaines de ses décisions, qu’un autre a eu une dispute assez vive avec un professeur bien en vue, et qu’un autre a organisé un mouvement de résistance contre l’administration qui a imposé des sanctions disciplinaires à un professeur dont l’enseignement serait controversé ou qui aurait fait des déclarations publiques non orthodoxes.

Le risque que de tels dossiers scolaires suivent les personnes toute leur vie et déterminent exagérément les études qu’elles peuvent ou ne peuvent pas faire, les bourses d’études qu’elles peuvent ou ne peuvent pas obtenir, ainsi que leur cheminement dans les établissements scolaires, est bien réel. C’est d’autant plus grave que ces dossiers, en raison de ce qu’on y aura investi, auront une certaine autorité et deviendront ce à quoi on se réfère avant tout, bien plus qu’aux aptitudes et au potentiel des personnes.

Un administrateur scolaire ou un enseignant qui prendra connaissance du dossier scolaire d’un élève étiqueté comme un enfant hyperactif et déclaré atteint d’autres troubles du comportement ne se donnera souvent pas la peine de se faire lui-même une propre idée, et croira simplement à ces affirmations, peut-être faites par des enseignants qui manquent d’autorité et qui sont particulièrement ennuyeux, surtout pour un enfant doué, et par un psychologue disposé par conformisme et par paresse intellectuelle à expliquer la majorité des troubles en classe par des troubles de déficit d’attention avec hyperactivité et à sur-diagnostiquer en conséquence. Un tel diagnostic, en plus d’avoir souvent pour effet un traitement médicamenteux auquel peut devenir dépendant l’enfant, affectera la manière dont le personnel enseignant et non enseignant agira avec lui, et du même coup l’éducation qu’il recevra, puisqu’on se mettra à le traiter comme une sorte de malade, au lieu d’agir avec lui en fonction de ce qu’ils observent en le côtoyant, et d’essayer de trouver une manière non conventionnelle de l’intéresser à ses cours et de se faire respecter de lui, quitte à le punir, idéalement d’une manière ingénieuse.

Faisons un pas de plus. Supposons maintenant l’existence d’un seul dossier scolaire numérique qui remplacerait tous les dossiers scolaires que les élèves et les étudiants ont dans tous les établissements d’enseignement qu’ils ont fréquentés. Tous ces établissements porteraient au dossier scolaire centralisé ce qui aurait été jusque-là inscrit dans les dossiers scolaires partiels de chaque établissement. Les demandes d’admission pourraient contenir automatiquement une partie importante ou la totalité de ces dossiers, alors qu’il s’agissait essentiellement de relevés de notes et de diplômes avant. Un comité chargé d’évaluer les demandes d’admission à un programme collégial ou universitaire contingenté serait fortement incité, par la seule existence de ce dossier scolaire numérique complet, de ne pas accorder seulement de l’importance aux résultats scolaires et à un examen d’admission, mais aussi aux antécédents comportementaux, bons ou mauvais, des candidats. Des étudiants doués pourraient être écartés à cause de leurs frasques de jeunesse, de leur capacité d’opposition ou de leur manque de respect envers les professeurs qu’ils jugent inaptes à l’enseignement et indignes de la position qu’ils occupent, peut-être avec raison. Faute de pouvoir ou d’avoir envie de vérifier ou de laisser à ces étudiants l’occasion de faire leurs preuves, les membres de ce comité prêteront souvent foi à ce qui est écrit dans ces dossiers devenus la référence par excellence et favoriseront alors de bons élèves bien sages, qui font ce qu’on leur dit, qui cherchent même à plaire à leurs professeurs et qui ne sont pas forcément ceux qui deviennent compétents au sens fort du terme dans leur domaine d’études et qui sont capables d’innover.

Allons encore plus loin. L’existence des dossiers scolaires numériques pourrait, à terme, permettre à des intelligences artificielles de faire l’analyse des demandes d’admission dans les collèges et dans les universités et de déterminer le cheminement académique et scolaire de chacun. Un tel, en fonction de l’analyse automatisée de ses résultats scolaires et de son comportement, pourrait être admis à un programme de formation collégial ou universitaire, ou ne pas l’être. Encore pire, les autorités scolaires ou académiques pourraient décider que c’est aux intelligences artificielles de déterminer dans quels programmes de formation ont le droit d’être admis les étudiants, et à quels cours peuvent s’inscrire les élèves et les étudiants, en faisant systématiquement une analyse de chaque dossier scolaire après l’obtention d’un diplôme ou à la fin de chaque semestre, sans que les étudiants et les élèves n’aient à manifester leurs préférences en faisant des demandes d’admission ou des choix de cours. Tout au plus pourraient-ils choisir parmi les possibilités (s’il y en a) que leur imposeraient les intelligences artificielles pour poursuivre leurs études, en fonction de la conformité plus ou moins grande à des critères très standardisés. Un étudiant qui ne respecterait pas rigoureusement les mesures sanitaires ou climatiques et qui les critiquerait se ferait imposer un cours de mise à niveau sur ces mesures et sur les connaissances qui les justifieraient ou, en cas de récidive, ne pas être autorisé à poursuivre sa formation collégiale ou universitaire ou à s’inscrire à un programme de formation collégiale ou universitaire. Ou encore, on l’exclurait des programmes scientifiques, car on ne voudrait surtout pas former des scientifiques capables de s’opposer aux narratifs officiels et montrer que le consensus scientifique dont on parle n’existe pas. Aussi bien mettre fin à ses études pour qu’il occupe toute sa vie des emplois minables et pour qu’il ne cultive pas ses aptitudes intellectuelles. La décision serait sans appel puisqu’on ne discute pas véritablement avec des machines ou avec les administrations qui auraient décidé de leur déléguer leur jugement.

Les administrations pourraient justifier ce processus de sélection et d’orientation scolaire et professionnelle en prétendant que seules les intelligences artificielles seraient capables de tenir compte des nombreux facteurs pour prendre des décisions conformes aux intérêts des individus directement concernés et de la société dans son ensemble et pour mettre les établissements d’enseignement à l’abri du risque réputationnel que les mauvais étudiants représenteraient pour eux. Car que penserait-on si on formait des étudiants, des chercheurs et des travailleurs qui ne respecteraient pas l’orthodoxie académique, scientifique et professionnelle et qui seraient des fauteurs de troubles ? Sans compter qu’il est évident que ces mauvais étudiants ne seraient pas à leur place dans les cégeps et les universités, surtout dans les programmes contingentés et dans les établissements d’enseignement les plus prestigieux. Les intelligences artificielles rendraient, en les excluant, un service à ces établissements et aux autres étudiants, car beaucoup de ressources seraient dépensées en vain par ces établissements pour ces mauvais étudiants et ne pourraient pas servir à former les bons étudiants, car le taux de diplomation et le financement de ces établissements diminueraient. Elles rendraient aussi service, dira-t-on, aux mauvais étudiants par cette exclusion, en leur faisant comprendre de manière très claire qu’ils seraient en train de s’engager sur une mauvaise voie et que leurs limites intellectuelles et morales et leurs problèmes comportementaux les rendraient incapables de poursuivre ces études supérieures. Les intelligences artificielles, en raison de leurs capacités surhumaines, connaîtraient mieux ces étudiants que ceux-ci se connaissent eux-mêmes et seraient aptes, par l’intermédiaire de ces décisions, à orienter intelligemment leurs choix de vie, à leur montrer comment ils sont véritablement et peut-être à les ramener sur la bonne voie.

Dans l’hypothèse où la vidéosurveillance algorithmique deviendrait très présente dans les établissements d’enseignement et dans le cadre du télé-enseignement, dans l’hypothèse aussi où on voudrait faire jouer à l’intelligence artificielle un rôle de plus en plus important dans l’éducation, les intelligences artificielles pourraient ne pas seulement être utilisées pour analyser les données qui constitueraient les dossiers scolaires numériques centralisés, mais pourraient aussi servir à collecter en permanence ces données et à les inscrire dans ces dossiers. Autrement dit, ce serait ces dispositifs technologiques qui en viendraient à évaluer, en partie ou en totalité, les travaux, les examens, les devoirs, les réponses et les comportements des élèves et des étudiants, et à les convertir en données facilement manipulables pour déterminer ce quels seraient les choix les plus réalistes et les meilleurs, à la fois pour les individus et la société, bien sûr. Les gouvernements et les établissements d’enseignement pourraient alors réduire le nombre d’enseignants et de professeurs, peut-être finir pas se passer entièrement ou presque entièrement d’eux, faire d’importantes économies et offrir aux élèves et aux étudiants une éducation uniforme et plus conforme aux besoins de la nouvelle normalité, c’est-à-dire aux exigences des élites qui s’efforcent de devenir de plus en plus nos maîtres.

Nous deviendrions les rouages d’une grande machine qui nous asservirait de plus en plus. Ce ne seraient pas seulement les institutions scolaires qui devraient faire confiance aux intelligences artificielles, mais nous-mêmes, à notre propre sujet. Nous nous abandonnerions à elles et au système social auquel elles appartiendraient et auquel nous appartiendrions aussi. C’est notre vie qui serait de plus en plus contrôlée et automatisée, d’abord avec l’éducation, puis avec le travail, car les options éducatives qu’on nous imposerait déterminerait aussi notre parcours professionnel et notre vie qui s’organiserait en fonction de celui-ci, car notre dossier scolaire numérique centralisé serait mis en relation ou fusionné avec notre dossier d’employé numérique centralisé, qui en serait le prolongement naturel. C’est ainsi que prendrait forme une partie importante de notre identité numérique, ou de notre identité tout court, car cette identité centralisée nous collerait à la peau et ne manquerait pas d’avoir des effets bien réels dans le monde physique, lesquels elle ne pourrait pas avoir si elle n’était pas numérique. Ce n’est rien de moins que de l’occasion de devenir autonomes dont nous serions privés, puisque c’est en faisant des choix, en nous trompant parfois, en exerçant à cette occasion notre jugement, en n’étant pas enfermés dans une identité rigide et indélébile et en nous faisant attitrer une place dans la société en fonction de cette identité, que nous devenons plus ou moins autonomes. Dans ce contexte, nous ne serions plus éduqués, mais littéralement dressés.