Vers un dossier de locataire numérique centralisé

Je me souviens d’une époque, au milieu des années 1990, où il était tout simple de louer un appartement au Québec. Il suffisait de téléphoner et de prendre un rendez-vous avec le propriétaire du logement ou le concierge de l’immeuble pour visiter l’appartement à louer et pour signer le bail, le jour même de la visite ou le lendemain. On me demandait à peine une pièce d’identité pour confirmer que j’étais bien celui que je prétendais être. Vers la fin des années 1990 et le début des années 2000, on a commencé à me demander de donner comme références d’anciens propriétaires de logements que j’avais loués. Quelques années plus tard, on a commencé à exiger que je dise quel emploi j’occupais et quel était mon salaire annuel, en plus de me demander des références. Enfin, les enquêtes de crédit sont devenues la norme, pour les sociétés immobilières et parfois même pour les petits propriétaires. Si bien qu’il nous faut fournir toutes sortes d’informations aux propriétaires des logements que nous voulons louer, et consentir à ce qu’ils obtiennent des informations à notre sujet par l’intermédiaire de sociétés d’évaluation de notre cote de crédit, qui collectent sans notre consentement et de manière opaque des données à notre sujet, pour s’enrichir grâce à elles, et sans de donner la peine de les protéger, comme on l’a vu à la suite de l’importante fuite de données qui a eu en 2017 chez Equifax et d’une autre qui a eu lieu en 2022 chez TransUnion.

Ce n’est qu’un début. Depuis quelques années, les sociétés immobilières commencent à avoir recours à des plateformes comme RentSpree aux États-Unis, que les locataires doivent utiliser pour créer un dossier, faire des demandes de location et se soumettre aux vérifications d’usage, de plus en plus nombreuses, qui portent sur l’historique de crédit, le dossier criminel, les évictions, le bruit et les bris, et qui sont faites à de partir de centaines de milliers de bases de données nationales et étatiques. Même quand nous n’avons rien à nous reprocher, nous avons de bonnes raisons d’être réticents à l’idée que les compagnies qui gèrent de telles plateformes collectent des données à notre sujet et les diffusent, et qu’elles en fassent le commerce pas seulement auprès des sociétés immobilières auxquelles nous envisageons de louer un appartement, et qu’elles négligent de protéger correctement ces données, ce qui pourrait entraîner une usurpation d’identité et une dégradation importante de notre historique de crédit, et nous rendre plus difficile de louer un nouveau logement, en attendant que nous obtenions une rectification, ce qui peut exiger d’importantes pertes de temps et parfois d’argent.

Pour l’instant, nous ne sommes pas encore obligés d’utiliser de telles plateformes. Si un propriétaire l’exige de nous, nous pouvons toujours aller louer un appartement ailleurs. Mais combien de temps cela durera-t-il ? En raison de l’augmentation subite des taux d’intérêt qui a eu lieu depuis deux ans, les petits propriétaires peinent à payer leurs hypothèques, ce qui permet aux grandes sociétés immobilières de s’accaparer une partie grandissante du marché immobilier et, bien assez vite, d’imposer leurs conditions aux locataires qui ne pourront plus aller voir ailleurs.

On dira qu’il est normal que les sociétés immobilières s’efforcent de développer des outils pour identifier les mauvais locataires susceptibles de ne pas payer leur loyer avec régularité, d’endommager les logements et d’être bruyants. Le problème, c’est qu’avec de telles plateformes, les propriétaires sont à la fois juges et parties. Tout comme il existe des mauvais locataires, il existe aussi de mauvais propriétaires qui, par exemple, entretiennent mal leurs logements, tardent à faire faire les réparations demandées par les locataires, ne s’assurent pas qu’elles soient bien faites, essaient de tenir leurs locataires responsables de bris dus en fait au manque d’entretien, ne compensent pas leurs locataires quand les réparations faites aux logements, à l’édifice ou au stationnement les empêchent de jouir des biens loués pendant quelques jours, quelques semaines ou même quelques mois, imposent à leurs locataires des augmentations de loyer abusives, font des améliorations ou des réparations inutiles ou insignifiantes pour donner un semblant de justification à ces augmentations, et expulsent certains de leurs locataires en inventant des raisons ou en exagérant leurs torts, parce qu’ils ont une dent contre eux ou tout simplement pour construire un édifice trop dispendieux pour les locataires actuels et qui leur permettra de faire des profits importants. Ces pratiques des propriétaires peuvent provoquer des actes de résistance légitimes de la part des locataires, comme le fait de refuser de payer l’entièreté de leur loyer quand il leur est impossible de jouir du logement loué et quand ils doivent même aller vivre temporairement ailleurs, comme dans le cas de réparations majeures ou très bruyantes. Que les tribunaux administratifs responsables des litiges entre propriétaires et locataires, qui sont souvent d’une lenteur phénoménale, en viennent à donner raison à ces locataires n’empêche pas les propriétaires, avant ou après cette décision, de déclarer qu’ils ne paient pas leurs loyers régulièrement ou de chercher ou d’inventer de mauvais éléments qui se retrouvent inscrits à leurs dossiers et qui leur rendra plus difficile de louer un autre logement. La même chose pourrait arriver avec les locataires qui contestent des augmentations de loyer qu’ils trouvent abusives, et qui pourraient être identifiés comme des « locataires à problèmes ». On peut même craindre que les refus de louer à ces locataires soient inscrits dans les dossiers de ces personnes, et qu’ils constituent des raisons supplémentaires de ne pas leur louer un logement, sous prétexte que cette décision devait être justifiée la première fois, la deuxième fois, la troisième fois, etc.

Le dossier numérique de locataire, s’il était utilisé ou pouvait être utilisé de cette manière, dissuaderait les locataires d’adresser des réclamations aux propriétaires de leurs logements quand ils sont lésés. Sous prétexte de protéger les intérêts des propriétaires, on leur donnerait une prise sur leurs locataires, grâce à laquelle ils pourraient s’assurer de leur docilité et les léser de toutes sortes de manières.

La tendance est à l’interconnexion de tous les dossiers numériques qui nous concernent. Les dossiers numériques des locataires, dont l’usage deviendra vraisemblablement plus fréquent et qui seront alors de plus en plus centralisés, pourront être connectés à leurs dossiers médicaux et à leurs dossiers d’employés et communiqués constamment avec eux, dans les deux sens. Par exemple, un candidat à la location d’un logement ou un locataire actuel non adéquatement vacciné contre le dernier agent pathogène à la mode pourrait être considéré par les propriétaires comme un locataire « à risque » ou inadéquat. Il pourrait être gravement malade et même mourir et ne plus être en mesure de payer son loyer, penseront les propriétaires. Il pourrait aussi contaminer les autres locataires, les rendre très malades et même les tuer, ce qui les rendrait moins capables ou incapables de payer leurs loyers et entraînerait des pertes financières importantes, et ce qui pourrait donner lieu à des poursuites judiciaires contre les propriétaires, pour incapacité à fournir à leurs locataires un milieu de vie sain et sécuritaire. Et en plus, il aurait montré à quel point il est indocile et récalcitrant, ce qui ferait craindre des ennuis aux propriétaires. Un locataire non adéquatement vacciné pourrait donc se voir refuser la location d’un logement sous ces prétextes, même si on ne le lui dit pas. Ou on pourrait accepter de le lui louer en lui demandant un supplément pour ce risque. On pourrait user du même procédé pour un locataire atteint d’une maladie véritable ou qui aurait des habitudes de vie considérées malsaines et dangereuses, comme le tabagisme et la consommation régulière d’alcool, lesquelles pourraient entraîner de graves problèmes de santé, le rendre moins apte à payer son loyer, porter atteinte à l’intégrité physique et psychologique des autres locataires et troubler l’existence commune au sein d’un immeuble à logement, nous dit-on.

Il se peut qu’on aille encore plus loin pour établir un profil plus complet des bons et des mauvais locataires, afin de louer des logements seulement à des personnes respectables qui ne constitueraient pas un risque réputationnel pour les sociétés immobilières soucieuses de briller par leur vertu, à la manière des administrations publiques, des banques et des universités. De la même manière que nous pouvons être mis à la porte de ces administrations et des universités et privés de services financiers pour avoir critiqué ouvertement l’idéologie sanitaire ou climatique, avoir participé à un mouvement de protestation ou l’avoir soutenu financièrement, on pourrait nous empêcher de louer un logement. Nous serions encore une fois identifiés comme des locataires « à risque » qui pourraient avoir à juste titre des ennuis avec la police et la justice, avec leurs employeurs et avec leurs institutions financières, et qui pourraient devenir incapables de payer leurs loyers et avoir de la difficulté à trouver un nouvel emploi et une nouvelle banque, faute d’être des personnes respectables et morales. Les sociétés immobilières, qui ne voudraient pas être moins vertueuses que ces autres organisations, pourraient décider de ne pas accorder un refuge à ces personnes « à risque » en leur louant un logement, pour ne pas ternir leur réputation et en prévision de l’insolvabilité à venir ou possible de ces personnes aux idées et aux sentiments nauséabonds.

Jusqu’à maintenant, j’ai présumé que la décision de louer ou non un logement à telle personne résultait d’une évaluation faite par des êtres humains. Mais avec la mode de l’intelligence artificielle, l’accumulation des logements locatifs par de grandes sociétés immobilières, et le grand nombre de dossiers de candidature qu’il leur faudra traiter, il est vraisemblable que l’analyse de ces dossiers et la prise de décision seront de plus en plus automatisées, en fonction de principes d’analyse et d’une conception de ce qu’est un bon ou un mauvais profil de locataire, qui seront donnés aux intelligences artificielles par leurs concepteurs, conformément aux désirs, aux opinions et aux plans stratégiques des professionnels et des gestionnaires de ces grandes sociétés immobilières. Ce qui permettra d’intégrer encore plus les dossiers des locataires aux autres dossiers numériques centralisés (dossiers médicaux, dossiers d’employés, dossiers scolaires, dossiers énergétiques, etc.) et d’y intégrer en retour toutes sortes de renseignements pointus sur nous, qui deviendront la matière à partir de laquelle les intelligences artificielles détermineront si nous avons un assez bon profil de locataire pour avoir droit à un logement, à quel genre de logement nous avons droit en fonction de notre profil, ou à quelles conditions nous pouvons avoir droit à ce logement. Ça promet.