L’opposition comme activité quotidienne

Même pour ceux d’entre nous qui ont résisté aux mesures soi-disant sanitaires que les autorités politiques et sanitaires nous ont imposées en collaboration avec les élites économiques ou à leur demande, l’opposition est souvent quelque chose d’exceptionnel. Il a fallu que nos gouvernements et ces élites se montrent très autoritaires et très méprisants pendant deux années pour qu’apparaisse une forme de résistance vigoureuse et suffisamment répandue au Canada. Et même après tout ce temps, beaucoup de Canadiens n’ont pas soutenu ce mouvement de résistance, mais ce sont au contraire ralliés à nos gouvernements. Plusieurs d’entre eux continuent encore aujourd’hui, en 2023, de se scandaliser à la moindre allusion au « Freedom Convoy ». Comment ces vulgaires camionneurs, ces récalcitrants, ces complotistes, ces antivax et ces extrémistes ont-ils osé défier les experts par la bouche desquels la vérité est révélée aux profanes que nous sommes, ainsi que nos gouvernements qui incarnent la volonté des citoyens, lesquels veulent tous notre bien, bien sûr !

Si nous en sommes arrivés là, et si nous pouvons en arriver là à nouveau, c’est qu’une forte culture de l’opposition n’existe pas, soit qu’elle a disparu, soit qu’elle n’a jamais eu l’occasion de se développer, comme au Québec. C’est plutôt une culture du conformisme et de l’obéissance qui existe de longue date, et qui a rendu possible tout ce que nous avons enduré de 2020 à 2022, ainsi que ce que nous pourrions endurer plus tard, pas seulement sous prétexte d’une lutte contre un nouveau variant ou un nouvel agent pathogène (la maladie X), mais aussi sous prétexte d’une lutte contre les changements climatiques, de guerre contre la Russie ou la Chine, d’une guerre contre le terrorisme, ou de cybersécurité.

Depuis aussi longtemps que nous nous rappelons, beaucoup d’entre nous font ce qu’on leur demande, simplement parce qu’on le leur demande. Ils consentent à être exploités par leurs employeurs pendant des décennies, à être surveillés par leurs sous-fifres, à organiser leur vie à l’extérieur du travail en fonction des obligations laborieuses qu’on leur impose, et à suivre des consignes qui ne sont pas liées aux résultats à obtenir, mais qui sont en fait des moyens d’obtenir leur soumission. Ils acceptent de se faire imposer toutes sortes consignes de sécurité par les bureaucraties publiques et par des entreprises privées, qui en viennent à les traiter comme des enfants, ou comme moins que des enfants. Ils trouvent que c’est normal de s’identifier chaque fois qu’on leur demande, en ligne ou en personne, et n’hésitent pas à fournir des renseignements personnels à des organisations qui n’en ont pas besoin pour avoir accès aux services ou aux biens qu’on leur propose, ou pour bénéficier d’avantages, comme des rabais ou des offres spéciales. Ils acceptent de se faire saigner par les propriétaires de leurs logements et par les banques. Enfin, ils ne voient pas de problème au fait d’utiliser des ordinateurs, des téléphones et d’autres appareils dits intelligents, des applications et des services en ligne dont les conditions d’utilisation explicites ou implicites sont contraignantes et invasives. Ce sont des bénis-oui-oui ou des « yes men » qui sont toujours d’accord avec ce qu’on leur demande ou qui se taisent et obtempèrent quand ils ne le sont pas, en essayant de garder le sourire. Et même ceux d’entre nous qui ne sont pas rampants à ce point consentent souvent à faire ce qu’on attend d’eux quand ils ne trouvent pas une voie de contournement facile et quand un refus impliquerait la perte de certains avantages, des inconvénients ou des efforts pour obtenir autrement ce dont ils pourraient être privés.

Il n’est pas étonnant, dans ce contexte, que nos gouvernements et les élites économiques en viennent à considérer notre obéissance comme une chose acquise et à user de toutes sortes de moyens pour nous surveiller, nous contrôler et nous asservir encore plus, car il faut vraiment nous pousser à bout avant qu’une masse importante de personnes se mette à résister, et pas toujours avec la vigueur qu’on pourrait désirer. Il n’est pas étonnant non plus, qu’étant habitués d’obéir et de voir les personnes de notre entourage obéir, nous ayons de la difficulté à nous opposer individuellement et à organiser une résistance collective.

Par contre, si l’opposition était quelque chose qui faisait partie de nos mœurs, pas seulement en temps de crise, mais aussi en temps normal, les élites et les gouvernements occidentaux y penseraient deux fois avant d’essayer de nous asservir aussi grossièrement, sous prétexte de guerroyer contre un méchant virus ou contre les changements climatiques, par exemple. Puis il nous serait plus naturel et plus facile de nous opposer individuellement et d’organiser une résistance collective contre ces élites et ces gouvernements.

Étant donné tout le temps que nous passons au travail chaque semaine, pendant presque toute l’année, et ce, pendant des décennies, étant donné aussi les efforts qu’on fait dans les milieux de travail pour nous rendre bien obéissants et nous dresser, ces milieux sont l’endroit où nous devrions en premier lieu cultiver l’esprit d’opposition.

Je précise ce que j’entends par esprit d’opposition, surtout en le distinguant d’autres choses qu’on tend à confondre avec lui et qui sont dans une certaine mesure compatible avec l’obéissance.

C’est une chose de s’opposer à l’exercice abusif ou arbitraire du pouvoir, c’en est une autre de se laisser gouverner par des caprices puérils et de les imposer aux autres, à ses supérieurs ou à ses supérieurs. Ce n’est pas faire preuve d’esprit d’opposition de regarder constamment des vidéos sur son téléphone intelligent quand on travaille, ou encore d’utiliser les réseaux sociaux ou d’envoyer sans cesse des textos, pour faire des erreurs stupides parce qu’on ne se concentre pas sur ce qu’on fait. Cette attitude des employés, qui passe parfois pour une contestation de l’autorité, fournit en réalité un prétexte aux employeurs pour resserrer la surveillance et le contrôle de leurs employés qui seront utilisés pour autre chose que d’encadrer leur dépendance aux téléphones dits intelligents et aux réseaux sociaux et qui, pour se propager, s’accommodent très bien de cette attitude ; et elle ne cultive pas la capacité de s’opposer à cette propagation de la surveillance et du contrôle des employés par leurs employeurs, puisque ce n’est certainement en regardant ou en tapotant son téléphone dit intelligent qu’on résiste.

C’est aussi une autre chose que de se défouler après le travail, en récriminant contre ses supérieurs et ses collègues en présence de son conjoint ou de ses amis ou en ligne, en pratiquant un sport de combat ou en faisant un effort physique soutenu, en jouant à des jeux vidéos violents ou en regardant des films de guerre, de super-héros ou de fantaisie héroïque. Cela ne change rien à la situation professionnelle qui provoque cette agressivité, et permet plutôt de continuer à obéir une fois qu’on a trouvé un exutoire pour la dissiper.

C’est aussi autre chose que de bâcler ou de saboter un travail qui peut avoir une certaine utilité (ce qui n’est pas toujours le cas), puisque cela fournit un prétexte aux employeurs pour resserrer la surveillance et le contrôle de leurs employés, et pas seulement des résultats de leur travail. Et souvent il faut travailler plus pour atteindre les résultats minimaux nécessaires à la poursuite de cette activité, ce qui résulte en une diminution de l’énergie et du temps qui pourraient être utilisés plus efficacement, notamment en s’opposant à la surveillance et au contrôle des individus, au travail et ailleurs, ou simplement pour faire des choses plus intéressantes ou plus importantes que le travail.

Pour qu’on puisse parler d’opposition au sens fort du terme, il faut que cette opposition soit efficace et réfléchie. Elle doit avoir pour objet l’exercice abusif ou arbitraire du pouvoir, au sens où il ne porte pas sur les résultats obtenus, mais porte plutôt sur des exigences qui n’améliorent pas de manière significative les résultats et la facilité avec laquelle on les obtient, ou quand on tente de nous imposer des exigences qui débordent le contexte professionnel et qui constituent des ingérences dans notre vie privée. Ainsi, il est important de nous opposer, entre autres, dans les cas suivants :

  • quand on nous impose des consignes ou des procédures qui ne permettent pas d’obtenir de meilleurs résultats, et qui ont même pour effet une dégradation des résultats, simplement pour qu’on puisse nous dire quoi faire et surveiller ce que nous faisons ;

  • quand on nous impose un horaire de travail qui ne facilite pas la réalisation du travail que nous avons à faire, et qui l’entrave même ;

  • quand on s’informe de ce que nous faisons quand nous ne sommes pas au travail ;

  • quand on nous reproche d’être difficile à rejoindre quand nous sommes en congé ou en dehors des heures du travail, et de ne pas être disponible pour faire un remplacement ;

  • quand on nous oblige à fournir à des tiers partis notre numéro de téléphone ou à installer des applications douteuses sur notre téléphone pour authentifier que nous sommes bien qui nous sommes censés être quand nous nous connectons pour faire du télétravail, alors qu’on pourrait simplement nous fournir des YubiKeys ;

  • quand on exige de nous plus que la politesse, c’est-à-dire de bons sentiments envers nos collègues, nos supérieurs et leurs clients ;

  • quand on nous demande de participer à des activités sociales qui ne nous intéressent pas, pendant notre temps de travail ou en dehors, en invoquant la cohésion de l’équipe de travail ;

  • etc.

Il est aussi possible, légitime et louable de nous opposer quand on essaie de nous faire faire des tâches qui ne font pas partie de notre description d’emploi, que cela ait pour but de nous rabaisser ou de profiter de compétences pour lesquelles on refuse de nous rémunérer et de nous donner un poste décent ; ou quand ce qu’on nous demande de faire est nuisible ou incompatible avec les buts officiels de notre travail, comme quand on nous demande de gaspiller notre temps à des formalités bureaucratiques, au lieu de bien préparer les cours que nous donnons ou de bien soigner les malades qui viennent nous consulter ou qui sont sous notre responsabilité, par exemple. Nous devons refuser d’être des pions auxquels on peut demander de faire n’importe quoi sans qu’ils résistent.

Dans tous les cas où c’est possible et avantageux, il est préférable de résister de manière visible, de donner une existence sociale à l’opposition, et de cultiver ainsi l’esprit d’opposition par l’exemple. Même quand l’exercice abusif ou arbitraire du pouvoir ne prend pas fin à cause de l’opposition et n’est pas entravé par lui, c’est déjà un gain de faire sentir l’opposition à ceux qui dirigent, de faire sentir aux autres ce qu’a de mauvais leur manière de diriger et d’embarrasser publiquement ses supérieurs immédiats en leur posant des questions et en leur faisant des objections auxquelles ils ne savent pas quoi répondre.

Dans les autres cas où l’opposition directe est impossible ou a de graves conséquences sans gains suffisants, il est possible de résister silencieusement aux ordres qu’on nous donne, en en compliquant ou en sabotant l’application, idéalement avec l’aide d’autres personnes de confiance, en profitant du fait que les dirigeants et leurs larbins se représentent les opposants comme des méchants, des imbéciles ou des fous faciles à repérer et à déjouer pour ne les tromper. Nous nous exerçons ainsi à agir dans l’ombre et garder des secrets, ce qui peut être utile quand la situation s’aggrave dangereusement.

Les effets qu’il est possible d’obtenir grâce à la pratique quotidienne de l’opposition sont donc multiples.

Pour les opposants, ce seraient le désir, les capacités et les stratégies d’opposition qui se développeraient. Du même coup, les opposants deviendraient de plus en plus nombreux et ils ne seraient pas pris de court quand la situation s’aggrave rapidement. Ils ne se laisseraient pas intimider par les démonstrations de force que le gouvernement et les élites feraient en temps de crise, et ils seraient en mesure de s’organiser plus rapidement pour leur résister efficacement.

Pour les conformistes, l’opposition ne semblerait plus si anormale. Même quand ils seraient majoritaires, ils sauraient qu’une forte minorité d’opposants existe et qu’ils pourraient avoir affaire à elle si, en temps de crise, ils se rangeaient bêtement et lâchement du côté du gouvernement et des élites qu’il sert. Voilà qui devrait refroidir leur zèle, d’autant qu’ils auraient pu constater, par expérience, que l’opposition des autres peut leur être parfois avantageuse, par exemple quand ils profitent de la résistance de certains de leurs collègues contre leurs employeurs.

Pour les élites économiques, bureaucratiques et politiques qui profitent des crises qu’elles provoquent pour nous asservir et auxquelles il s’agit donc de s’opposer, elles sauraient qu’il ne leur suffit plus d’ordonner ou de baratiner pour que nous leur obéissions en masse et demandions même encore plus de contraintes, de restrictions et de régulations. Elles sauraient que l’esprit d’opposition serait dorénavant dans les mœurs et elles auraient pu observer des mouvements d’opposition et même en être la cible. Elles sauraient aussi que la chaîne de commandement grâce à laquelle elles nous imposent normalement leur volonté se serait affaiblie ou rompue. Leurs valets et leurs complices sauraient qu’il leur faudrait faire face à une résistance organisée, et que ça ne serait pas une partie de plaisir d’accepter d’être les dépositaires de la volonté de leurs maîtres. Les grands chefs et leurs exécutants, sans abandonner leurs machinations, feraient donc preuve d’une certaine retenue, ce qui réduirait les chances que nous devions un jour constituer des mouvements de résistance au sens strict du terme, ou ce qui nous donnerait plus de temps pour nous y préparer.