Formes et degrés de servitude

Nous avons tellement l’habitude d’entendre dire et de nous dire à nous-mêmes que nous vivons dans des sociétés démocratiques et que nous sommes libres, qu’il est inenvisageable, pour beaucoup d’entre nous, que nous soyons dans une certaine mesure des esclaves. Les esclaves, ce sont les Noirs qui ont été déportés en Amérique pour qu’eux-mêmes et leurs descendants deviennent la propriété des Blancs et travaillent dans les mines et les plantations de tabac, de coton et de cannes à sucre, en étant traités comme des bêtes de somme, en mourant parfois d’épuisement et de faim, en subissant de mauvais traitements et des châtiments corporels très brutaux, en étant parfois mutilés ou exécutés pour un oui ou pour un non, et en n’ayant pas le droit de posséder des armes et de s’entraîner au combat, afin qu’ils ne puissent pas et ne sachent pas se défendre. Ce serait donc minimiser l’esclavage des Noirs d’oser nous comparer aux esclaves noirs, surtout si nous sommes des Blancs.

Il est vrai que nous n’avons pas été enlevés de notre pays pour servir des maîtres qui se trouvent à des milliers de kilomètres ; que nous et nos enfants ne sommes pas la propriété de nos employeurs, qui ne peuvent pas nous garder ou nous vendre ensemble ou séparément, selon leurs intérêts ou leurs caprices ; que nous pouvons changer d’emploi, d’employeur ou de profession ; que nous recevons un salaire en échange de notre travail ; que nous pouvons acheter des choses qui nous appartiennent en propre, comme de la nourriture, des vêtements, une maison ou un condominium et peut-être aussi un chalet, une voiture, une bicyclette, des vêtements, un chien ou un chat, des livres, un ordinateur et un téléphone mobile ; que nous pouvons déménager, voyager et même émigrer ; et que nous pouvons voter pour choisir ceux qui nous représenteront au Parlement et qui nous gouverneront pendant quelques années ; etc. Il serait donc exagéré de dire que nous sommes des esclaves.

Mais il est tout aussi exagéré de prétendre que nous sommes simplement libres. Plusieurs d’entre nous ont dû immigrer dans des pays qui se trouvent à des milliers de kilomètres pour fuir la pauvreté et parfois la guerre, avec parfois pour résultat de tirer le diable par la queue dans leur pays d’accueil, où ils constituent une main-d’œuvre à bon marché et où, malgré leurs diplômes, ils occupent des emplois précaires et minables dont presque personne d’autre ne veut ; que nous et nos enfants sommes destinés, du seul fait de notre appartenance aux masses laborieuses, à être employés pendant des décennies pour servir les intérêts des personnes beaucoup plus riches qui nous emploient directement ou indirectement ; qu’une partie de plus en plus importante de notre salaire sert à payer notre nourriture, nos vêtements, le chauffage, l’électricité, le loyer ou l’hypothèque, l’essence ou les transports en commun ; que nous vivons de plus en plus à crédit et que nous devons travailler sans arrêt pour payer nos comptes et nos dettes ; qu’on nous accorde quelques semaines seulement de vacances par année, tout juste ce qu’il faut pour nous reposer, nous changer les idées et nous préparer à une autre année de travail, jusqu’à la retraite, jusqu’à ce que nous devenions en trop mauvaise santé pour continuer ou jusqu’à ce que nous finissions par nous tuer à l’ouvrage ; qu’on nous permet assez rarement de prendre un long congé sans solde ou une année sabbatique quand nous en avons les moyens, et de réintégrer notre poste après ; que nous nous retrouvons assez souvent à changer d’emploi et d’employeur et parfois de profession, parce que nous avons des mandats ou des contrats de durée déterminée, que nous sommes mis à pied ou congédiés ou que nous démissionnons, souvent pour nous retrouver plus tard dans une situation semblable, ou parfois pire, quand nous décrochons un nouvel emploi avec un nouvel employeur ou quand nous commençons à exercer une nouvelle profession ; que les conditions sont de plus en plus difficiles à satisfaire pour avoir droit à des prestations d’assurance-emploi, sauf quand nos gouvernements décident de décréter des confinements et de dilapider les finances publiques sous prétexte de ralentir la propagation d’un méchant virus, pour ensuite nous imposer des politiques d’austérité censées redresser les finances publiques ; que la retraite censée être notre récompense pour ces décennies de dur labeur est reportée de quelques années et risque de devenir misérable puisque les prestations données par le gouvernement ne sont pas indexées au coût de la vie et deviennent de plus en plus insuffisantes, puisqu’il est difficile d’économiser, puisque l’argent placé est en train de perdre rapidement de la valeur, puisque nous pourrions encore une fois perdre en partie ou en totalité nos économies à cause d’un crash financier, tout ça pour enrichir les banques, qu’il faut renflouer avec notre argent ou avec des fonds publics en cas de problème ; qu’on s’accapare les fruits de notre travail grâce à l’impôt sur le revenu, des taxes sur la consommation et des taxes sur les taxes, pour financer à nos dépens l’industrie de la construction, l’industrie informatique, l’industrie militaire, l’industrie pharmaceutique et l’industrie énergétique, toutes corrompues ; qu’on nous traite comme des animaux d’élevage ou de compagnie qu’on séquestre, qu’on muselle, qu’on tient en laisse, qu’on vaccine en masse et qu’on soumet à une étroite surveillance pour respecter la réglementation sanitaire et sécuritaire ; qu’on nous impose une transition énergétique qui nous appauvrira presque tous, mais qui enrichira encore plus les élites économiques à nos dépens, lesquelles deviendront encore plus puissantes en raison de notre appauvrissement ; qu’on aggrave la guerre économique contre la Russie et la Chine, ce qui ne peut que nous nuire ; qu’on est en train de nous entraîner dans un conflit militaire contre la Russie et la Chine, dont nous devrons faire les frais, si du moins il reste quelque chose après ; qu’on nous châtie, qu’on nous poursuit en justice et qu’on empêche d’avoir accès à notre argent quand nous n’obéissons pas et quand nous résistons ; qu’on nous désarme progressivement et qu’on criminalise de plus en plus le fait de savoir utiliser des armes ; qu’on nous demande d’obéir docilement aux maîtres que nous nous sommes donnés en votant (le président, le premier ministre, les ministres) ou que nous ne nous sommes pas donnés (les bonzes de la bureaucratie et les oligarques), ainsi qu’à leurs sous-fifres ; et que rien ou presque dans nos institutions politiques ne nous procure un véritable pouvoir politique et ne nous permet de changer quelque chose à cette situation et de donner d’autres orientations à nos sociétés et à notre civilisation.

Ça fait beaucoup de choses. Beaucoup trop pour que nous puissions raisonnablement nous considérer comme libres. Le pire, c’est que beaucoup d’entre nous ne comprennent pas et ne sentent pas qu’on est en train de nous asservir. S’ils ne sont pas des esclaves à strictement parler, ils ont sûrement une mentalité d’esclave et, pour cette raison, risquent d’en devenir, et nous aussi, puisque nous sommes malheureusement dans le même bateau qu’eux.

La servitude et la liberté sont les deux pôles d’un continuum jalonné de nombreux degrés. Le fait d’envisager l’esclavage seulement comme une situation extrême qu’on pourrait simplement opposer à la liberté ne fait qu’obscurcir les différents degrés et les différentes formes de servitude et de liberté, de même que les mouvements d’accroissement de la servitude ou de la liberté. C’est pourquoi notre état de servitude, moins ouvertement brutal et moins sanglant que l’esclavage des Noirs, est très sournois et peut mener à une généralisation et à une radicalisation de la servitude, surtout quand les esclaves en devenir ont une mentalité d’esclave et se représentent la servitude ou l’esclavage comme quelque chose qui ne peut pas ou plus leur arriver et, s’ils sont racistes, ne pourrait arriver qu’aux Noirs et ne saurait arriver aux Blancs. De tels préjugés sur la servitude ou l’esclavage pourraient nous coûter très cher, que nous soyons Noirs ou Blancs.