Transformation numérique et transformation politique (2)

Suite du billet du 26 avril 2023.

Délocalisation de l’activité politique et bureaucratique

Au cours des dernières années, nous avons vu les présidents, les ministres, les députés, les fonctionnaires et les gestionnaires de la bureaucratie publique continuer de s’occuper des affaires publiques à distance, grâce au télétravail et à la vidéoconférence. Au plus fort des confinements, les chefs d’État pouvaient s’entretenir avec leurs ministres sans sortir de chez eux, s’ils n’avaient pas envie de les rencontrer en cachette, ou s’ils avaient peur du virus ou de se faire prendre. Les parlements ont pu siéger même quand leurs salles demeuraient vides, les députés n’ayant plus besoin de braver le froid et le virus pour supposément représenter nos intérêts, mais pouvant dorénavant le faire dans le confort et dans la sécurité de leur foyer. Les gestionnaires de la fonction publique pouvaient, avec l’aide des bureaucrates qui leur sont subordonnés, continuer à inventer, à mettre à jour et à amender des directives et des procédures inefficaces, inutiles, absurdes et farfelues, et continuer à faire au moins aussi mal (de leur point de vue, au moins aussi bien) ce qu’ils faisaient avant. Maintenant que les chefs politiques qui nous traitent comme de vulgaires sujets ou comme de misérables serfs ont commencé à se rencontrer ouvertement pour nous préparer de sales coups, que les députés se réunissent à nouveau en assemblée pour nous donner l’impression que nous avons des représentants et pour en fait suivre la ligne de parti après de vains bavardages, et que les cadres et les employés de la fonction publique réintègrent leurs bureaux quelques jours par semaine et y font du télétravail avec leurs collègues qui sont alors à la maison et même avec leurs collègues qui sont aussi « en présentiel », les systèmes mis en place et les technologies abondamment utilisées au plus fort de la soi-disant pandémie n’ont pas disparu. En un claquement de doigts, ils pourraient redevenir le principal outil de travail du gouvernement, et la télé-politique et la télé-bureaucratie pourraient redevenir la norme, et même faire de grands pas en avant, si nos dirigeants décidaient que c’est dans leur intérêt, ou que ça sert leurs projets politiques, quels qu’ils soient.

Voici ce qu’il en résulte, pour ceux qui gouvernent ou qui sont dans l’administration publique, et pour ceux qui subissent l’autorité des chefs politiques et bureaucratiques :

  1. La délocalisation de l’activité politique et bureaucratique, rendue possible par la transformation numérique mise en place par nos gouvernements, permet une plus grande concentration et plus grande centralisation du pouvoir. Avant cette transformation rapide sous prétexte de méchant virus, les politiciens et les bureaucrates disposaient, pour la plupart, de moyens de communication limités pour discuter avec des collaborateurs qui se trouvaient à des dizaines, à des centaines ou même à des milliers de kilomètres. Étant donné que tout se faisait normalement « en présentiel », il n’existait même pas de mot ou d’expression pour désigner ce qu’on faisait en chair et os. Il allait de soi qu’à moins d’indication contraire, les délibérations, les débats, les votes, les assemblées, les comités et les réunions avaient lieu en personne. Malgré les efforts faits par les membres des gouvernements et par les administrations centrales pour collaborer étroitement avec leurs pairs, pour contrôler leurs subordonnés et les subordonnés de leurs subordonnés et pour obtenir une grande uniformité sur un territoire plus ou moins grand, les résultats laissaient généralement à désirer à cause des distances. C’est que les contacts qu’on avait avec des personnes qu’on ne voyait presque jamais en personne occupaient toujours une place secondaire par rapport aux contacts qu’on avait avec les personnes qu’on voyait en personne. C’est qu’une partie relativement importante de l’activité politique et bureaucratique ne se faisant pas encore devant un écran d’ordinateur, elle ne pouvait pas être faite en collaboration avec des personnes qui se trouvaient dans d’autres lieux et qui échappaient plus facilement au contrôle des autorités politiques et bureaucratiques centrales. C’est que même l’activité politique et bureaucratique qui se faisait à l’aide d’un ordinateur était plus compartimentée et, le plus souvent, que les communications s’y faisaient par écrit, surtout par messagerie électronique, sauf peut-être dans les hautes sphères du pouvoir politique et du pouvoir bureaucratique. Mais depuis qu’on a pris l’habitude de parler par vidéoconférence plusieurs par jour à des collègues, à des pairs ou à des subordonnés qui se trouvent très loin, dans la même région ou ville, chez eux, dans un édifice gouvernemental voisin ou dans le même édifice gouvernemental, sur un autre étage ou sur le même étage, cela revient de plus en plus au même que quelqu’un se trouve loin ou qu’il se trouve proche. Il est donc beaucoup plus facile de centraliser le pouvoir politique et le pouvoir bureaucratique, puisque ça revient au même d’être loin ou d’être près les uns des autres ; et aussi d’obtenir une plus grande orthodoxie politique et une plus grande uniformité bureaucratique. Les citoyens – je veux dire ceux d’entre nous qui refusent d’être traités comme des sujets ou des serfs – n’ont qu’à bien se tenir face à des dirigeants politiques et à une administration publique qui font maintenant bloc.

  2. En délocalisant l’activité politique et bureaucratique, c’est le gouvernement lui-même qu’on délocalise. Ceux qui le constituent et qui y jouent un rôle petit ou grand sont de plus en plus en dispersés sur l’ensemble du territoire. Si besoin il y a, ils peuvent continuer à vaquer à leurs occupations à partir de la maison, sans se voir en personne, et ce, pour une durée indéfinie. En cas de révolte des citoyens dont on veut faire des sujets ou des serfs, les politiciens et les bureaucrates, ainsi dispersés, sont à peu près immunisés contre les actes des révoltés, qu’il s’agisse de manifestations, de blocage des édifices gouvernementaux ou d’occupation de ces édifices. Les révoltés sont alors confrontés à un adversaire qui n’est pas où il était avant la transformation numérique accélérée qui a eu lieu au cours des dernières années, et qui est en fait nulle part en particulier et un peu partout à la fois. Leurs efforts pour perturber l’activité du gouvernement et ainsi exercer des pressions pour obtenir de lui ce qu’ils désirent, ou obtenir sa démission ou sa dissolution, sont alors beaucoup moins efficaces. Et si l’idée leur venait de saboter les infrastructures informatiques qui rendent possible cet éparpillement physique, et de priver le gouvernement des instruments dont il a besoin pour fonctionner, on y verrait un grave crime contre le gouvernement, voire une sorte d’attentat terroriste qu’il faudrait punir avec la plus extrême sévérité. Ce qui signifie que ceux qui sont gouvernés, déjà privés de tout pouvoir politique, ne peuvent même plus avoir de prise sur le gouvernement grâce à des moyens de pression. Comment parler raisonnablement de démocratie ?

  3. Même quand il n’y a pas de mouvement d’opposition ou de révolte citoyenne en règle, la télé-politique et la télé-bureaucratie demeurent à la disposition du gouvernement pour imposer une discipline carcérale à l’ensemble de la société en affectant minimalement l’exercice du pouvoir politique et le fonctionnement de la bureaucratie. Alors qu’avant il y avait une certaine interdépendance entre les conditions de l’activité politique et bureaucratique et la relative liberté laissée à l’ensemble de la population, entre autres la liberté de circulation et la liberté de rassemblement, cette interdépendance existe de moins en moins et peut même disparaître quasiment. À la rigueur, l’activité politique et l’activité bureaucratique, quand elles s’inscrivent dans un cadre abusivement autoritaire et ont pour but de consolider ou de renforcer l’autoritarisme, peuvent bénéficier de meilleures conditions quand la liberté de la population est restreinte, suspendue et bafouée. Voilà qui peut certainement inciter le gouvernement à abuser de son pouvoir pour restreindre notre liberté et ainsi accroître son pouvoir.

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