Destruction des conditions de l’exercice des droits politiques des citoyens

Il ne suffit pas que les citoyens aient des droits politiques. Il faut aussi qu’ils soient capables de les exercer. Sans leur exercice, ces droits politiques n’existent pas. Et sans ces droits politiques, la démocratie n’existe pas.

Contrairement à ce qu’affirment péremptoirement les légions de bien-pensants, il ne suffit pas d’être une bonne personne, au sens où elles l’entendent, pour être capable d’exercer ses droits politiques intelligemment. En fait, c’est précisément le contraire qui arrive. Plus on exerce des pressions sur les individus pour qu’ils se conforment à ce qu’on décrète être le simple bon sens, les valeurs démocratiques ou le Bien, plus on les prive de l’autonomie morale qui fait partie des conditions de l’exercice des droits politiques, ou plus on les empêche de développer cette autonomie.

Pour être capable d’exercer ses droits politiques, c’est-à-dire une partie du pouvoir politique, il faut disposer d’une importante autonomie morale. Cela ne vaut pas seulement pour les citoyens dans une démocratie, mais aussi pour un roi et pour des nobles dans une monarchie. Le roi, s’il est sous la tutelle morale du clergé, n’est rien de plus qu’un grand enfant incapable de décider des affaires politiques. Soumis à une morale superstitieuse qui l’empêche de se gouverner lui-même, comment serait-il apte à gouverner ses sujets et à administrer l’État ? À moins que le roi soit le pantin d’un clergé éclairé et bienveillant, ce qui ne se voit presque jamais, il en résulte toutes sortes de maux publics, aussi bien pour lui que pour ses sujets. Car un roi qui croit être un misérable pécheur voué à l’enfer, comme le clergé ne cesse de lui répéter, peut être mis au pas par le pape et même dominé par le clergé de son royaume, il peut laisser celui-ci devenir une autorité concurrente, constituer un État dans l’État et contrôler ses sujets, et il peut être entraîné par lui dans des croisades, dans des persécutions religieuses et dans des guerres de religion qui ne lui sont aucunement avantageuses, tout ça pour échapper aux réprimandes des prêtres et être sauvé.

Il en va autrement quand un roi, au lieu d’être un pantin, instrumentalise de manière réfléchie la morale superstitieuse afin de gouverner ses sujets, par exemple en devenant aussi un chef religieux. C’est une manière de gouverner qui peut faire sens dans une monarchie, où il existe une séparation tranchée entre le roi et la noblesse qui gouvernent et le peuple qui doit obéir. Le roi affermit son pouvoir en empêchant ses sujets de se gouverner eux-mêmes et les rend ainsi inaptes à l’exercice du pouvoir politique. Autrement dit, les gouvernés sont maintenus dans la sujétion morale et aussi politique par les gouvernants qui sont les seuls à exercer le pouvoir politique. Ce qui est dans l’ordre des choses dans une monarchie, puisque l’inaptitude aux affaires politiques des sujets convient à leur sujétion politique.

Mais il arrive parfois que le roi, même s’il n’est pas sous l’emprise morale du clergé, et précisément parce qu’il est le chef religieux suprême, devienne inapte à l’exercice du pouvoir politique. Le danger de se laisser prendre au jeu est bien réel. Il croit alors vraiment régner par la volonté de Dieu, dont il serait l’élu. Ce n’est plus simplement une histoire destinée à ses sujets pour obtenir leur obéissance. Peut-être ce roi se croit-il même investi d’une mission divine, qu’il révélera à ses sujets ou qu’il gardera secrète. Entouré de ministres aussi illuminés que lui ou qui, plus réfléchis, s’exposent à sa colère quand ils lui conseillent de modérer son enthousiasme, un tel illuminé est atteint de la folie des grandeurs, n’est pas apte à exercer correctement le grand pouvoir qu’il détient, et provoquera souvent des calamités, pour ses sujets, pour son royaume et pour lui-même.

Revenons à la démocratie, où les citoyens disposent de droits politiques et sont censés exercer un certain pouvoir politique, principalement par le choix de leurs représentants et, indirectement, par l’intermédiaire de ces représentants. La prise en charge croissante de la vie des citoyens par le gouvernement et par les entreprises les prive de plus en plus de l’autonomie morale requise pour exercer de manière autonome leurs droits politiques. Il n’est pas nouveau que le gouvernement et les entreprises collaborent pour imposer un mode de vie assez uniforme aux citoyens. Il est entendu que ceux-ci, après avoir fait des études supérieures ou non, doivent passer des décennies à travailler pour la plupart cinq jours par semaine, en ayant seulement droit à quelques semaines de vacances par année, pour finalement prendre leur retraite, après avoir été diminués physiquement, intellectuellement et moralement par une vie de labeur. Il était possible à une époque d’occuper des postes où on n’était pas un travailleur salarié et où on bénéficiait d’une certaine autonomie, par exemple en étant professeur ou chercheur dans une université, en exerçant la profession d’avocat, de notaire, d’architecte ou d’ingénieur, ou en étant un travailleur autonome ou un petit entrepreneur. Mais cela devient de plus en plus rare et de plus en plus difficile : ceux qui n’étaient pas traités comme des travailleurs salariés le sont de plus en plus, et il devient de plus en plus difficile d’être un travailleur autonome ou un petit entrepreneur. Les dirigeants politiques usent de leur autorité pour imposer à la grande majorité des citoyens le travail salarié. Leurs politiques économiques favorisent les grandes entreprises nationales et internationales au détriment des petits entrepreneurs et des travailleurs autonomes. Leurs politiques éducatives transforment les établissements d’enseignement supérieur en entreprises dont les employés (les professeurs), en échange d’un salaire, produisent des travailleurs qualifiés qui seront employés par les entreprises après l’obtention de leurs diplômes. Peu importe la profession ou le métier choisi : c’est le lot de presque tous les citoyens d’être employés pendant des décennies, d’être subordonnés à des intérêts qui ne sont pas les leurs, et de devoir organiser leur existence en fonction de cette servitude, conformément à la morale du travail. Voilà qui limite beaucoup les choix de vie qu’il leur est possible de faire quant à leur activité professionnelle et, de manière générale, quant à leur existence. Comment les citoyens, qui sont en fait des employés soumis à toutes sortes de règles de vie auxquelles ils peuvent difficilement se soustraire, peuvent-ils être considérés comme moralement autonomes ? Privés de cette autonomie morale qui leur permettrait de se diriger eux-mêmes et de faire des choix de vie très différents, comment pourraient-ils être aptes à s’occuper des affaires politiques et des lois qui s’appliqueront à eux-mêmes et à leurs concitoyens, et à participer à la détermination des grandes orientations politiques de la société dans laquelle ils vivent ? Comment cette inaptitude n’aurait-elle pas de graves effets politiques, car contrairement aux sujets, ils sont censés prendre part dans une certaine mesure à la politique ?

Depuis quelques décennies et surtout depuis quelques années, les autorités politiques et bureaucratiques, ainsi que les employeurs, ne se contentent plus d’attaquer sournoisement l’autonomie morale des citoyens sous prétexte d’impératifs économiques. Les règles de vie imposées aux citoyens se positionnent de plus en plus ouvertement sur le terrain de la morale. À l’échelle de toute la société et dans les milieux de travail, nous assistons à une grande campagne de moralisation qui consiste à faire la chasse aux comportements qui nuiraient aux autres et à soi-même : la vitesse et la fatigue au volant, le tabagisme, la consommation d’alcool, la sédentarité, le manque de gentillesse dans ses propos et dans ses attitudes, l’exclusion ou la non-reconnaissance des groupes victimisés reconnus, le sexisme, le racisme, l’antisémitisme, l’islamophobie, l’homophobie, la transphobie, le spécisme, les rassemblements qui favorisent la propagation des méchants virus, le refus de se faire injecter des produits pharmaceutiques expérimentaux censés nous protéger ou nous sauver, l’utilisation de combustibles fossiles, le gaspillage énergétique, la consommation de viande, la désinformation, le complotisme, le relais de la propagande russe contre l’Ukraine, etc. Une fois qu’ils se sont conformés à tous ces interdits moraux – qui vaudraient en eux-mêmes, indépendamment des résultats obtenus, lesquels devraient d’ailleurs être nécessairement bons, puisque ces interdits seraient de bonnes choses –, les citoyens sont devenus des bénis-oui-oui ou, comme on dit en anglais, des « yes-men » qui consentent à tout ce qu’on leur demande et qui se flattent de collaborer avec les autorités qui leur imposent toutes ces obligations morales. J’exagère : certains des citoyens qui obéissent ne sont pas des bénis-oui-oui ou des « yes-men ». Plusieurs d’entre eux trouvent pénibles ce qu’on exige d’eux, en souffrent parfois même, et n’obéissent qu’à contrecœur, en se disant que ce sont des sacrifices auxquels il faut consentir pour telle ou telle bonne cause. D’autres trouvent que les autorités vont trop loin et que leurs demandes sont abusives, arbitraires et absurdes, mais obtempèrent pour s’éviter des ennuis ou pour ne pas avoir à résister, frontalement ou avec ruse, aux pressions morales qu’on exerce sur eux. Qu’importe : dans tous ces cas, c’est l’autonomie morale des citoyens qui est dangereusement réduite, bien au-delà de ce qu’on peut obtenir grâce à la seule servitude du travail salarié, prise au sens strict. Peu à peu, les citoyens sont sollicités et assujettis moralement quant à tous les aspects de leur vie.

Parlons sans détours : les sujets moraux sont aussi des sujets politiques dirigés par des maîtres à la fois moraux et politiques ; et quand des sujets de cette espèce se substituent aux citoyens, bien qu’en continuant à porter leur nom, c’est la démocratie qui est détruite.

On objectera peut-être que ces contraintes morales sont voulues par les citoyens, et qu’elles sont par conséquent démocratiques. Pour ma part, je ne me rappelle pas que les citoyens ont été consultés, dans le cadre d’un débat public libre, par les autorités politiques et bureaucratiques et leurs employeurs sur la pertinence de l’incessante moralisation dont ils font l’objet, qu’il s’agisse de la reconnaissance des groupes victimisés, des mesures soi-disant sanitaires, de la lutte contre les changements climatiques ou du soutien à l’Ukraine contre l’intervention militaire russe, en l’absence de traité faisant de l’Ukraine un allié de nos pays. Ce que je sais plutôt, c’est que les citoyens ou les sujets qui portent leur nom, en raison d’une incessante propagande et de fortes pressions exercées sur eux sans qu’on se soit d’abord enquis de leur volonté, ont consenti à ces contraintes morales. Même quand ils semblent soutenir les autorités politiques et bureaucratiques et les employeurs qui leur imposent ces contraintes, il n’est pas raisonnable de penser que ces contraintes émanent de l’expression de la volonté populaire. Il l’est bien davantage de penser que c’est la volonté populaire qui est déterminée par ces contraintes, et que le semblant de légitimité démocratique qui découlerait de l’expression de cette volonté est en fait une ruse des gouvernants pour imposer aux soi-disant citoyens leur propre volonté sous couvert de volonté populaire, et pour pouvoir gouverner ces derniers sans s’inquiéter de leur intervention ou de leur ingérence dans les affaires politiques. Car qui renonce à son autonomie en ce qui concerne tous les petits actes qu’il peut faire ou ne pas faire dans sa vie quotidienne accepte aussi de renoncer à ses droits politiques, en les déléguant à ses maîtres moraux et politiques et en ne faisant qu’adhérer à ce qu’ils décident.

Faisons un pas de plus, car je sais bien que certains persisteront à dire que ces contraintes morales ont été voulues par les citoyens qui ont élu les dirigeants politiques qui les leur imposent ; et que, loin d’être la négation des droits politiques et de l’autonomie morale et politique des citoyens, elles en sont le résultat. Mettons. Il n’en serait pas moins vrai que ces contraintes morales – une fois imposées par les autorités politiques et bureaucratiques et les employeurs, et ce, conformément à la volonté des citoyens – priveraient les citoyens d’une grande partie de leur autonomie morale. Alors qu’on les juge, à partir de ce moment, inaptes à décider de leur manière de vivre et qu’on leur dicte dans le menu détail ce qu’ils doivent faire et ne pas faire, même quand cela les concerne seulement ou presque seulement, et ne concerne pas ou presque pas les autres, comment pourraient-ils être aptes à décider des choses qui concernent leurs concitoyens et l’ensemble de la société ? Malgré ce qu’en pensent les bien-pensants, les effets des contraintes morales sont les mêmes, quelle que soit leur provenance, leur légitimité démocratique ou même la justesse des raisons invoquées. Même si les pandémies, les changements climatiques et l’impérialisme russe et chinois étaient tels qu’on nous les présente, les contraintes morales qu’on imposerait aux citoyens, même quand elles émaneraient vraiment de la volonté populaire, les priveraient d’une grande partie de leur autonomie morale et les rendraient du même coup inaptes à l’exercice de leurs droits politiques. Même dans cette hypothèse, il y aurait alors lieu de nous questionner sur la tendance des autorités et des citoyens à opter presque toujours pour des moyens qui portent atteinte à la capacité de ces derniers à exercer leurs droits politiques, et d’y voir un signe de décadence avancée de nos sociétés dites démocratiques.

On a donc tort de penser qu’on limite seulement la liberté des individus (comme si ce n’était rien !) quand on s’ingère dans leur vie, en leur imposant toutes sortes de contraintes morales, sous prétexte de bonnes causes. C’est aussi la liberté politique qu’on limite, laquelle dépend de la capacité des citoyens à exercer leurs droits politiques ou, si on préfère, de l’existence de citoyens qui ne sont pas assujettis à toutes sortes de contraintes morales qui les empêchent de se gouverner eux-mêmes et qui font d’eux de grands enfants inaptes à l’exercice des droits politiques. De fait, les droits politiques sont de plus en plus ajustés à ce manque d’autonomie, et se réduisent à l’élection de dirigeants qui ont le monopole du pouvoir politique, et à légitimer les mesures morales prises pour limiter et détruire l’autonomie morale des citoyens et faire d’eux des sujets consentants et dociles.

Jusqu’à maintenant, nous avons examiné les effets du manque d’autonomie sur l’aptitude des citoyens à exercer leurs droits politiques. Demandons-nous s’il se peut que nos gouvernants, qu’ils appartiennent à la classe politique ou à la bureaucratie, soient inaptes à l’exercice du pouvoir politique ou bureaucratique parce qu’ils sont eux-mêmes sous l’emprise de dogmes moraux qui les empêchent de nous gouverner intelligemment. De manière semblable aux rois occidentaux qui étaient souvent sous l’emprise du christianisme, se peut-il que plusieurs chefs politiques et bureaucratiques, au lieu de simplement instrumentaliser les idéologies morales destinées à ceux qu’ils gouvernent, y croient dans une certaine mesure, et s’imaginent investis d’une sorte de mission divine (sauver l’humanité des pandémies, sauver la planète des changements climatiques et de la surpopulation, sauver l’Occident et même le monde des Russes et des Chinois, etc.) ? Se peut-il aussi qu’ils soient les pantins de ceux qui contrôlent ces idéologies, comme l’étaient jadis les rois qui devaient se soumettre à la papauté et composer avec un clergé qui était un État dans l’État ? S’il en est ainsi, nous pouvons nous attendre à des maux publics semblables à ceux qu’ont connus nos ancêtres – auxquels nous ressemblons plus que nous ne voulons nous l’avouer – asservis et gouvernés trop souvent par des rois bigots et superstitieux, et parfois illuminés.