Transformation numérique et transformation politique (3)

Suite des billets du 26 avril 2023 et du 28 avril 2023.

Vote en ligne et sous-traitance des élections

Même quand il n’y a pas de méchant virus qui circule, c’est la tendance de rendre de plus en plus facile de voter à distance. Il y a d’abord le vote par correspondance, qui est de moins en moins réservé aux citoyens qui sont à l’étranger ou qui sont dans l’impossibilité d’aller au bureau de vote le jour des élections. Dans certains États américains, il existe même une pratique (le « ballot harvesting ») qui consiste à collecter les bulletins de vote des électeurs qui n’ont manifestement pas l’intention de voter, et de les déposer au bureau de scrutin ou d’autres lieux de collecte. Le vote à distance semble devenir de plus en plus répandu, et tout est en place pour qu’il s’inscrive dans la transformation numérique des institutions politiques et bureaucratiques. Il faut juste un peu de volonté politique et bureaucratique pour qu’on en vienne à voter numériquement, sans sortir de chez soi, en utilisant des plates-formes en ligne.

Nos États dépendent souvent de corporations privées pour la conception, l’entretien et la mise à jour de leurs systèmes informatiques. Ça serait probablement aussi le cas pour des systèmes de vote en ligne. Sauf erreur, les machines à voter qui sont déjà utilisées à certains endroits ont été conçues et sont administrées par des corporations privées. C’est la même chose pour les systèmes informatiques dans lesquels sont saisies les données lors du dépouillement des votes. S’il est vrai, j’espère, que les institutions publiques chargées de l’organisation des élections ont examiné et approuvé ces machines et ces systèmes, et que des personnes désignées par elles surveillent ce qui se passe lors des élections, nous pouvons tout de même dire que ces institutions sous-traitent les élections, ou du moins les dispositifs technologiques grâce auxquels les élections ont lieu. Ce n’est pas rien, puisque dans les États qu’on dit démocratiques, l’élection directe ou indirecte d’un député, d’un premier ministre, d’un président, d’un gouverneur ou d’un sénateur est le seul pouvoir politique dont disposent les citoyens. Une fois les élections terminées, les élus peuvent généralement n’en faire qu’à leur tête, favoriser leurs copains ou obéir à leurs maîtres (qui ne sont pas les citoyens), jusqu’aux prochaines élections.

Essayons d’anticiper les effets de ces dispositifs technologiques sur les pratiques électorales :

  1. Du point de vue des électeurs, cela ne revient pas au même de voter en allant au bureau de vote, et de voter en restant chez soi et en cliquant sur un bouton. S’il est vrai qu’il n’y a malheureusement aucun décorum dans les bureaux de vote pour faire sentir aux citoyens qu’ils accomplissent un acte politique qui devrait se démarquer de toutes leurs petites occupations quotidiennes, le fait de voter à partir de la maison, et à l’aide de son ordinateur, a pour effet de rendre encore plus improbable et plus faible le sentiment de cette différence. En fait, le vote risque de se confondre de plus en plus avec les sondages de satisfaction que les entreprises font remplir en ligne à leurs clients, ou aux « likes » peu réfléchis des utilisateurs de médias sociaux sur n’importe quelle bêtise ou banalité qui s’y publie, par des personnages publics ou de simples particuliers. Voter risquerait alors d’être assimilé au fait de « liker » une photographie de chaton, un jeu de mots rudimentaires, le colportage d’idées reçues, les gazouillis d’un influenceur ou des publicités. Les politiciens, essaieraient de profiter de cette tendance, et s’exprimeraient encore plus par l’intermédiaire des médias sociaux, surtout pendant des élections, ce qui aurait pour effet de rendre encore plus rudimentaires les débats publics et même de les faire disparaître.

  2. S’il est vrai qu’il ne faut pas faire de l’exercice du droit de vote un fardeau, et ainsi dissuader les électeurs d’aller voter, par exemple en rendant peu accessibles les bureaux de vote, ce n’est pas une bonne chose que les électeurs qui ne s’intéressent pas vraiment à la politique, qui n’y entendent rien ou presque rien, et qui n’auraient pas daigné remuer leur derrière pour se déplacer au bureau de vote, puissent éventuellement le faire à l’aide de leur ordinateur, de leur tablette ou de leur téléphone dit intelligent, en restant dans le confort de leur salon ou de leur chambre à coucher, profondément enfoncés dans leur sofa ou emmaillotés dans leurs couvertures. Ces gens, qui souvent ne votent pas actuellement, voteraient à tort et à travers, et nous n’y gagneront rien. Une démocratie ne va certainement pas mieux quand une plus grande proportion des citoyens votent n’importe comment, même quand il en résulte une augmentation du taux de vote. Ce qu’il faudrait, au contraire, c’est une plus grande proportion d’électeurs qui votent après mûre réflexion.

  3. Les scrutateurs, qui sont des citoyens qui veillent à la bonne marche des élections le jour scrutin, disparaîtraient progressivement après l’apparition du vote numérique. Il faut seulement du jugement pour travailler dans un bureau de scrutin et vérifier que tout se fait dans les règles. C’est autre chose avec le vote numérique, où il faut des compétences assez avancées en informatique et une bonne connaissance des systèmes utilisés pour s’assurer qu’on ne trafique pas les élections, ou encore où il faut avoir recours à des intelligences artificielles qui détecteraient des anomalies. Il en résulte que les citoyens devraient alors se fier aux fournisseurs des technologies de scrutin, à leur personnel et à ces technologies. Ils pourraient difficilement voir les fraudes électorales et enquêter puisqu’ils ne disposeraient pas des compétences techniques requises, puisque les compagnies en question auraient intérêt à refuser ou à restreindre l’accès aux données et à leurs systèmes, qu’elles soient dans le coup ou non, pour éviter des accusations criminelles, l’interdiction d’obtenir des marchés publics ou la perte de crédibilité de leurs produits et de leurs services. Ces compagnies et ceux qui profitent des fraudes électorales pourraient invoquer toutes sortes de prétextes : la confidentialité des données, l’incapacité des citoyens à bien les interpréter, le secret industriel, la sécurité des systèmes informatiques utilisés, etc. En fait, cela pourrait achever de détruire la confiance des citoyens plus méfiants envers nos institutions démocratiques.

  4. Les technologies qui permettraient de voter à partir de la maison et qui rendraient plus simple et plus facile le décompte des votes, rendraient aussi plus faciles les fraudes électorales. Il serait plus facile, plus simple et moins risqué, pour le fournisseur de ces services et produits, de trafiquer des élections numériques conformément aux vœux de ses principaux actionnaires ou de personnes, d’organisations ou de puissances étrangères étatiques ou non étatiques qui lui offriraient d’importants pots-de-vin, que de mettre des milliers ou des millions de faux bulletins de vote dans des urnes, ou de remplacer simplement une partie des urnes, et ce, dans plusieurs bureaux de vote et avec la participation de nombreuses personnes, sans se faire remarquer. En effet, la complexité et l’opacité des technologies utilisées procurent aux fraudeurs l’obscurité dont ils ont besoin pour œuvrer. Rien ne les empêcherait aussi de trafiquer les résultats d’une élection qu’ils n’aiment pas ou de fournir des rapports d’incidents ou d’anomalies créés de toutes pièces afin que cette élection soit déclarée nulle, sous prétexte de fraudes électorales. Les citoyens seraient alors à la merci de ces sous-traitants électoraux, de leurs copains, de leurs clients ou de leurs maîtres.

  5. Malgré la prétendue anonymisation des votes numériques, des données sur la manière de voter des électeurs pourraient être collectées à leur insu, et être revendues par ces compagnies ou remises en secret au gouvernement ou à des organisations politiques, notamment pour être utilisées lors des prochaines élections ou pour identifier les personnes suspectes politiquement et les traiter en conséquence.

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