Transformation numérique et transformation politique (1)

L’État qui réalise une transformation numérique réalise aussi une transformation politique. On se trompe donc, ou on nous trompe donc, quand on nous présente la transformation numérique de nos gouvernements et de nos institutions publiques comme une affaire essentiellement technologique, laquelle n’affecterait pas ou affecterait peu la nature et la constitution de ces gouvernements et de ces institutions, et dont devraient s’occuper seulement des experts de l’informatique qui auraient les compétences requises. Comme si le fait de dématérialiser et de délocaliser les services, les documents, les données, les employés de l’État, les citoyens et les dirigeants politiques et bureaucratiques pouvait ne pas changer ces gouvernements, ces institutions et l’État lui-même, qui sont tout ça ! Comme si la nature de ces transformations pouvait être déterminée par le seul progrès technologique, sans s’inscrire dans un projet politique donné ! Comme si ce progrès technologique pouvait se donner à lui-même sa propre orientation, et ne l’obtenait pas d’un projet politique donné ! Comme si c’était les experts en informatique qui décidaient de ce projet politique, et comme s’ils étaient plus aptes que nous à juger de ce projet !

Dans une série de courts billets, j’examinerai quelles peuvent être les changements politiques obtenus grâce à la transformation numérique, ou sous prétexte de transformation numérique.

 

Partenariat étroit et constant avec des corporations privées

Il n’est pas nouveau que le gouvernement soit en partenariat avec des entreprises privées, petites ou grandes, pour réaliser un projet donné. C’est ce qui arrive souvent dans les domaines de l’ingénierie, de la construction d’infrastructures, de la recherche scientifique et médicale, de la production de nourriture, de médicaments et d’énergie, ou quand le gouvernement a recours aux services de partenaires externes pour répondre à ses propres besoins ou à ceux des contribuables, avec la corruption et la collusion que ça implique, afin de s’engraisser grâce aux taxes et aux impôts que nous payons. Ce qui est nouveau avec la transformation numérique, c’est que ces partenariats ne portent plus sur une partie des activités des gouvernements et des institutions publiques, mais sur les infrastructures et les systèmes informatiques qui rendent possible l’activité de ces gouvernements et de ces institutions, et sans lesquels ces gouvernements et ces institutions pourraient difficilement exister après cette transformation numérique. Ce qui est nouveau avec la transformation numérique, c’est que ces partenariats deviennent de plus en plus difficiles à éviter au fur à mesure que cette transformation se poursuit. Car les gouvernements occidentaux, n’étant pas en mesure de concurrencer ces corporations ou ne désirant pas prendre les moyens qu’il faut pour détenir l’expertise dont ils ont besoin, dépendent considérablement d’elles quant aux technologies de l’information qu’ils utilisent déjà ou qu’ils utiliseront bientôt : les ordinateurs, les systèmes d’exploitation, les logiciels, l’hébergement des données, la messagerie électronique, la vidéoconférence, les systèmes de surveillance, l’intelligence artificielle, etc.

Ces grandes entreprises privées, contrôlées par de grands oligarques et d’importantes sociétés d’investissement, se retrouvent donc imbriquées dans les administrations de tous les paliers de gouvernement, dans les hôpitaux, dans les forces armées et policières, dans les services de renseignement, dans les écoles primaires et secondaires, dans les collèges, dans les universités, dans les stations d’épuration de l’eau, etc. Les technologies qu’elles vendent ou louent à grands frais sont présentes partout où travaillent les employés de l’État et les usagers des services qu’il offre. Elles sont aussi dans les rues, dans les édifices publics et dans les plateformes gouvernementales en ligne. Elles sont littéralement partout, et tout dépend d’elles.

Il en résulte, entre autres, ceci :

  1. Tout comme un État croulant sous la dette et dans la dépendance de ses créanciers, ou ayant besoin d’autres États ou d’organisations supranationales pour nourrir sa population, s’approvisionner en énergie et défendre son territoire, un État qui dépend directement ou indirectement d’entreprises multinationales parfois aussi riches ou puissantes que lui pour obtenir les technologies dont il a besoin pour tout faire ce qu’il est censé faire, peut difficilement être considéré comme souverain ou autonome. Il est un handicapé qui dépend, pour ses fonctions vitales, des prothèses que ces entreprises lui fournissent.

  2. Tout État qui se trouve dans une situation de dépendance vis-à-vis de ces grandes corporations s’exposent à des pressions, à de l’extorsion ou à du sabotage, dans le but de le soumettre aux intérêts de ces corporations et des oligarques qui les contrôlent, ou des intérêts d’organisations supranationales ou d’autres puissances étrangères, étatiques ou non. Privé des technologies que ces corporations lui fournissent, il devient une sorte d’invalide.

  3. Tout État qui se trouve dans cette situation n’est plus maître des documents qu’il produit et des données qu’il collecte, ainsi que de ceux qui proviennent de l’extérieur. Les grandes corporations dont il dépend technologiquement peuvent espionner les institutions publiques, les dirigeants politiques et bureaucratiques et les citoyens, afin d’obtenir les renseignements accumulés volontairement par l’État grâce aux technologies fournies, et d’accumuler à son insu des données sur tous et sur tout, toujours grâce à ces technologies, dont le fonctionnement demeure opaque aux utilisateurs et même aux experts en informatique du gouvernement, qui n’ont que rarement accès au code source et qui ne disposent généralement pas de l’expertise et de ressources suffisantes pour auditer les logiciels, les services et les systèmes informatiques utilisés.

  4. L’État qui est dans cette situation peut se faire fournir par ces corporations des technologies qui lui donneront les moyens de faire de la surveillance de masse et de contrôler la population que les dirigeants politiques et bureaucratiques gouvernent. Les dirigeants qui disposent de tels moyens sont tentés de les utiliser, si bien qu’en les leur fournissant, ces corporations les incitent à la surveillance de masse et au contrôle de la population. Il va sans dire que cette utilisation des technologies fournies converge avec les intérêts des oligarques qui contrôlent ces corporations et qui peuvent consolider leur richesse et leur pouvoir à proportion de la docilité de la population, de même qu’avec les intérêts d’une classe politique coupée du peuple qu’elle méprise de plus en plus ouvertement et qu’elle se plaît à traiter non comme des citoyens, mais comme des sujets ou même des serfs.

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