Une soirée mondaine bien arrosée en compagnie d’un ingénieur informatique de l’État québécois

Ce texte est une fiction. Toute ressemblance avec des personnes et des événements réels est fortuite.
 

Coup de théâtre ! Alors que je m’étais promis d’éviter les festivités familiales et les célébrations mondaines pendant la période des Fêtes (voir mon billet du 7 décembre 2023), j’ai reçu une invitation que je n’ai pas pu refuser. Un de mes amis de longue date – qui occupe des fonctions de gestion intermédiaires et qui est un de mes informateurs réguliers – m’a invité à une fête qu’il a organisée chez lui vendredi dernier. C’est une personne qui a une capacité de dédoublement hors du commun, qui réussit à occuper un poste dans un milieu pourri sans se laisser corrompre, et que je soupçonne même de faire du sabotage organisationnel (voir mon billet du 27 novembre 2023), bien qu’il n’ait jamais répondu positivement ou négativement à mes allusions à ce sujet, ou justement pour cette raison. Il m’arrive de regretter de ne pas avoir ses talents de comédien pour infiltrer une corporation ou un organisme public. Mais c’est impossible : mon tempérament bouillant ne me permet pas de jouer la comédie longtemps et j’aurais envie, après seulement quelques jours ou quelques heures, de pendre haut et court les carriéristes, les larbins et les imbéciles fonctionnels que je devrais fréquenter quotidiennement.

Donc, cet ami – qui est au fait de mes activités dissidentes – m’a invité à cette fête en me disant que j’aurais l’occasion d’y rencontrer le chargé de projet pour l’implantation de l’intelligence artificielle dans un des principaux ministères du Québec. Après avoir ronchonné un peu parce qu’il me fallait renoncer à la résolution prise il y a quelques semaines à propos des réunions mondaines, je décidai d’accepter l’invitation à cette fête, qui devait avoir lieu deux jours plus tard. Pour ne pas être débraillé comme c’est mon habitude, je repassai la chemise et les pantalons achetés il y a quelques années, pour de grandes occasions qui ne sont jamais arrivées. Je cirai méticuleusement mes chaussures. Je dépoussiérai mon pardessus d’hiver. Le grand jour venu, je revêtis mon costume deux heures avant le début de la fête, sachant très bien que je n’ai pas l’aisance de mon ami pour jouer la comédie et que j’avais besoin d’une sorte de répétition pour surmonter mes tendances misanthropiques. Je passai tout ce temps à m’entraîner à ne pas avoir un air trop rébarbatif et même à faire les grimaces, les politesses et les courbettes d’usage devant le miroir, sans avoir l’impression d’en arriver à un résultat convaincant. Mais le temps passait et il me fallait partir. Je me procurai une bonne bouteille de bourgogne en chemin, afin de joindre l’agréable à l’utile.

Avant d’appuyer sur la sonnette et de monter sur scène, je fis une pause et j’inspirai longuement. C’est mon ami qui m’ouvrit. Puisque j’étais un peu en retard, il me dit qu’il commençait à se demander si je n’allais pas me défiler. Je lui répondis qu’il n’était pas question de faire défection puisqu’il s’agissait de tirer les vers du nez à un fonctionnaire et peut-être aussi de le cuisiner. Pour seule réponse mon ami fit un hochement de tête. Je vis à son sourire qu’il approuvait mes efforts pour me fondre dans la foule des bourgeois et ne pas me faire immédiatement repérer comme un intrus. Mais je voyais à son regard que mon port et ma tenue vestimentaire comportaient des imperfections qui m’étaient demeurées imperceptibles. En raison de mes origines assez modestes et campagnardes, jamais je ne pourrai, malgré tous mes efforts, prétendre à la même élégance et à la même aisance que mon ami. Au moins avais-je l’impression, à en juger d’après sa réaction, de ne pas avoir l’air d’un paysan endimanché. C’était déjà quelque chose.

Mon ami me conduisit dans un grand salon éclairé par un lustre. Sur le long d’un mur se trouvaient deux grandes tables. L’une était chargée de victuailles, l’autre, de bouteilles de vin et de coupes étincelantes. J’y déposai la bouteille de vin que j’avais apportée, en prenant soin de me souvenir où je l’avais placée, car j’allais en avoir besoin plus tard. Puis mon ami me fit faire le tour des convives, en me les présentant un à un et en me présentant sous un faux nom, afin de me faire bien sentir que tout ce qui déroulait chez lui était du théâtre et qu’il me fallait jouer mon rôle correctement. Mais comme on le verra, je n’entendais pas la chose de la même manière que lui. Non seulement n’avais-je pas l’intention de jouer correctement le rôle qui m’avait été attribué, sauf au début, mais aussi voulais-je empêcher cet ingénieur informatique, sans doute bien dressé, de jouer le sien correctement, et surtout le pousser à jouer un tout autre rôle.

Mon ami, qui m’avait fait défiler avec une certaine espièglerie devant une trentaine de personnages insipides, m’entraîna enfin à l’écart, me laissa soufflé un peu et me dit qu’il voulait ainsi me préparer au plat de résistance. Mais tous ces fastidieux personnages – certains avaient une tête de bovin somnolant ; d’autres, une expression de poisson rouge dans son bocal ; d’autres, l’allure d’un matou gras et castré qui ronronne ; d’autres, une mine d’ourson en peluche ; d’autres, le port d’un caniche fraîchement toiletté, etc. – érodaient ma patience en elle-même assez limitée. Je le lui fis sentir. Mon ami, qui connaissait bien mon tempérament, comprit qu’il n’était pas sage de différer plus longtemps ma rencontre avec l’ingénieur.

C’était un homme aux épaules voûtées et ventripotent qui paraissait diminué physiquement, intellectuellement et moralement en raison des ravages faits par une vingtaine d’années de carrière bureaucratique. Même s’il était un peu plus grand que moi, son affalement était tel que j’avais l’impression de le dépasser d’une tête. Sa peau très rose aidant, il me faisait l’impression d’un cochon engraissé par ses maîtres. Quand il vit mon ami s’approcher avec moi, il fit un effort pour se redresser, ce qui eut pour effet de faire perler presque instantanément de grosses gouttes de sueur sur son front, sur ses joues, sur son menton et sur son cou. Il tentait de dissimuler l’effort que cela lui demandait, mais son souffle court le trahissait. Je vis aussitôt que j’avais affaire à un vaniteux quand mon ami commença à exposer dans le menu détail les nombreux faits saillants de sa carrière. Ce répugnant personnage se rengorgeait comme un coq dans sa basse-cour et se dandinait comme un paon qui fait la roue, rien de moins ! Quand mon ami me présenta enfin et quand mon tour vint de prendre la parole, je dis que j’étais détenteur d’un diplôme de deuxième cycle en éthique appliquée et que j’avais participé aux consultations publiques et à la rédaction du rapport de la Commission Bouchard-Taylor sur les accommodements raisonnables, et que je faisais partie de plusieurs groupes de recherche universitaires provinciaux, nationaux et internationaux qui avaient lutté et qui continuaient de lutter contre l’hésitation vaccinale, contre la perte de confiance en nos institutions, en nos gouvernements et en nos médias, contre la désinformation et le complotisme, contre la propagande russe et chinoise, contre le suprématisme blanc et contre le populisme, contre l’antisémitisme, l’islamophobie, la misogynie, l’homophobie et la transphobie, contre le négationnisme climatique, etc. Mon ami avala de travers une gorgée de vin à cause de ces déclarations imprévues, car il sait que je vois dans cette discipline une corruption bureaucratique de la philosophie et une forme de propagande au service de nos gouvernements pourris et, moins directement, des grandes corporations et de l’oligarchie dont ils servent les intérêts au détriment des nôtres, et que pour rien au monde j’accepterais de faire de l’éthique appliquée et de me faire défenseur de toutes ces prétendues bonnes causes. Plus il toussotait et essayait de reprendre son souffle, plus j’en ajoutais. Mais il finit par se ressaisir et s’excusa en déclarant qu’il avait encore la gorge un peu irritée à cause des virus respiratoires qui circulaient en cette période hivernale. Puis il renchérit malicieusement : j’étais inscrit à l’École nationale d’administration publique et j’envisageais de faire une carrière dans la fonction publique afin de faire profiter le gouvernement et la société de mon expertise, notamment à propos des enjeux éthiques, sociaux, politiques, économiques, culturels et épistémologiques de l’intelligence artificielle. J’eus presque un fou rire, que je parvins à dissimuler en simulant des toussotements. Mon ami, qui me voyait dans les dispositions voulues et qui constatait que la phase préparatoire était terminée, me laissa seul avec l’ingénieur afin de ne pas me détourner plus longtemps, en raison des plaisanteries que nous nous faisions, de ce que j’étais venu faire chez lui.


J’entrepris de complimenter copieusement l’ingénieur sur ses nombreux accomplissements professionnels et tous les défis qu’il avait su relever et qu’il s’apprêtait à relever dans le cadre de sa carrière palpitante. Mes flatteries lui montaient à la tête, comme le vin de Bourgogne que je lui servais et qu’il buvait sans s’en apercevoir. Quand je constatai que son égo était assez surdimensionné et que sa langue était déliée, j’entrai en matière et lui demandai où en était l’implantation de l’intelligence artificielle dans son ministère et, de manière plus générale, dans l’ensemble des organismes gouvernementaux.

Lui : L’implantation de l’intelligence artificielle, c’est maintenant une des « principales priorités » du gouvernement du Québec. Nos dirigeants tiennent à ce que le Québec soit un pionnier en matière d’intelligence artificielle, laquelle n’est rien de moins que LA voie de l’avenir. Plus concrètement, ça se fait sous la gouverne du MCN (ministère de la Cybersécurité et du Numérique), qui décide des grandes orientations quant à l’implantation de l’intelligence artificielle au gouvernement du Québec, tout en laissant une certaine marge de manœuvre à chaque ministère et à chaque organisme, afin que cela corresponde à leurs besoins réels et que la transformation numérique se fasse dans l’harmonie et fasse consensus au sein de l’administration publique québécoise. Ma mission, en tant que chargé de projet, c’est de déterminer, en concertation avec les représentants des différentes unités administratives, quels sont les besoins réels du Ministère et les meilleurs outils pour y répondre, le tout conformément aux orientations gouvernementales.

Moi : Et ces orientations gouvernementales, je suppose qu’elles ont été rendues publiques et qu’il est possible d’en prendre connaissance. Je ne suis vraiment pas au fait sur ce point. Pourriez-vous m’éclairer et me faire profiter de votre expertise ?

Lui : Les grandes lignes de ces orientations générales ont bien été précisées dans des textes de loi que je n’ai pas encore lus, quelque part sur le site Internet du MCN et dans des déclarations faites dans les médias dont j’ai entendu parler. Toutefois, les discussions à ce sujet se poursuivent à l’intérieur de comités intra-ministériels et inter-ministériels dont font partie de nombreux intervenants qui ont des champs d’expertise très diversifiés. Nous sommes aussi en train de nous arrimer avec le gouvernement fédéral afin d’adopter des politiques compatibles et d’assurer une bonne collaboration en matière d’intelligence artificielle. Ma directrice générale a même été sollicitée il y a quelques semaines par l’Union européenne afin de participer à une table de concertation à ce sujet.

Moi : Et je suppose qu’en attendant l’aboutissement de ces discussions et de ces concertations et l’adoption des lois, des règlements et des directives qui en découleront, les travaux d’implantation ont été suspendus.

Lui : Mais vous n’y pensez pas ! Nous sommes justement en train de nous procurer l’équipement informatique pour accroître considérablement la puissance de calcul que nous avons à notre disposition, car l’intelligence artificielle, ça demande beaucoup de « jus ». Nous sommes aussi en train de mettre en place des laboratoires d’expérimentation. Dès que possible, nous commencerons à faire des projets pilotes. Car nous savons qu’il y a une volonté gouvernementale d’aller de l’avant en matière d’intelligence artificielle. Quant à la forme précise que ça prendra, on verra bien plus tard. Il ne faut pas mettre la charrue devant les bœufs.

Moi : Il me semble pourtant que c’est justement ce que vous êtes en train de faire.

Lui : Mais non ! Pour votre information, ça se passe presque toujours comme ça dans les ministères, en informatique et pour les autres choses aussi. Faites-moi confiance : ça marche très bien comme ça. S’il fallait attendre l’aboutissement des discussions et des délibérations et l’adoption des lois et des règlements, rien n’avancerait et rien ne se ferait. Il faut être proactif, faire preuve d’initiative et prendre les devants.

En tant qu’expert en intelligence artificielle, je peux vous assurer que les enjeux éthiques, sociaux et politiques n’ont pas d’effets sur les choix technologiques qui sont en train d’être faits dans les ministères. Ce sont des questions distinctes. Pendant ce temps, les réflexions, les discussions et les consultations sur ces enjeux peuvent se poursuivre. Quand les experts de ces questions les auront étudiées à fond et se seront entendus entre eux, il sera possible pour le gouvernement d’adopter des politiques plus précises qui auront pour effet que les outils d’intelligence artificielle dont il se sera doté entre-temps seront utilisés conformément aux plus hauts standards éthiques et pour servir l’intérêt du gouvernement et des citoyens du Québec. Autrement dit, l’encadrement de l’intelligence artificielle viendra dans un second temps, c’est-à-dire en temps et lieu. Il ne peut d’ailleurs pas en être autrement. Il faut bien savoir de quels outils d’intelligence artificielle il s’agit pour pouvoir en encadrer adéquatement l’utilisation. Sinon, on ne sait même pas de quoi on parle.

Moi : À ce compte, la législation et la réglementation qui portent sur l’intelligence artificielle seront toujours en arrière de ce qui se fait, puisqu’on peut s’attendre à ce que ce domaine continue de connaître d’importantes avancées au cours des prochaines années et décennies.

Lui : Exactement ! C’est qu’on n’arrête pas le progrès ! Les juristes, les éthiciens et les politiciens pourront toujours adopter après-coup des lois, des règlements et des politiques en matière d’intelligence artificielle, afin d’inscrire dans la réglementation ce dont on a pu voir que ça marche et que ça convient dans la pratique.

Moi : J’admire votre franchise et votre réalisme. Il faudrait que les Québécois, en tant que société, fassent preuve de la même lucidité et du même courage et qu’ils acceptent la manière dont fonctionne vraiment le gouvernement et que ça soit inscrit dans nos lois. Car ce n’est pas l’Assemblée nationale et les ministres qui décident vraiment ce qui se fait en intelligence artificielle et aussi dans d’autres domaines. Il serait temps de nous défaire de nos illusions.

Lui : Bah ! Qu’est-ce que ça changerait ? Ça serait à mon avis une perte de temps. Nous réussissons déjà à faire ce que nous avons à faire. Les Québécois assez bien informés et lucides sont déjà au courant de la situation, qu’ils acceptent. Pour ce qui est des autres, à quoi bon les détromper et leur ouvrir les yeux ! À la rigueur, ça pourrait nous mettre des bâtons dans les roues.

Puis, entre vous et moi, ce n’est pas au Québec que se décident les grandes orientations en matière d’intelligence artificielle.

Moi : Ah oui ? Et où est-ce que ça se décide ?

Lui : Le Québec ne peut pas décider de faire cavalier seul et rester en arrière de ses partenaires des autres provinces canadiennes et des autres pays occidentaux. Il lui faut aller de l’avant avec la transformation numérique qui a aussi lieu dans les autres provinces et dans les autres pays. Et l’implantation de l’intelligence artificielle est une pièce maîtresse de cette transformation.

Moi : Et c’est sans parler des grandes compagnies américaines qui sont à l’origine des principales avancées en intelligence artificielle et qui explorent ses applications. Le gouvernement du Québec et les compagnies du secteur technologique québécois ne jouent pratiquement aucun rôle dans ces innovations.

Lui : Que voulez-vous que je vous dise ? C’est comme ça, voilà tout ! Nous ne pouvons rien y changer. Dans cette situation, aussi bien essayer de prendre part activement à l’automatisation et à l’optimisation des services publics et de surfer sur la vague de l’intelligence artificielle, en suivant les grandes orientations internationales en la matière. Car les données gouvernementales sont une véritable mine d’or qu’il nous faut exploiter au plus vite, afin de nous démarquer sur la scène nationale et internationale. Pas question d’attendre !

Moi : Je dois vous avouer que c’est justement là une des choses qui m’inquiètent. Je me rappelle la proposition du ministre Fitzgibbon en 2020 pour rendre les données médicales des Québécois accessibles à l’industrie pharmaceutique afin d’obtenir en échange des tarifs préférentiels sur les médicaments ou quelque chose comme ça. Vous comprendrez que je me méfie quand vous me parlez de l’exploitation des données gouvernementales, compte tenu du peu de cas que ce ministre semble faire de la diffusion de nos renseignements personnels.

Lui : C’est effectivement une déclaration maladroite de Fitzgibbon. Malgré tout, je crois qu’il pensait ainsi agir dans l’intérêt des Québécois et des finances publiques mises à mal, en plein confinement. Mais quand il a vu le tollé que cela a fait, il a compris que ce n’était pas une bonne idée et il a fait amende honorable. D’après ce que j’en sais, cette idée a été définitivement abandonnée et elle n’a jamais d’ailleurs été liée à l’intelligence artificielle.

Moi : Tout de même, ça n’inspire pas confiance vis-à-vis de notre gouvernement, qui semble prêt à céder nos renseignements confidentiels quand il marchande avec de grandes compagnies. C’est pourquoi je m’inquiète du libre accès aux renseignements confidentiels des Québécois et aussi aux données gouvernementales que pourraient avoir les partenaires privés du gouvernement qui lui fourniront des outils d’intelligence artificiel.

Lui : Ne vous inquiétez donc pas tant. Soyez assuré que les plus hauts standards en matière de sécurité informatique seront respectés, comme cela a toujours été le cas au gouvernement du Québec. Des mesures seront prises pour rendre les outils d’intelligence artificielle et les systèmes informatiques auxquels ils seront intégrés le moins vulnérable possible aux cyberattaques. Aussi, des mesures strictes de contrôle des accès permettront de s’assurer que les travailleurs de l’État qui utiliseront l’intelligence artificielle dans le cadre de leurs fonctions n’auront pas accès par son intermédiaire à des documents ou à des informations auxquels ils n’ont pas le droit d’avoir accès.

Moi : Vous répondez à côté. Ce n’est pas ce que je vous ai demandé. Ce qui pose surtout problème pour moi, c’est l’accès total et non contrôlé que les partenaires technologiques du gouvernement pourraient avoir, par l’intermédiaire de l’intelligence artificielle, aux données détenues par le gouvernement, et ce, sans qu’il n’y ait la moindre faille de sécurité informatique, par le fonctionnement normal de ces nouveaux systèmes et grâce à la concentration, à la centralisation et à la mise en relation des données qu’ils rendent possibles.

Lui : Mais ne vous faites donc pas tant de mauvais sang ! Le gouvernement du Québec a toujours trié et continuera de trier sur le volet ses partenaires, afin de choisir les meilleurs, les plus réputés, les plus fiables, les plus respectueux de la vie privée et les plus soucieux de la protection des renseignements confidentiels. Comme d’habitude, tout sera fait dans les règles, quelles qu’elles soient. Parole d’expert !

Moi : Microsoft, par exemple ? Ce n’est pas sérieux. Vous devriez être au courant aussi bien que moi de la collecte de données systématique faite par Microsoft à propos de ce que nous faisons en ligne et même directement sur nos ordinateurs. Je serais curieux de savoir quelles mesures ou quelles précautions ont été prises par notre gouvernement pour empêcher ou pour réduire la collecte de données à partir de Windows et du navigateur Edge sur les ordinateurs gouvernementaux, ou par l’intermédiaire des serveurs de messagerie Outlook utilisés au gouvernement, de Teams qui y est utilisé pour toutes les réunions qui n’ont pas lieu en personne, de l’authentification multifactorielle, des outils de travail collaboratif et des autres systèmes informatiques gouvernementaux. Pourquoi serait-ce mieux pour l’intelligence artificielle ? C’est comme si notre gouvernement demandait aux Québécois de lui faire confiance et de faire confiance aux partenaires qu’il choisit, sans leur fournir la moindre garantie, seulement parce qu’il le leur demande, ce qui revient à donner à tout ce beau monde carte blanche.

Lui : Vous vous trompez lourdement. Le gouvernement québécois a adopté des lois très strictes qui exigent de ses partenaires que ses données et ses systèmes soient hébergés sur le territoire du Québec ou, à tout le moins, sur le territoire du Canada. Cela veut dire que Microsoft est alors assujetti aux lois québécoises ou canadiennes et non aux lois américaines, et cela permet au gouvernement de veiller à la protection de ses données et de ses systèmes. Pour les données ou les systèmes considérés comme particulièrement sensibles et importants, il se peut même qu’ils soient hébergés sur des infrastructures technologiques qui appartiendraient au gouvernement ou qui seraient plus strictement contrôlées par lui, ce qui n’exclut pas la participation de Microsoft en tant que prestataire de services spécialisés, bien entendu.

Moi : Ce n’est pas parce que les installations de Microsoft sont sur le territoire du Québec ou du Canada que Microsoft ne peut pas exploiter les données gouvernementales pour son propre compte ou pour le compte d’une autre entité privée ou étatique. Comme si vous aviez l’envie d’aller vérifier et en étiez capables ! Et c’est encore pire pour l’intelligence artificielle. Si le gouvernement détenait de l’expertise en intelligence artificielle ou avait l’intention d’en acquérir, il n’aurait pas à faire affaire avec Microsoft et avec d’autres partenaires du même acabit et à se rendre dépendant d’eux. Alors comment voulez-vous qu’il s’assure que Microsoft ne fasse pas toutes sortes de choses avec les données gouvernementales qui sont analysées par les outils d’intelligence artificielle fournis ? Il ne peut rien en savoir et Microsoft pourrait lui cacher facilement ses manigances. Ces outils pourraient bien être installés sur des infrastructures gouvernementales, ça ne changerait rien ou presque tant que les experts du gouvernement ne seraient pas assez compétents et ne disposeraient pas de toutes les informations et de tous les moyens technologiques nécessaires pour comprendre à fond le fonctionnement de ces outils et pour en faire des audits indépendants. Du point de vue de Microsoft, je dirais même que ce serait une innovation : au lieu d’avoir lieu dans les centres de données de Microsoft et aux frais de Microsoft comme c’est présentement le cas, l’analyse des masses de données collectées pourrait avoir lieu grâce à des outils d’intelligence artificielle et à des infrastructures informatiques dont les coûts seraient assumés par le gouvernement.

Ultimement, il faudrait nous fier aux capacités d’autorégulation de Microsoft ou de n’importe quel autre partenaire du gouvernement, alors que l’autorégulation, c’est en fait une absence de régulation qu’on n’a pas l’honnêteté d’appeler par son nom. Autrement dit, le gouvernement n’a pas de garanties, il ne peut pas en avoir et ça ne le dérange pas de ne pas en avoir et de ne pas nous en donner. Prétendre le contraire comme vous le faites, c’est du foutage de gueule !

Lui : Ouf ! Vous êtes bien impoli et agressif !

Moi : Si vous voulez que je sois poli et que je ne sois plus agressif, arrêter d’essayer de me passer un sapin !

Lui : Le ministère de… est une « boîte Microsoft ». Le gouvernement du Québec aussi. C’est comme ça. Vous êtes content maintenant ?

Moi : Ça a au moins l’avantage d’être clair. Mille mercis !

Les quelques invités qui s’étaient rassemblés autour de nous et qui nous écoutaient avec inquiétude se dispersèrent rapidement. L’ingénieur se dirigea d’un pas traînant vers la salle de bains. Quant à moi, j’avais vu et entendu ce pour quoi j’étais venu et je n’avais plus de raison de rester plus longtemps à cette fête. J’avais besoin de respirer de l’air frais au plus vite.