Éléments de sabotage organisationnel

Les organisations privées et publiques actuelles contribuent à la dégradation de nos conditions de vie individuelles et collectives. Que nous nous trouvions à l’intérieur ou à l’extérieur de ces organisations, il est manifeste que celles-ci servent de moins en moins nos intérêts et qu’elles sont de plus en plus subordonnées à des intérêts qui nous sont étrangers et qui sont incompatibles avec nos intérêts. C’est pourquoi il est dorénavant louable d’y faire quotidiennement du sabotage.

Les principes que j’exposerai dans ce billet proviennent en partie du Simple Sabotage Field Manual, publié par l’OSS (l’ancêtre de la CIA) pendant la Seconde Guerre mondiale pour inciter au sabotage les peuples qui vivaient sous l’Occupation allemande et leur donner des conseils quant à la manière de pratiquer le sabotage. Je trouve amusant l’idée de reprendre certaines des idées des services d’espionnage américains contre nos adversaires.

Précisons d’abord ce que nous entendons par sabotage à partir de l’introduction de ce document déclassifié :

« The purpose of this paper is to characterize simple sabotage, to outline its possible effects, and to present suggestions for inciting and executing it. 

Sabotage varies from highly technical coup de main acts that require detailed planning and the use of specially-trained operatives, to innumerable simple acts which the ordinary individual citizen-saboteur can perform. This paper is primarily concerned with the latter type. Simple sabotage does not require specially prepared tools or equipment; it is executed by an ordinary citizen who may or may not act individually and without the necessity for active connection with an organized group; and it is carried out in such a way as to involve a minimum danger of injury, detection, and reprisal.

Where destruction is involved, the weapons of the citizen-saboteur are salt, nails, candles, pebbles, thread, or any other materials he might normally be expected to possess as a householder or as a worker in his particular occupation. His arsenal is the kitchen shelf, the trash pile, his own usual kit of tools and supplies. The targets of his sabotage are usually objects to which he has normal and inconspicuous access in everyday life.

A second type of simple sabotage requires no destructive tools whatsoever and produces physical damage, if any, by highly indirect means. It is based on universal opportunities to make faulty decisions, to adopt a noncooperative attitude, and to induce others to follow suit. Making a faulty decision may be simply a matter of placing tools in one spot instead of another. A non-cooperative attitude may involve nothing more than creating an unpleasant situation among one’s fellow workers, engaging in bickerings, or displaying surliness and stupidity.

This type of activity, sometimes referred to as the “human element,” is frequently responsible for accidents, delays, and general obstruction even under normal conditions. The potential saboteur should discover what types of faulty decisions and the operations are normally found in this kind of work and should then devise his sabotage so as to enlarge that “margin for error.” »

Ce qui m’intéresse et ce qui devrait à mon avis aussi vous intéresser en tant citoyens-saboteurs, c’est le deuxième type sabotage, qui n’exige pas de compétences et de moyens techniques avancés et qui n’est généralement pas reconnu pour ce qu’il est même quand ses effets se font sentir, dans la mesure où les saboteurs sont assez habiles pour les faire passer pour des aléas qui se produisent normalement dans les organisations ciblées ou, encore mieux, qui exagèrent les défauts de ces organisations qui ne sont pas reconnus pour ce qu’ils sont et qui y sont parfois valorisés. Il n’est donc pas question de nous improviser artificiers et de faire exploser des infrastructures importantes pour nos adversaires, alors que nos chances de réussir seraient assez faibles, que nous tuerions ou blesserions peut-être d’innocents badauds, et que les chances de nous faire sauter nous-mêmes seraient importantes. Nous ne sommes d’ailleurs pas pendant la Seconde Guerre mondiale et le genre de guerre auquel nous participons est très différent.

En effet, nous n’avons pas affaire à un envahisseur qui vient d’un autre pays, qui est entré et qui s’est installé chez nous par la force des armes, qui porte un uniforme militaire et qui parle une autre langue. Nos adversaires viennent souvent du même pays que nous, il n’est pas possible de les distinguer grâce à un insigne ou à un style vestimentaire et ils parlent généralement la même langue que nous. Voilà qui complique les choses. Puis l’ennemi fait aussi du sabotage au sein des organisations dont nous faisons partie, puisqu’il ne les contrôle pas encore complètement, qu’elles ne sont pas encore totalement subordonnées à ses intérêts, et qu’il gagne à donner l’impression qu’elles continuent de servir nos intérêts, tout en les empêchant grandement de le faire grâce à des actes de sabotage. La guerre est donc menée au sein même des organisations dont nous faisons partie, notamment grâce au sabotage. Elles sont le champ de bataille sur lequel nous battons et qui n’a en fait rien d’un champ où les positions ennemies sont clairement identifiées et où il suffit de les prendre d’assaut ou de les détruire. Et ce qui rend la situation encore plus complexe, c’est l’existence de personnes influencées par des saboteurs ou subordonnées à des saboteurs, qui se retrouvent à participer à des actes de sabotage sans le savoir, c’est aussi l’existence de personnes qui sabotent pour des raisons personnelles qui n’ont rien à voir avec la guerre qui se déroule autour d’elles et que souvent elles ne remarquent même pas : parce qu’elles n’aiment pas leur travail, parce qu’elles trouvent que leur salaire est trop bas, parce qu’elles cherchent à nuire à des rivaux ou à des supérieurs, etc.

Bref, nous ne pouvons pas, en tant que saboteurs, faire comme si les organisations dont nous faisons partie contribuaient seulement à l’effort de guerre de l’ennemi et comme si elles avaient complètement cessé de jouer un rôle dans le maintien d’un certain niveau de vie, dans l’éducation des jeunes, dans les soins de santé, dans l’application de la loi, dans les transports, etc. Il ne s’agit donc pas de saboter à l’aveuglette, mais plutôt de saboter pour les bonnes raisons, en obtenant de bons effets ou en empêchant ou atténuant de mauvais effets, par exemple en faisant échouer ou en entravant les actes de sabotage de nos adversaires. Je reconnais que c’est difficile à faire. Mais c’est seulement à cette condition qu’il nous est possible de dire que nous faisons du sabotage citoyen. Autrement, notre sabotage contribue à détruire les organisations que s’efforcent aussi de détruire nos adversaires, pour les remplacer par des organisations qui seraient encore plus mauvaises pour nous et qui seraient encore plus sous leur contrôle, en faisant accepter ce changement à nos concitoyens auxquels on aurait fait la démonstration de l’inaptitude des organisations actuelles à servir leurs intérêts, et auxquels on ferait de belles promesses quant aux organisations qui devraient les remplacer. Un peu comme un dictateur et son entourage sabotent les institutions démocratiques pour attribuer à ces institutions les effets de ce sabotage et les remplacer par un régime dictatorial qui devrait permettre de résoudre les problèmes provoqués ou exagérés à dessein. Les principes de sabotage ici présentés peuvent donc servir à saboter ce qui est nuisible pour nous et à repérer le sabotage ennemi qui vise ce qui est utile pour nous.

Une dernière chose avant d’aborder des actes concrets de sabotage : n’ayant pas été envahis par une armée étrangère, nous ne serons pas non plus libérés par une ennemie étrangère. Pendant la Seconde Guerre mondiale, le sabotage fait dans les territoires occupés servait à empêcher l’armée allemande de tirer pleinement profit des territoires occupés, à entraver ses déplacements et son ravitaillement et à détourner une partie de ses effectifs du front, alors que les armées alliées occidentales et soviétiques se battaient contre elle et devaient libérer les territoires occupés. La guerre à laquelle nous participons étant une guerre intérieure qui n’a même pas été déclarée, nous ne serons pas libérés par des puissances salvatrices qui viendraient de l’extérieur, qu’elles soient étatiques ou non étatiques. Et si par malheur cela semblait devoir se produire, il faudrait nous méfier de ces prétendus sauveurs, qui chercheraient à tirer profit de la situation et de l’état lamentable de nos organisations, de nos institutions et de nos sociétés pour devenir nos maîtres. Cette remarque s’applique d’ailleurs aussi aux armées de libération dans le contexte d’une guerre conventionnelle. Qu’on pense à la situation des pays européens libérés, qui en fait se sont retrouvés sous le joug américain à l’Ouest et le joug soviétique à l’Est après la Seconde Guerre mondiale. Nous nous retrouverions dans une situation guère préférable si, au lieu de ces deux puissances, nous étions sauvés de la dissolution de nos sociétés et de notre civilisation par les grandes corporations et les organismes bureaucratiques supranationaux qui travaillent actuellement à cette dissolution, notamment grâce au sabotage.

De manière générale et dans le contexte actuel, le sabotage est donc insuffisant. Nous ne pouvons pas nous en contenter. En faire notre seul mode d’action, cela reviendrait à différer la victoire de l’ennemi et, dans le meilleur des cas, à lui mettre des bâtons dans les roues, jusqu’à ce qu’il ait liquidé les dernières poches de résistance.


Éléments de sabotage organisationnel



1

Ne pas saboter de manière spectaculaire. Le faire juste assez pour que ce qui est saboté n’avance pas rapidement, en donnant l’impression qu’il faut seulement quelques ajustements pour résoudre le problème. Sauf dans des circonstances exceptionnelles, un acte de sabotage ouvertement destructeur fait moins de dégâts que du sabotage continu. C’est d’ailleurs ce qu’on fait pendant des décennies ceux qui ont érodé nos institutions, notre jugement, notre désir de liberté et d’égalité et notre capacité d’opposition.

2

Proposer des solutions qui aggravent le problème ou qui en créent d’autres, par exemple par manque de compatibilité avec ce qui existe et ce qui est fait à tel moment dans telle organisation. Les problèmes qui en résultent sont autant de nouvelles occasions de proposer d’autres fausses solutions qui ont les mêmes défauts.

3

Ne pas anticiper les problèmes. Les ignorer aussi longtemps que cela est possible. Répondre à ceux qui sont d’un autre avis qu’on traversera la rivière quand on sera rendu au pont. Faire comme si les ponts apparaissaient quand on arrive à la rivière.

4

Saboter à partir des principes déficients ou défectueux admis dans les organisations dont on fait partie. Se montrer très conséquent et radical dans leur application. Exagérer leurs défauts. Le fonctionnement normal des organisations sert alors de camouflage aux actes de sabotage.

5

Engager à leur insu des collègues et des supérieurs dans des actes de sabotage. Les faire adhérer à de fausses bonnes idées ou même leur faire croire que c’est eux qui les ont eues en les suggérant subtilement. Quand plusieurs personnes sont responsables, personne n’est responsable. Et s’il faut absolument trouver un coupable, ça sera probablement eux.

6

Alimenter la crainte de l’erreur chez les collègues et les supérieurs. Leur donner l’impression qu’ils se trompent peut-être et qu’ils pourraient être tenus responsables des conséquences des actes commis ou des décisions prises, ou se faire reprocher leur non-conformité à des directives ou à des procédures mal connues et avec les orientations déterminées par un haut gestionnaire. Les inciter à faire preuve de prudence, à demander aussi souvent que possible l’accord des autorités supérieures afin de se protéger, et à ne rien faire jusqu’à ce qu’il ait été obtenu.

7

Exiger de soi-même et des autres que des tâches peu importantes soient réalisées à la perfection. Quand ce n’est pas le cas, les refaire ou les faire refaire.

8

Diviser le travail de manière inefficace. Ne pas répartir clairement les responsabilités. S’arranger pour qu’il y ait des chevauchements et des incohérences difficiles à remarquer au premier coup d’œil.

9

Poser des questions à des collègues ou à des supérieurs sur des choses dont ils ne sont pas responsables et pour lesquelles ils n’ont pas de compétences ou de connaissances particulières. Faire mine de croire que c’est eux qui doivent s’en occuper. Ne pas les lâcher avant qu’ils fassent des démarches pour trouver qui s’occupe de ces choses ou qu’ils fournissent une réponse pour qu’on les laisse tranquilles et sur laquelle il est possible de s’appuyer pour faire n’importe quoi.

10

Documenter longuement la manière de réaliser les moindres tâches. Multiplier les renvois à l’intérieur d’un même document ou d’un document à l’autre. Les employés qui devront appliquer les procédures ne s’y retrouveront plus, surtout quand les manières de travailler changent régulièrement, sous prétexte d’amélioration continue.

11

Faire ou demander des suivis minutieux de tout ce qui est fait, discuté et décidé. Y introduire des inexactitudes pour générer de la confusion ou demander à outrance des corrections sous prétexte d’exactitude.

12

S’agiter ou en avoir l’air. On a de la peine à concevoir qu’on puisse saboter en en faisant trop.

13

Aménager les bureaux de manière absurde afin de multiplier les déplacements inutiles. Pour le télétravail, complexifier de manière pédante la structure des outils informatiques afin qu’il soit nécessaire d’utiliser successivement ou simultanément plusieurs logiciels, plusieurs systèmes et plusieurs interfaces pour accomplir des tâches simples et quotidiennes.

14

Adresser des demandes de préférence à des subordonnés ou à des collègues incompétents. Leur donner des indications complexes et peu claires. En cas de problème, les tenir responsables des délais ou des erreurs.

15

Quand c’est possible de le faire sans s’exposer, vanter le travail des incompétents et leur donner des encouragements. Ne pas se montrer collaboratif avec les travailleurs compétents, assidus et obéissants. Les calomnier et leur rendre la vie difficile. Donner des promotions aux premiers et les refuser aux seconds. Appliquer les mêmes principes lors de l’embauche.

16

Comprendre de travers les indications et les instructions de vos supérieurs. Demandez des explications interminables. Les pousser dans le bourbier des précisions innombrables, qui sont de nouvelles occasions de comprendre de travers. Essayer de les embrouiller et de les rendre eux-mêmes confus.

17

Pour les questions les plus simples, faire des consultations et demander la formation de comités. Y inclure le plus de personnes possibles. Choisir ou proposer des personnes qui s’entendent mal, dans tous les sens du terme. Après quelques réunions, proposer l’ajout de nouveaux membres dont l’avis devrait être pris en considération et qui auraient des compétences pertinentes. Leur expliquer en long et en large ce qui a été fait avant leur arrivée afin de les étourdir et de faire perdre leur temps aux autres membres du comité. Chipoter sur le moindre détail ou le moindre mot. Tenter de réexaminer les décisions prises ou les principes adoptés lors des réunions précédentes, de préférence quand on a commencé à les appliquer.

18

Bloquer le compte informatique d’un collègue ou d’un supérieur en essayant de se connecter avec un mauvais mot de passe, quand son identifiant est connu ou peut être deviné, par exemple quand il est présent dans le bottin de la messagerie électronique ou quand on peut le deviner parce qu’il a été généré à partir d’une règle simple (première lettre du prénom suivie du nom de famille). Pour ne pas se faire prendre, faire ces tentatives de connexion à partir de l’ordinateur des personnes ciblées quand elles le laissent sans surveillance, ou à partir d’un poste informatique fixe utilisé par plusieurs personnes, dont la personne ciblée. À faire juste avant une réunion importante ou quand une échéance importante est sur le point d’être dépassée.

19

Demander des produits et des services de première qualité qui sont difficiles à fournir ou qui n’existent pas. Faire dépendre de ces produits et de ces services l’avancement des travaux. Appliquer le même principe lors de l’embauche de travailleurs qualifiés.

Etc.