Transformation numérique et atrophie intellectuelle et sentimentale (4)

La politique

Si par malheur la situation évoluait comme je le suppose dans mes billets du 13 décembre et du 23 décembre 2023, si l’atrophie intellectuelle et sentimentale s’étendait à la vie personnelle, au boulot, à l’éducation et à la recherche, elle s’étendrait aussi à la politique, pour les citoyens et pour les dirigeants. S’ils étaient pris en charge par l’intelligence artificielle dans une grande partie de leur existence, si leurs aptitudes intellectuelles se dégradaient en conséquence, si leurs désirs étaient normalisés et si leurs projets de vie étaient encadrés et organisés, je ne vois pas pourquoi les êtres humains des prochaines générations ne seraient pas encore plus pris en charge qu’aujourd’hui quant aux orientations de la société dans laquelle ils vivraient, pourquoi ils ne seraient pas encore plus privés des aptitudes intellectuelles nécessaires pour comprendre des idées politiques complexes, les soumettre à la critique et les transformer, et pourquoi ils ne seraient pas encore plus dépourvus du désir de s’interroger de manière réfléchie sur ce qu’ils désirent en tant que société et de concevoir des projets politiques susceptibles de réaliser en partie ou en totalité ces désirs et de les transformer en cours de route. Ceux qui auraient renoncé à leur autonomie individuelle renonceraient du même coup à leur autonomie collective, à moins qu’on attribue à la collectivité une existence indépendante des individus qui la constituent et dont l’autonomie dépendrait justement de l’abolition de l’autonomie de ces derniers.


Ceux qui seraient considérés comme des citoyens auraient pris l’habitude de se fier à l’intelligence artificielle pour chercher et trouver des informations pour organiser leurs loisirs, faire leurs courses, faire leur travail, réaliser leurs travaux scolaires et même pour faire de la recherche. Pourquoi agiraient-ils autrement quand il s’agirait de chercher des informations sur des politiciens, sur des partis politiques, sur des plateformes électorales, sur des projets de loi, sur des débats parlementaires, sur les relations diplomatiques, des traités ou des projets de traités ou sur des politiques économiques, scientifiques, sanitaires, technologiques, énergétiques, écologiques, éducatives, linguistiques, culturelles et démographiques ? Leur passivité en matière de politique s’inscrirait alors dans la continuité de leur passivité dans les autres sphères de leur existence. Quant à la dégradation de leur intelligence et de leurs sentiments, les limites qui en résultent se feraient sentir en politique comme dans le reste de leur existence, d’autant plus qu’ils se sentiraient moins directement concernés par la politique et qu’en raison de la complexité supérieure de cette dernière, ils auraient l’impression de ne pas pouvoir se passer de l’intelligence artificielle pour s’y retrouver et discerner le vrai du faux dans cette imposante masse d’informations, dont une grande partie serait d’ailleurs produite par l’intelligence artificielle ou à l’aide de l’intelligence artificielle, par exemple par des journalistes, des chroniqueurs politiques, des politiciens, des conseillers politiques, des bureaucrates ou des politologues. Pour les citoyens du futur, le recours à l’intelligence artificielle semblerait donc nécessaire et tout naturel pour bien s’informer en matière de politique, et aussi pour analyser ou expliquer ces informations, sous prétexte de ne pas s’égarer et de prendre une décision éclairée au moment d’aller voter. Les positions politiques concurrentes ou convergentes devant être documentées, classifiées, clarifiées, expliquées et même évaluées (correctement ou non) par l’intelligence artificielle, c’est l’exercice du jugement, l’examen critique, les discussions politiques à petite échelle et le débat public (oral ou écrit) à plus grande échelle qui seraient entravés, aplatis et privés de leur pertinence. Les opinions politiques jugées particulièrement nauséabondes pourraient même être repérées et être passées sous silence, sous-représentées et étiquetées de manière infamante dans les résultats ou les réponses fournies par l’intelligence artificielle, ce qui reviendrait à traiter les citoyens comme des enfants qu’il faudrait protéger contre les influences néfastes, sous prétexte de protéger la démocratie et de promouvoir les vraies valeurs démocratiques. Pour être un bon citoyen à la hauteur de ses droits et capable de remplir ses devoirs dans ce contexte, il suffirait de consulter l’intelligence artificielle, de lui poser des questions, de lui demander des précisions et même d’obtenir des recommandations quant à la manière d’exercer son droit de vote. La discussion politique et le débat public, s’ils n’en venaient pas à disparaître entièrement ou à être repoussés dans les marges de la société, ne serviraient plus à affiner sa compréhension, à exercer son jugement, à soumettre ses idées ou ses opinions à la critique des autres, à faire la même chose avec celles des autres et à déterminer les finalités de la vie en société et les moyens qu’il est préférable d’employer. Ils seraient plutôt une occasion de régurgiter les réponses toutes faites produites par l’intelligence artificielle, conformément aux différentes saveurs politiques dont s’accommoderait bien le système politique à tel moment. Un tel traitement de la politique achèverait de tuer la réflexion politique et le débat public et orienterait de manière encore plus automatisée et autoritaire la prise de décision politique. On élirait les représentants et les dirigeants politiques comme on déciderait à quel restaurant aller manger, quel film regarder, où aller passer ses vacances, en fonction des préférences déterminées en grande partie par les informations dont l’intelligence artificielle favoriseraient la diffusion et des choix qu’elle proposerait ou recommanderait. Même la démocratie directe pourrait, en raison du recours massif à l’intelligence artificielle par les citoyens, les dirigeants et des groupes d’intérêts plus ou moins puissants, prendre la forme de sondages facilement manipulables, aux possibilités limitées et aux résultats standardisés, où la discussion politique jouerait un rôle insignifiant. À cause de la passivité ou de la paresse politique que le recours à l’intelligence artificielle renforcerait, ces consultations auraient rarement pour origine une initiative populaire, et même dans ce cas le débat public se déroulerait à peu près de la même manière en raison du rôle important joué par l’intelligence artificielle et des dispositions intellectuelles et affectives de la majorité des citoyens. De telles consultations serviraient surtout à montrer ou à donner l’impression que les citoyens adhéreraient à ce qu’on s’apprêterait à faire, de la même manière qu’on procurerait une certaine légitimité ou son apparence aux dirigeants et aux représentants politiques élus dans ce contexte.

La dépendance à l’égard de l’intelligence artificielle en politique empêcherait ceux qui se croiraient citoyens de développer leur pensée politique et étoufferait en eux le désir de ce développement et aussi le désir d’une société et d’institutions politiques qui favoriseraient ou exigeraient ce désir. Du même coup, c’est la survie ou la formation d’une véritable culture démocratique qui serait compromise. Cela reviendrait donc à aggraver la situation actuelle, où il est attendu des prétendus citoyens qu’ils se fient aux politiciens de carrière, aux chroniqueurs politiques ou aux spécialistes de la science politique qui prétendent leur dire avec autorité ce qui est bon pour eux, la société, l’État et l’Humanité, alors qu’à l’avenir il faudrait qu’ils fassent plutôt confiance à l’intelligence artificielle et, moins explicitement, aux organisations qui concevraient les outils d’intelligence artificielle et qui s’en partageraient le contrôle. Ils auraient encore plus de difficulté que présentement à développer les aptitudes intellectuelles et les sentiments nécessaires à la condition de citoyen. On les empêcherait même de les développer. On ne naît pas citoyen et on ne peut pas davantage devenir citoyen en se faisant mâcher le travail par l’intelligence artificielle, qu’on ne peut devenir de cette manière un écrivain, un philosophe, un historien, un sociologue ou un physicien.

On pourrait avoir l’impression que, grâce à l’utilisation de l’intelligence artificielle, on démocratiserait ou universaliserait l’accès à l’information et les conditions des droits et des devoirs politiques des citoyens, alors qu’en fait on entraverait chez tous ou presque le développement des aptitudes intellectuelles et des sentiments sans lesquels on est citoyen seulement de nom. C’est la même chose qui se produirait si on essayait de démocratiser ou d’universaliser l’accès à la littérature, à la philosophie, à l’histoire, à la sociologie et à la physique, en dispensant de s’approprier les pratiques propres à ces disciplines et de développer grâce à elles les aptitudes intellectuelles et les dispositions affectives sans lesquelles on ne peut pas devenir un bon lecteur, un écrivain, un philosophe, un historien ou un physicien. L’intelligence artificielle même la plus perfectionnée ne peut rien entendre au désir d’être un citoyen et peut difficilement être conçue pour nous aider à devenir des citoyens, d’autant plus que les grandes corporations qui en contrôlent le développement n’ont pas la réputation de servir les intérêts du peuple et de défendre la démocratie. C’est peut-être précisément pour que nous puissions encore plus difficilement devenir des citoyens – et aussi des écrivains, des philosophes, des historiens, etc. – qu’on fait actuellement la promotion de l’utilisation de l’intelligence artificielle dans tous les domaines de l’existence humaine, et qu’on peut s’attendre à ce que ce prosélytisme s’intensifie avec le temps. Car si ça fonctionnait, les prétendus citoyens pourraient se satisfaire de cette démocratie illusoire et des rôles serviles qu’on les y ferait jouer. L’atrophie intellectuelle et sentimentale serait telle que ces prétendus citoyens dépendants de l’intelligence artificielle pourraient difficilement comprendre avec lucidité la situation dans laquelle ils se trouveraient et aspirer à autre chose qu’à cette servitude politique et à la servitude plus générale qu’elle favorise et qui la favorise, dans leur vie personnelle, au travail et dans les établissements d’éducation et de recherche, entre autres.


Jusqu’à maintenant, nous avons analysé les effets dégradants de l’utilisation de l’intelligence artificielle en politique pour les prétendus citoyens. Mais la classe dirigeante, qui serait affectée directement ou indirectement par l’utilisation généralisée de l’intelligence artificielle, et qui utiliserait certainement l’intelligence artificielle pour faciliter son travail et accroître son emprise sur nous, s’exposerait elle aussi à des effets dégradants. Si nous pouvons prendre à juste titre plaisir à ce retournement, il ne faut pas nous illusionner : la dégradation intellectuelle et sentimentale des dirigeants pourrait nuire sérieusement au peuple, malheureusement moins en mesure de résister intelligemment et fermement en raison de sa propre dégradation intellectuelle et sentimentale. Il est même légitime de nous demander si des figures politiques importantes qui seraient très bornées intellectuellement et affectivement et qui seraient seulement capables de gouverner grâce à l’intelligence artificielle des masses encore plus dégradées intellectuellement et affectivement qu’elles ne seraient pas plus nuisibles pour nous que d’autres figures du même type qui auraient une véritable intelligence ou ruse politique, qui pourraient gouverner autre chose que des masses à l’intelligence et aux désirs atrophiés, qui participeraient activement à l’élaboration et à l’exécution de stratégies pour nous manipuler et nous asservir, et qui essaieraient de se distinguer de la vile populace en affirmant ainsi leur supériorité intellectuelle et morale.

Il y a belle lurette que nos dirigeants politiques, même les plus puissants, ne sont pas des lumières. Ils dépendent considérablement des bureaucrates qui constituent « l’État permanent » et qui ne sont pas des lumières non plus. Et les politiciens et les bureaucrates deviendraient encore plus bêtes et limités si, pour gouverner et vaquer aux affaires publiques, ils avaient de plus en plus recours à l’intelligence artificielle, dans un contexte où nos sociétés et nos institutions deviendraient encore plus complexes et compliquées justement à cause de l’utilisation massive de l’intelligence artificielle, laquelle pourrait exécuter rapidement et mécaniquement des opérations que les êtres humains ne pourraient pas exécuter ou ne pourraient exécuter qu’avec lenteur et en se trompant plus souvent. Il en résulterait une organisation sociale et politique encore plus intelligible non seulement pour la populace abêtie sur laquelle il s’agirait de régner, mais aussi pour les politiciens, les bureaucrates et les stratèges et conseillers qui les assistent. Autrement dit, ces derniers deviendraient eux aussi dépendants de l’intelligence artificielle, et par son utilisation de plus en plus fréquente pour être informés de la situation politique nationale ou internationale, pour lutter contre leurs adversaires politiques sur la scène nationale ou internationale, pour manipuler les masses et les maintenir dans la servitude et pour vaquer au « système » devenu en grande partie inintelligible, leur désir de comprendre et de maîtriser la situation politique en viendrait à s’affaiblir considérablement. Malgré les positions d’autorité qu’ils occuperaient, ils ne seraient pas plus autonomes intellectuellement et politiquement que la populace sur laquelle ils régneraient, et ils n’auraient pas davantage le désir de l’être ou de le devenir que cette populace. Le pouvoir, les richesses, les privilèges et le contentement d’eux-mêmes que leur procureraient ces positions leur suffiraient amplement. Ils n’auraient pas d’aspirations plus élevées, par exemple le désir d’être de véritables chefs politiques, qui exerceraient vraiment le pouvoir souverain.

Plus concrètement, les chefs politiques et bureaucratiques et leurs stratèges et conseillers feraient préparer leurs discours et leurs déclarations publiques par l’intelligence artificielle, ils lui feraient prendre le pouls de l’opinion publique à partir de ce qui est dit dans les communications publiques ou privées, ils auraient recours à elle pour préparer et organiser les campagnes électorales et les campagnes de sensibilisation ou de manipulation de la populace, ils lui feraient jouer un rôle important dans la conception des réformes (de la santé, de l’éducation, des retraites, du système financier et monétaire, du secteur de l’énergie et des transports, etc.) et dans la rédaction des textes de loi, entre autres. La propagande et la domination assistées ou automatisées par l’intelligence artificielle réduiraient considérablement l’activité intellectuelle, déjà limitée, de ceux qui occuperaient des postes dans la classe gouvernante. Ces derniers ne joueraient que très partiellement des rôles de gouvernants, ils pourraient par conséquent difficilement développer les aptitudes intellectuelles et les dispositions affectives sans lesquels on ne peut pas être vraiment des gouvernants et encore moins des chefs d’État, et ils auraient de plus en plus tendance à devenir de simples exécutants politiques, qui décideraient et agiraient en fonction des renseignements, des analyses et des évaluations faites par l’intelligence artificielle, et qui feraient ce qu’elle leur propose ou recommande. Même les conseillers et les stratèges politiques, qui font actuellement ce travail intellectuel pour les chefs politiques et bureaucratiques, en viendraient à s’abêtir ou à disparaître en raison du recours à l’intelligence artificielle, faute d’avoir l’occasion de développer les capacités intellectuelles et le désir de comprendre et de maîtriser la politique qui sont nécessaires pour être de véritables conseillers ou stratèges.

Le pouvoir souverain serait encore moins détenu qu’actuellement par les chefs d’État. Ils n’auraient plus vraiment le désir de gouverner un État et d’être à sa tête. Ils comprendraient de moins ce que ça signifie et implique. Leur atrophie intellectuelle et sentimentale leur ferait accepter ce rôle de vassaux ou de valets encore plus facilement. Ils seraient des marionnettes de plus en plus décérébrées et de plus en plus soumises à leurs maîtres, qui seraient les mêmes qui les auraient habitués à utiliser massivement l’intelligence artificielle pour gouverner et qui contrôleraient ce dispositif technologique, c’est-à-dire de grandes corporations elles-mêmes contrôlées par les oligarques. Ce qui ne veut pas dire qu’ils ne feraient pas preuve d’arrogance vis-à-vis de peuple ou plutôt, dans leur perspective, de la populace. Plus ils devraient ramper aux pieds de leurs maîtres, plus cette arrogance serait grande. Car ils sentiraient malgré tout leur incapacité et leur impuissance et pourraient avoir le désir, en guise de compensation, de manifester ouvertement leur puissance sur nous, notamment en usant de l’intelligence artificielle dont ils dépendraient pour gouverner.

Il me semble que cette atrophie intellectuelle et sentimentale des dirigeants et les changements de rôles et d’attitudes qui l’accompagneraient pourraient paver la voie à quelque chose de pire pour nous que les États soi-disant démocratiques sous leur forme actuelle et aussi sous la forme qu’ils pourraient prendre en raison de l’utilisation massive de l’intelligence artificielle, par exemple une sorte de bureaucratie supra-nationale contrôlée par les grandes corporations et les oligarques, où les États seraient encore plus privés de leur souveraineté et deviendraient encore plus des États-croupions.


L’utilisation de l’intelligence artificielle par les gouvernants n’aurait pas seulement des effets nuisibles sur ces derniers. Elle aggraverait aussi l’atrophie intellectuelle et sentimentale des prétendus citoyens, causée par leur propre utilisation massive de cette technologie dans tous les aspects de leur existence.

Les dirigeants politiques et bureaucratiques, qui pourraient faire préparer par des intelligences artificielles les textes de lois, pourraient aggraver la production effrénée de lois, de règlements, de directives, de normes, de décrets et de recommandations qui s’appliqueraient à de nombreux aspects de l’existence individuelle et de la vie en société. Ils ne s’y retrouveraient pas eux-mêmes étant donné la quantité, le volume et la complexité de la production législative, et ils abandonneraient l’idée de le faire encore plus qu’aujourd’hui. Les experts auxquels ils s’en remettent actuellement pour faire ce travail seraient eux aussi dépassés et se retrouvaient à avoir encore moins le désir de véritablement comprendre leur domaine d’expertise. Les membres de l’assemblée législative, quand ils ne se contenteraient pas de suivre machinalement la ligne de parti, dépendraient de l’intelligence artificielle pour les informer sur les textes de loi débattus, pour en faire la synthèse et pour les expliquer. Les personnes qui seraient censées être des citoyens dépendraient de l’intelligence artificielle de la même manière que leurs députés. Les lois et tout ce qui pourrait leur être assimilés leur seraient en grande partie inintelligibles. Le principe selon lequel nul n’est censé ignorer la loi se viderait encore plus de son sens, ou il se corromprait. Il faudrait constamment qu’ils consultent l’intelligence artificielle pour savoir ce qu’ils ont le droit de faire et à quelles conditions, ce qu’ils sont obligés de faire, ce qu’il leur est interdit de faire et à quelles punitions ils s’exposent en cas de désobéissance ou d’ignorance de ces obligations et de ces interdictions – ce qui serait sujet à des changements fréquents, rendus plus faciles par l’intelligence artificielle. Du point de vue de ces prétendus citoyens, les lois et leur application ne pourraient être qu’arbitraires. Ils se retrouveraient dans une situation analogue à celle de chiens qui devraient constamment consulter leurs maîtres pour régler leur conduite, obtenir des récompenses et éviter les punitions. Les prétendus citoyens auraient tôt fait d’abandonner l’idée de comprendre quelque chose aux lois et aux normes qui devraient régir la vie en société et aussi leur vie privée, et le désir de vivre librement à l’intérieur des limites imposées par ces lois et ces normes pourrait difficilement prendre forme.

Cette atrophie intellectuelle et sentimentale des citoyens et la passivité qui l’accompagnerait seraient aggravées par le fait que les politiciens qui seraient censés élaborer les lois et les policiers et les juges qui devraient les appliquer justifieraient leur hyperactivité législative et judiciaire en invoquant l’autorité de l’intelligence artificielle, comme ils le font actuellement en invoquant l’autorité des experts, et comme leurs semblables des siècles passés le faisaient en invoquant l’autorité de Dieu. Alors plus moyens de discuter, de délibérer, de douter, de critiquer et de mettre en évidence le caractère arbitraire, nuisible et absurde de ces actes législatifs et de ces actions judiciaires. Et ces chefs ou représentants de l’État seraient en fait des représentants et des exécutants de l’entité supra-humaine que serait l’intelligence artificielle et, moins directement et ouvertement, de ceux qui la contrôleraient ou qui dirigeraient son développement. Les prétendus citoyens, malgré l’obscurité dans laquelle ils seraient ou précisément à cause de celle-ci, sentiraient bien que ces personnes ne pourraient pas en même temps diriger en leur nom ou conformément à la volonté populaire, les représenter politiquement ou les servir. Ils seraient alors disposés à accepter passivement la disparition du peu qui resterait encore des institutions démocratiques et même le remplacement des États et de la politique tels que nous les connaissons par une autre forme d’organisation et un autre mode de gouvernance où il leur serait impossible de jouer un rôle politique actif qu’ils ne joueraient déjà plus et ne pourraient plus jouer et que, pour beaucoup, ils ne désireraient même plus jouer. Faute d’avoir une idée réfléchie et un désir fort de quelque chose d’autre, ils s’accommoderaient assez bien d’un tel changement, qui serait du pareil au même pour eux, car ils continueraient d’être soumis à des maîtres qui ne seraient plus de vrais chefs d’État et qui ne détiendraient plus le pouvoir souverain, dans un ordre social et politique qui ne serait plus celui des États tels que nous les avons connus au cours des derniers siècles. Qu’auraient-ils à perdre et à défendre alors ?

Malgré le chaos, les souffrances et la destruction généralisée qui pourraient en résulter, on en vient presque à espérer d’importants troubles sociaux et politiques, un effondrement économique ou une guerre capables d’entraîner des perturbations assez grandes pour rendre impossibles l’implantation à grande échelle de l’intelligence artificielle et l’imposition par le haut d’un nouvel ordre social et politique encore plus désavantageux pour nous.


Après tout le mal que j’ai dit de l’intelligence artificielle dans cette série de billets, je crois utile de préciser que celle-ci pourrait être utilisée de manière beaucoup plus intelligente et avantageuse pour nous qui constituons le peuple, et qu’elle n’est pas une sorte de monstre ou d’aberration contre-nature qui serait immanquablement un fléau pour l’humanité. En effet, l’intelligence artificielle pourrait être utilisée pour nous dégager dans une grande mesure du travail abrutissant auquel nous devons consacrer l’essentiel de notre existence, auquel notre éducation est censée nous préparer, et qui est suivi d’une retraite qui vient tardivement pour beaucoup d’entre nous, qui est parfois misérable et qui offre pendant quelques années des possibilités assez limités à des êtres formatés et diminués par une vie de labeur, jusqu’à ce qu’ils meurent subitement ou qu’ils soient pris en charge par le système hospitalier, pour y végéter pendant des années et y mourir à petit feu. Au lieu de cette existence de labeur dont le pouvoir dégradant ne doit pas être sous-estimé et peut être comparé à celui des utilisations de l’intelligence artificielle dont j’ai parlé dans la présente série de billets, l’intelligence artificielle pourrait nous libérer et nous permettre de cultiver nos aptitudes, de perfectionner les disciplines intellectuelles et les arts et de faire de véritables projets de vie et de société.

Mais une telle politique technologique ne peut être qu’une chimère aussi longtemps que nous ne prendrons pas le contrôle de nos sociétés et de nos institutions et qu’elles seront assujetties aux intérêts des grandes corporations et des oligarques et seront dirigées ou contrôlées par leurs larbins. C’est pourquoi la « révolution » qui pourrait être opérée grâce à l’utilisation généralisée de l’intelligence artificielle a de très fortes chances d’avoir des effets semblables aux révolutions industrielles antérieures, qui ont surtout permis aux industriels et aux financiers de s’enrichir démesurément et de rendre la majorité de la population dépendante d’eux, pour leur travail, pour la satisfaction de leurs besoins et aussi pour de nombreux autres aspects de leur existence. En fait, ça serait probablement pire, puisque les grandes corporations et les oligarques actuels ou du futur auraient beaucoup moins besoin de notre travail et, ayant déjà accumulé des richesses dont ils ne sauraient que faire, n’auraient plus besoin de maintenir chez nous un niveau intellectuel et moral minimal, ni de maintenir notre pouvoir d’achat pour s’enrichir par notre consommation. Il serait d’ailleurs plus efficace, pour consolider leur domination économique ou leur domination tout court, de contribuer à la dégradation, à l’appauvrissement et à l’endettement des particuliers et des États, afin de les rendre encore plus dépendants et de pouvoir s’approprier à rabais les maisons, les édifices et les terrains des petits propriétaires et les infrastructures publiques, en rencontrant peu de résistance.