Une impasse politique

Pour une fois, parlons franchement. Regardons les choses en face, sans nous raconter d’histoires.

Pour que nos gouvernements, les grandes corporations et les oligarques ne nous fassent plus de sales coups comme en 2020, comme ils nous en ont fait avant et comme ils continuent de nous en faire, il est illusoire de mettre nos espoirs dans des lois ou d’autres formes de réglementation ou de contrôle qui seraient adoptées et appliquées par nos institutions politiques. Ce que ces événements devraient nous apprendre, si ce n’est pas déjà fait, c’est que la classe dirigeante et les maîtres qu’elle sert contrôlent ces institutions et qu’ils n’hésitent pas à les utiliser pour consolider leur pouvoir et pour nous nuire, à nous qui appartenons au peuple. Comment croire qu’ils resteraient les bras croisés si on discutait de lois capables de réduire leur puissance, de les empêcher d’échapper aux lois qui s’appliquent à nous et de les obliger de nous rendre des comptes ? Comment ne pas voir qu’ils prennent des précautions pour que de telles idées ne soient pas discutées dans nos institutions politiques et même dans le reste de la société, par exemple en imposant rigoureusement une ligne de parti à tous nos représentants, en empêchant ceux qui pourraient défendre ces idées d’être élus ou d’occuper des positions d’autorité, et en contrôlant l’information et les opinions qui circulent dans les médias de masse, sur internet et dans les milieux d’enseignement et de recherche ? Si nous pouvions espérer l’adoption ou la discussion de telles lois par nos parlements et par nos gouvernements, si nous pouvions raisonnablement nous attendre à ce qu’elles fassent l’objet d’un débat public, nous ne serions pas où nous en sommes aujourd’hui. Et si jamais une telle loi était ou semblait être adoptée, ceux qui s’efforcent de plus en plus ouvertement de nous assujettir et de régner sur nous pourraient de toutes sortes de manières empêcher cette loi de s’appliquer à eux ou la détourner de ses fins, pour qu’elle serve leurs intérêts et qu’elles nuisent aux nôtres. Ils nous ont montré ce qu’ils sont capables de faire en utilisant le réseau public de santé, censé réduire les inégalités entre les riches et les pauvres en ce qui concerne l’accès à des soins de santé, pour s’enrichir encore plus en vendant à grand prix des produits et des traitements pharmaceutiques, pour les tester sur nous, pour nous rendre parfois malades ou nous tuer, pour laisser se dégrader ou saboter ce réseau et pour nous séquestrer et nous dresser en masse, sous prétexte de le sauver de l’effondrement, et pour injecter massivement de grandes sommes d’argent dans l’économie afin d’empêcher beaucoup d’entre nous de crever de faim et de se retrouver à la rue à cause des confinements, ce qui a eu pour effet une forte inflation qui a réduit considérablement et qui continue de réduire notre pouvoir d’achat et notre niveau de vie, et qui augmente le nombre de ceux qui ont de la difficulté à joindre les deux bouts ou qui n’en sont plus capables. Quant à l’éducation publique, elle sert depuis longtemps, et peut-être a-t-elle toujours servi, à endoctriner et à dresser les enfants, les adolescents et les jeunes adultes pour en faire des sujets soumis et des travailleurs dociles, qui acceptent sans rechigner d’être la chose de ceux qui les dominent, qui les exploitent, qui organisent leur existence et qui les saignent à blanc, d’une manière ou d’une autre. Quand on prend en considération non seulement l’inaction de nos gouvernements pour redresser la situation dans laquelle nous nous trouvons ou l’empêcher de se dégrader, mais aussi toutes les politiques et les mesures qui ont eu pour effet, d’un côté, de nous appauvrir et de nous endetter, de réduire notre liberté et de nous soumettre à une surveillance de masse et à un contrôle social croissant et, de l’autre, de permettre aux grandes corporations et aux oligarques de s’enrichir à nos dépens et d’accroître leur pouvoir, ce n’est pas exagérer d’affirmer que ces derniers mènent une guerre par procuration contre nous et que nos gouvernements sont leurs « proxies ». Comble du malheur, c’est nous qui nous qui fournissons une partie importante, sinon l’essentiel, des fonds de guerre que ces « proxies » utilisent contre nous. Dans le contexte actuel, la levée de ces fonds qu’on utilise trop souvent pour nous nuire et pour servir les intérêts d’oligarques qui s’imaginent appartenir à une caste naturellement supérieure faite pour régner sur nous, est elle-même une manière de nous faire la guerre.

Par conséquent, gardons-nous bien de croire qu’il suffirait de porter au pouvoir d’autres chefs politiques et d’élire des députés d’autres partis politiques, lesquels sont presque toujours, comme leurs prédécesseurs, des instruments de l’oligarchie et sont généralement disposés à suivre docilement la ligne de parti, à obéir aux chefs corrompus ou rampants des partis politiques et à faire passer leur carrière politique avant les intérêts de ceux qui les ont élus. Si jamais des figures politiques qui auraient à cœur nos intérêts parvenaient à se faire élire et à se hisser à des positions importantes, il faudrait s’attendre à ce que l’establishment politique et bureaucratique et les médias de masse et les réseaux sociaux contrôlés par les oligarques et financés par les gouvernements fassent obstruction à tous les projets de loi susceptibles de réduire leur emprise sur nous, individuellement et collectivement, et de réaffirmer et de faire respecter les droits et les libertés que nous sommes censés avoir en tant que citoyens dans nos soi-disant démocraties. Enfin, même si de telles lois étaient conçues par un gouvernement et étaient adoptées par un parlement, celles-ci risqueraient fort d’être abrogées ou amendées par le prochain gouvernement et par le prochain parlement, qui tâcheraient d’annuler ce qui a été fait par leurs prédécesseurs et de mettre fin aussi rapidement que possible à ce fâcheux intermède, peut-être en cherchant à nous écraser encore plus, afin de mettre fin à nos velléités de liberté.

Les origines des problèmes auxquels nous sommes confrontés se situent donc dans la constitution et dans le fonctionnement normal des institutions politiques actuelles, et aussi dans la structure des sociétés auxquelles nous appartenons. Nous ne devons pas nous étonner que les choses soient comme elles sont. Dans l’état actuel des choses, nous devrions plutôt nous étonner que les choses aillent mieux que maintenant. C’est pourquoi il nous faudrait essayer de reprendre le contrôle des institutions politiques, ou d’en prendre le contrôle, puisqu’il n’est pas certain que nous l’ayons déjà eu. Ce qui ne serait pas possible sans d’importantes transformations institutionnelles et sociales, lesquelles auraient pour objet, entre autres, l’interdiction des partis politiques, le changement du mode de scrutin (en ne se contentant pas d’une simple composante proportionnelle, que nous n’avons pas au Canada, qui n’empêche pas les choses d’aller de travers dans les pays où elle existe, et qui ne ferait d’ailleurs plus sens après la disparition des partis politiques), la reddition systématique de comptes des détenteurs du pouvoir exécutif à l’assemblée des représentants et l’abolition des conditions sociales et économiques grâce auxquelles les grandes corporations et les oligarques peuvent se former et étendre leur emprise, ou apparaître et se reproduire. Mais voilà que nous nous heurtons encore au même problème : il faudrait que nous contrôlions nos institutions politiques, que celles-ci soient très différentes, et que les grandes corporations et les oligarques n’existent plus ou soient beaucoup moins riches et puissants, pour que de telles transformations puissent être réalisées au sein du système politique actuel. Autrement dit, il faudrait que nous ayons déjà réussi à réaliser une partie importante de ces transformations pour avoir une chance de réussir. Ou encore : la situation politique serait déjà à ce point meilleure qu’une partie considérable des transformations désirées serait superflue. De toute évidence, nous avons dépassé depuis longtemps déjà le point à partir duquel il nous était possible de réformer nos institutions politiques. Nos institutions politiques étant ce qu’elles sont et n’ayant pas connu de transformations considérables depuis plusieurs décennies, j’en viens même à me dire qu’il n’a probablement jamais été possible de les transformer pour le mieux, c’est-à-dire en fonction de nos intérêts individuels et collectifs et pour assurer notre liberté. Car le principal changement que nous pouvons observer, du moins au Canada, n’est pas institutionnel. C’est l’effronterie croissante avec laquelle les chefs politiques et bureaucratiques, les médias de masse contrôlées par l’oligarchie, les grandes corporations et parfois certains oligarques prétendent nous dire quoi faire, quoi penser et quoi sentir et organiser notre existence en conséquence, en prenant parfois des moyens musclés et même disproportionnés pour écraser les mouvements d’opposition et pour châtier les opposants.

Alors que faire ? Certes, nous pouvons, parmi les maux qu’on nous propose aux élections, essayer de choisir les moindres. Mais l’offre politique est très limitée et inintéressante, au Canada peut-être encore plus qu’ailleurs. Nous avons tout au plus droit à quelques saveurs idéologiques qui convergent, pour des raisons ou par des voies différentes, vers notre appauvrissement, vers l’autoritarisme, vers la surveillance de masse et le contrôle social et vers la perte progressive de notre liberté, si bien que nous avons l’impression que tous les chemins mènent à Rome. Puis il y a le danger que les chefs politiques élus croient ou fassent semblant de croire que nous sommes derrière eux, et qu’ils ont été investis d’une mission par le peuple, simplement parce que nous avons voté pour eux, alors qu’en fait nous les avons seulement considérés comme moins mauvais que les autres, de manière générale ou sur des points plus importants pour nous. À l’inverse, ne pas aller voter n’est pas non plus un moyen d’opposition ou de résistance efficace. Les politiciens et les oligarques peuvent très bien s’accommoder de la perte d’intérêt pour la politique et de la propagation du cynisme politique. Un faible taux de participation aux élections ne les empêche pas d’avoir la voie libre et de nous gouverner selon leur bon plaisir, en ayant parfois l’impertinence de dire que les mécontents n’avaient qu’à aller voter. Nous pouvons même nous demander si les chefs politiques, par leurs mensonges répétés et leur corruption, contribuent volontairement à la propagation du cynisme politique, et penser qu’il y a une forte dose d’hypocrisie dans les déclarations publiques où ils déplorent le « déficit démocratique » ou la perte de confiance dans nos institutions démocratiques, qui sont certainement compatibles avec la montée de l’autoritarisme, soit qu’il s’agisse d’un manque d’intérêt ou d’un fort dédain pour la politique qui donne les coudées franches à ceux qui prétendent de plus en plus agir comme nos maîtres, soit qu’il s’agisse d’une opposition sourde ou bruyante qui constituerait une menace pour le gouvernement et la démocratie et qu’il faudrait pour cette raison surveiller étroitement et peut-être réprimer.

Il est aussi possible de montrer notre opposition en participant à des manifestations, comme celles qui ont eu lieu pendant les confinements, ou à des commissions citoyennes d’enquête sur la « gestion de la pandémie », comme celle qui a été organisée au Canada en 2023. Même si nos dirigeants ne sont pas obligés de tenir compte de nos protestations, de répondre à nos questions et à nos critiques, de nous rendre des comptes et de ne pas nous refaire les mêmes saloperies, cela a au moins l’avantage de leur montrer que nous ne sommes pas tous décérébrés et ramollis, et que le fait d’y aller à fond et sans prendre de précautions en matière d’autoritarisme n’est peut-être pas la meilleure stratégie. Une approche plus prudente et plus graduelle de la part des dirigeants pourrait toutefois avoir pour effet que nos concitoyens qui dorment toujours d’un profond sommeil ne se réveillent jamais et s’habituent à l’érosion de leur liberté et à leur appauvrissement progressif. À l’inverse, le recours par le gouvernement à des mesures très répressives contre les participants de ces manifestations de résistance peut rendre manifeste l’autoritarisme ambiant et provoquer l’indignation de personnes qui ne partagent pas les opinions de leurs concitoyens attaqués de cette manière. Dans tous les cas, le fait que nous devions avoir recours à de tels moyens d’opposition, faute de disposer de moyens d’action au sein des institutions politiques, montrent à quel point ces institutions sont déficientes. Ainsi, ces formes d’opposition ne s’attaquent pas à la racine des problèmes politiques, qui est institutionnelle. Même quand des gains sont obtenus par ces moyens, nos gouvernements ne font alors qu’un pas en arrière pour en faire trois en avant plus tard, en cachette ou ouvertement, quand la grogne se sera dissipée.

Nous pouvons aussi aménager des espaces de liberté et trouver des manières de préserver une partie de notre autonomie, actuellement attaquée de tous les côtés. C’est très bien tant que cela dure, surtout quand ça augmente notre capacité de résistance. Cependant, il est raisonnable de craindre que ces espaces et ces pratiques visant à préserver la liberté et l’autonomie soient attaquées tôt ou tard, directement ou indirectement, par ceux qui contrôlent nos institutions politiques et qui semblent bien décidés à nous priver d’une part toujours plus grande de notre liberté et de notre autonomie. Et s’il se produit d’importants troubles sociaux et politiques, à cause de la maladresse ou des calculs sordides de nos dirigeants, des grandes corporations et des oligarques, les conditions d’existence de ces espaces et de ces pratiques pourraient être détruites. Cela est donc insuffisant pour améliorer la situation politique et préserver notre liberté et notre autonomie de manière durable. Tout au plus pouvons-nous espérer pour un certain temps une atténuation des maux auxquels nous sommes exposés, ce qui n’est pas rien, j’en conviens.

Est-ce à dire qu’il faut nous révolter pour de bon afin de remplacer nos institutions politiques par de meilleures, plus favorables à nos intérêts et à notre liberté ? Hélas, j’ai lui assez d’histoire pour me faire une idée assez précise des maux de la guerre civile, et pour savoir que celle-ci peut, comme les institutions politiques qu’il faudrait détruire et remplacer, servir les intérêts de nos maîtres et aboutir à un ordre social et politique pire que celui que nous connaissons, et accélérer la perte de notre liberté et de notre autonomie et la dégradation de notre situation économique. Ne nous illusionnons pas : à l’occasion d’importants troubles sociaux et politiques, beaucoup de nos concitoyens, habitués à la soumission ou à la servitude, sous l’emprise de l’incessante propagande, et auxquels le désir de révolte ou d’opposition est inconnu, se rangeraient assurément du côté de nos maîtres, lesquels profiteraient de l’occasion pour raffermir leur pouvoir sur nous tous et nous assujettir encore plus, sous prétexte de rétablir l’ordre. Je sais aussi qu’il n’est pas facile d’instaurer de nouvelles institutions politiques, et qu’il ne suffit pas d’avoir de bonnes intentions et de belles valeurs pour ne pas échouer lamentablement, surtout quand nous n’avons pas réfléchi suffisamment à des projets d’institutions politiques, aux difficultés rencontrées, aux manières de les instaurer et aux conditions de réussite. Plusieurs opposants désirent d’ailleurs seulement des institutions politiques semblables à celles que nous avons déjà, mais avec de bons chefs d’État et de bons partis politiques au pouvoir. D’autres envisagent quelques changements importants, mais sans se demander dans quelle mesure ils sont compatibles avec ce qui serait conservé des institutions politiques actuelles et quelles conditions doivent être réunies pour qu’ils produisent les effets escomptés. Voilà ce qui arrive quand, dans une société ou une civilisation, on a pris depuis longtemps l’habitude, chez les citoyens et les intellectuels, de considérer comme inutile d’essayer de concevoir concrètement de meilleures institutions politiques et de les discuter ; et quand on traite comme des rêveurs irréalistes ceux qui s’adonnent malgré tout à cet exercice et qui aimeraient mettre à l’essai certaines de leurs idées, à plus petite échelle pour commencer.

Et l’inaction pose elle aussi problème, puisque la situation continue de se dégrader rapidement, et que le temps joue assurément contre nous.

Bref, nous sommes dans ce qui me semble être une impasse politique.