Une expérience de pensée sur un drôle de pays

Imaginez que vous faites un voyage dans un pays très lointain, situé de l’autre côté de la planète. Ce qui vous frappe dès votre arrivée, c’est que les gens y vivent presque comme nous vivions il y a plusieurs décennies, c’est-à-dire sans téléphones  intelligents ou cellulaires, sans ordinateurs, sans réseaux sociaux, sans services et commerce en ligne, sans cartes de crédit et de débit, sans vidéoconférence, sans courrier électronique, sans télétravail, etc. C’est comme si les technologies qui ont changé notre manière de vivre et notre société n’avaient jamais existé. Même si vous étiez au courant de cet important retard technologique avant de partir en voyage – c’est peut-être justement pour cette raison que vous avez choisi ce pays pour destination –, vous êtes dépaysés. Quoi que vous désiriez, il faut absolument vous rendre sur place, vous orienter à l’aide d’une carte de la ville, trouver des horaires d’autobus imprimés, acheter des billets d’autobus, vous assurer d’avoir assez de billets de banque sur vous, passer au bureau de change pour y échanger un chèque de voyage quand ce n’est pas le cas, etc. Vous auriez pu vous habituer assez rapidement à cet important décalage technologique, qui peut-être vous rappelle votre jeunesse ou votre enfance, si ce n’était pas de certaines mœurs très étranges des habitants.

Dans les rues passantes, des surveillants en imperméable gris munis de deux énormes appareils photographiques et positionnés à intervalle régulier prennent des clichés des passants toutes les dix secondes. Quand toutes les pauses ont été prises et pendant que la cartouche de pellicule photographique rembobine, ils utilisent l’autre appareil photographique pour que personne n’échappe à leur vigilance. À leurs pieds se trouvent deux sacoches : l’une d’où ils tirent des bobines de pellicule photographique vierges pour les insérer dans les appareils, l’autre où ils mettent les bobines utilisées. Dès que la première sacoche est vide et que la deuxième est pleine, des surveillants dotés du même uniforme, du même équipement et d’une sacoche remplie de bobines vierges viennent prendre la relève des photographes déjà en faction, qui alors laissent la sacoche vide à leurs successeurs et déguerpissent avec la sacoche pleine, en empruntant des ruelles et en faisant des détours, afin de ne pas révéler l’emplacement de l’immense voûte souterraine de la Gendarmerie nationale, où sont archivés des milliards de bobines de pellicule photographique. Certains pensent que les photographies ne sont pas développées sauf si un crime, un délit ou infraction a ou aurait été commis dans le secteur et au moment où elles ont été prises. D’autres croient plutôt qu’une équipe de techniciens développent des bobines choisies au hasard, afin de permettre aux inspecteurs de détecter des crimes, des délits ou des infractions qui seraient passés inaperçus et qui n’auraient pas été punis. D’autres encore prétendent qu’il existe une véritable armée de techniciens qui développent systématiquement toutes les photographies prises, lesquelles sont ensuite examinées avec soin par une armée encore plus grande d’inspecteurs, qui font des pieds et des mains pour châtier tous ceux qui ont contrevenu à la loi ou à une réglementation, même si c’est avec quelques années ou décennies de retard, en vertu de lois ou de règlements qui n’existaient pas quand les actes répréhensibles ont été commis. Quelques-uns disent, d’un air entendu, que tous les habitants et tous les voyageurs ont un dossier dans lequel on documente leurs moindres déplacements et leurs moindres actes, afin d’établir le profil de potentiels criminels, et de prévenir ou d’anticiper les crimes, les délits et les infractions, ou de fournir des indices et des preuves quant aux coupables, complices et motifs des actes répréhensibles qu’on n’a pas su prévenir ou anticiper.

Que vous alliez au restaurant, au café, à la taverne, au supermarché, à la boulangerie, à la pâtisserie, à la boucherie, au dépanneur, à la tabagie, à la buanderie, dans une boutique de vêtements, dans une cordonnerie, dans une bijouterie, dans une librairie, dans un magasin de bicyclettes ou dans une compagnie de location de voitures, le propriétaire ou l’employé du commerce vous demande de présenter vos papiers d’identité – votre passeport, dans votre cas – avant d’accepter vos billets de banque, lesquels sont d’ailleurs traçables en raison d’un numéro de série qui est noté lors de la transaction. Après vous avoir rendu la monnaie, il vous tend la première copie du reçu qui sort de la caisse enregistreuse. Quant à la deuxième copie, il la glisse avec ostentation dans la fente d’une énorme urne à laquelle est attaché un cadenas qu’on dit impossible à scier. À la fin de la journée, des centaines de milliers de paires d’agents de sécurité sillonnent tout le pays dans autant de camions blindés pour récupérer ces précieux documents et les déposer dans la voûte résistante aux incendies, aux inondations, aux tremblements de terre et aux tornades de la Brigade de lutte contre la criminalité, la délinquance, la fraude, le blanchiment d’argent et le terrorisme, où ils sont conservés jusqu’à cinquante années après le décès de l’acheteur et, le cas échéant, jusqu’à cinquante années après le décès de tous ses conjoints, enfants et petits-enfants, conformément à ce qui est prescrit par la loi. Car qui sait dans quels atroces crimes pourraient jouer ou avoir joué un rôle des sushis, un latté, une pinte de bière rousse, des boîtes de conserve, une baguette, un tiramisu, un sac de croustilles, un grand manteau noir, des bottes avec de nouvelles semelles, une montre mécanique, un livre de philosophie politique, un « fat bike », un véhicule utilitaire sport et une centaine de litres d’essence ?

Le courrier fait aussi l’objet d’une attention toute particulière. Tout document envoyé par la Poste doit être déposé en deux copies dans l’enveloppe. Les employés des bureaux de poste décachettent toutes les enveloppes pour récupérer la copie qui est destinée aux archives de la Poste et pour vérifier qu’elle est identique à l’autre copie qui sera envoyée aux destinataires, et ce, sans prendre connaissance des renseignements personnels ou confidentiels qui s’y trouvent et sans se rendre coupables de la moindre indiscrétion. Ces documents sont conservés dans les archives de la Poste d’après les mêmes règles que les reçus de caisse enregistreuse. La Poste est tenue de fournir dans les plus brefs délais tout document demandé par les forces policières, les agences de renseignement, l’armée ou n’importe quel autre organisme ou parapublic, ainsi que par les partenaires privées de ces derniers. C’est là le prix très modique à payer, dit-on, pour défendre la démocratie et la liberté. D’ailleurs, quiconque n’a rien à cacher n’a rien à craindre non plus, assure-t-on. Mais quiconque s’inquiète de cette pratique doit être soupçonné d’avoir quelque chose à cacher et doit être surveillé plus étroitement.

Il existe des pratiques semblables pour une foule d’autres choses, notamment les renseignements médicaux, les abonnements à des journaux et à des revues, l’adhésion à des associations et leur financement, la participation à des activités et à des événements et les personnes qu’on fréquente.

Vous vous diriez, comme presque tous les citoyens des pays occidentaux, que c’est là un régime policier. Le poids de la surveillance et la crainte d’une arrestation ou d’une accusation seraient probablement si grands que vous décideriez peut-être d’écourter votre voyage, pour rentrer chez vous le plus rapidement possible. Votre pays d’origine, malgré tous ses défauts, ne soumet tout de même pas ses habitants à une telle surveillance. Il est vrai qu’on n’y trouve pas des surveillants munis d’appareils photographiques à tous les vingt mètres dans les rues passantes, mais on y trouve autant de caméras de surveillance dont les enregistrements sont conservés et utilisés de manières qui ne sont pas transparentes par les forces policières et les agences de sécurité. Il est vrai que les commerçants ne nous identifient pas pour remettre la liste détaillée de toutes nos transactions à une brigade policière spécialisée, mais les compagnies de cartes de crédit et les institutions financières conservent le détail de nos transactions dans leurs bases de données et sont tenues de collaborer avec les forces de l’ordre et de leurs rendre disponibles ces informations sous prétexte de lutter contre la criminalité, la délinquance, la fraude, le blanchiment d’argent et le terrorisme. Il est vrai aussi que les employés de la Poste ne lisent pas le courrier que nous envoyons ou que nous recevons et qu’ils n’en gardent pas des copies pour leurs archives, mais les messages et leurs pièces jointes que nous envoyons par messagerie électronique ou instantanée sont conservés sur les serveurs de notre fournisseur internet ou de messagerie ou, encore pire, sur les serveurs de grandes corporations, comme Google, Microsoft et Apple, même après la fermeture de nos comptes. Et pourtant, nos concitoyens s’accommodent bien de cette situation, pour la plupart.

Même ceux d’entre nous qui ne sont pas des « normies », mais qui sont plutôt des opposants, se sont habitués aux caméras de surveillance qu’on a installées dans les lieux publics, dans les milieux de travail et dans les édifices à logement, sous prétexte d’assurer notre sécurité et de maintenir l’ordre. Souvent, ils ne remarquent même plus ces caméras et ils agissent comme si elles n’étaient pas là. Et quand ils n’oublient pas leur existence et qu’ils en tiennent compte, les sentiments qu’ils éprouvent quand ils se trouvent dans des lieux surveillés sont plus modérés que s’il y avait des surveillants humains à la place. Ça ne les dérange pas non plus de fournir aux institutions financières toutes sortes d’informations sur leurs transactions et leurs habitudes de consommation, par exemple les commerces qu’ils fréquentent, les sommes d’argent dépensées pour telles sortes de marchandises ou de services, et peut-être précisément ce qui est acheté, et de rendre ainsi ces informations disponibles aux forces de l’ordre, simplement parce qu’ils utilisent une carte de crédit ou de débit pour des transactions qu’ils pourraient très bien faire avec de l’argent comptant. Mais ils râleraient probablement si les commerçants leur demandaient de s’identifier avant de conclure une transaction et transmettaient ouvertement et directement aux forces de l’ordre le détail de ces transactions. Quant aux messages et aux documents envoyés par courrier électronique et par messagerie électronique, le fait qu’ils soient conservés sur des serveurs informatiques qu’on ne voit pas et qu’ils puissent être lus ou analysés par des tiers les dérange beaucoup moins que s’ils devaient préparer une copie conforme des documents transmis par la poste, pour des fins d’archivage et d’enquête. Bref, pour autant qu’ils ne voient pas ceux qui participent à la surveillance de masse et qu’ils n’en subissent pas les conséquences directement, ils sentent beaucoup moins le poids de cette surveillance et ils peuvent plus facilement vivre avec elle.

C’est pourquoi les dispositifs technologiques peu visibles qui automatisent et étendent la surveillance de masse sont à ce point nuisibles. C’est à cause d’eux que nous pouvons vivre sous un régime de plus en plus policier sans nous en apercevoir ou en l’oubliant pratiquement.