Corruption de la politique : les partis politiques

Il ne s’agit pas, dans ce billet, de la corruption des politiciens, au sens où ceux-ci auraient été soudoyés ou achetés par des gouvernements étrangers, des organisations supra-nationales, des secteurs de l’industrie, de puissants multimilliardaires ou des organisations criminelles ou religieuses. Même si ce phénomène existe certainement, même s’il est vraisemblable qu’il joue un rôle considérable dans la crise actuelle et dans ce qui l’a préparée, il ne saurait expliquer à lui seul les événements que nous vivons ou subissons. On a certainement raison de dire que l’on n’a pas pu corrompre presque tous les présidents, les premiers ministres, les ministres et les députés, surtout sans que ça ne s’ébruite. Et il faut aussi expliquer le comportement de beaucoup de citoyens – en principe ils sont ou devraient être des acteurs politiques et ils n’ont certainement pas reçu des pots-de-vin – qui est lui aussi très nuisible en raison de la masse qu’ils constituent et qui entravent ou neutralisent les tentatives de résistance.

On aurait toutefois tort de croire pour si peu qu’on a liquidé définitivement le problème de la corruption et qu’on peut simplement continuer à vaquer tranquillement à ses occupations pendant que les autorités politiques et sanitaires, soucieuses du bien public, s’affaireraient pour nous faire « passer à travers la pandémie », coûte que coûte. Bien au contraire ! Car il existe d’autres formes de corruption qui pervertissent la politique à bien plus grande échelle et de manière difficilement réversible tant elles sont enracinées dans le fonctionnement jugé normal des institutions politiques et dans les comportements politiques jugés normaux, qu’il s’agisse de ceux des élus ou des simples citoyens. Plus ces forces corruptrices et corrompues étendent leur influence sur la politique, plus elles nous semblent aller de soi, plus il nous est difficile de les remarquer ou de les reconnaître pour ce qu’elles sont.

La pratique politique dépend grandement des institutions qui l’encadrent, qui la rendent possible ou où elle a lieu. Quand les institutions politiques sont corrompues de l’extérieur, quand elles se corrompent de l’intérieur en raison d’un germe de corruption, ou quand leur structure même les rend corrompues si on juge d’elles d’après leur fonction officielle, elles sont corruptrices de la politique elle-même, laquelle exerce à son tour une influence corruptrice sur tout le corps social.

À titre d’exemple, examinons ici la corruption de la représentation et de la délibération politiques par les partis politiques.

 

Corruption de la représentation politique par les partis politiques

Les candidats pour lesquels nous pouvons généralement voter, aux élections provinciales et fédérales, appartiennent le plus souvent à des partis politiques, grands ou petits. Bien que les membres d’un parti politique peuvent certainement se proposer comme candidats de ce parti dans une circonscription donnée, c’est ultimement le parti politique qui décide qui est son candidat dans chaque circonscription. À moins d’être des membres très influents du parti, les ambitions politiques des personnes intéressées dépendent de cette décision. Outre le fait qu’un député indépendant ne bénéficie pas de la machine publicitaire d’un parti et a beaucoup moins de chances d’être élu, outre le fait aussi que sa voix peut difficilement être entendue au parlement s’il est élu en raison de son isolement, il sera aussi difficile pour beaucoup d’avoir l’argent nécessaire pour mener une campagne électorale même modeste.

Dans ce contexte, les candidats des partis politiques pour lesquels nous pouvons voter sont dans la dépendance des partis politiques. En tant que candidats, ils sont déjà représentants des partis politiques. Dans quelle mesure peuvent-ils être nos représentants alors qu’ils représentent déjà ces partis ? Est-il dans leur intérêt, quand ils siègent au parlement, de prioriser nos intérêts sur la ligne de parti alors qu’ils n’ont pas de comptes à nous rendre pendant tout leur mandat, alors qu’ils peuvent par contre être écartés du parti s’ils ne suivent pas la ligne de parti, être réduits à l’insignifiance au parlement et voir leur carrière politique probablement prendre fin, étant forcés de se présenter comme député indépendant aux prochaines élections ?

Nous savons que les députés sont dans cette situation. Mais la chose nous semble tellement normale que, généralement, nous ne considérons pas qu’il y a conflit d’intérêts et encore moins corruption des députés, qui se retrouvent à faire passer les intérêts du parti et leur carrière politique avant nos intérêts qu’ils sont censés représenter. Cela est peut-être dû partiellement au fait qu’en tant que citoyens, nous avons tendance à voter pour les partis politiques, ou pour les candidats en tant que représentants des partis politiques, d’autant plus qu’au Canada et au Québec, l’élection du chef d’État effectif (par opposition au chef sur papier, soit la Reine d’Angleterre, par l’intermédiaire de son gouverneur et de son lieutenant-gouverneur). Loin de faire disparaître le problème ou de l’atténuer, cette observation montre que nous ne sommes pas à l’abri de cette forme de corruption de la représentation politique, et qu’au contraire nous y jouons un rôle en tant que citoyens représentés. Alors que les représentants supposés des citoyens s’accommodent fort bien de servir de piétaille aux partis politiques et à leurs chefs, les citoyens acceptent docilement d’être représentés à l’assemblée législative par des pions désignés par les partis politiques et de jouer leur rôle dans cette mauvaise comédie politique. Dans les deux cas, c’est-à-dire pour les représentants et les représentés, ces comportements impliquent une dégradation morale, ou s’il n’y a même pas de hauteur de laquelle descendre, une bassesse morale. Il s’agit donc, en plus d’une forme de corruption politique, aussi d’une forme de corruption morale, les deux marchant ici main dans la main.

Pour conclure sur ce point, ce n’est pas seulement les partis politiques eux-mêmes qui corrompent la représentation politique et, du même coup, les représentants et les représentés. C’est avant tout notre système politique qui est corrompu et corrupteur en ce qu’il accorde une place primordiale aux partis politiques, alors qu’ils sont des organisations privées, minimalement démocratiques dans beaucoup de cas, et pour cette raison faciles à noyauter et à corrompre au sens où on l’entend normalement, et très corruptrices, au sens où nous l’entendons dans ce billet. Comme on verra, c’est même le parlement, censé détenir le pouvoir législatif, qui est corrompu par le fonctionnement normal des partis politiques et le système politique qui les admet en son sein.

 

Corruption de la délibération politique par les partis politiques

Pour qu’il y ait délibération politique, il est nécessaire que les membres de l’assemblée législative puissent juger librement d’un problème, d’une orientation politique ou d’un projet de loi sans avoir à se conformer à une ligne de parti ou aux désirs et caprices des figures importantes de leur parti. Il leur est aussi nécessaire de pouvoir exprimer librement leur position et leurs critiques, sans avoir à craindre les rappels à l’ordre et les représailles de leur chef de parti et de la clique qui l’entoure. Ils doivent aussi pouvoir changer d’idée, soit en adoptant une position initialement adverse après avoir été convaincus par des arguments, soit en modifiant leur position initiale pour tenir compte de critiques faites par d’autres membres de l’assemblée législative.

Dans notre système politique, la délibération politique qui devrait avoir lieu au sein de l’assemblée législative est rendue presque toujours impossible par la division de cette assemblée en groupes organisés et fixes, c’est-à-dire les partis politiques. Cette organisation étant antérieure au début des débats sur telle ou telle question, et même antérieure à la constitution de l’assemblée, on assiste donc dans cette assemblée à des manœuvres, à des escarmouches, à des affrontements, à des retraites et à des alliances auxquelles participent des escadrons politiques, selon les ordres donnés et les stratégies élaborées par les chefs des partis et leurs conseillers, en fonction des nuances politiques propres à chaque parti et des enjeux électoraux qu’on ne perd jamais de vue.

À défaut des conditions nécessaires pour une véritable discussion entre les membres du parlement pour décider des lois et des orientations les plus justes et les plus utiles, en tenant compte de leur applicabilité et de leur compatibilité, on a affaire à des négociations ou à des prises de bec entre les chefs des partis politiques qui s’efforcent d’imposer autant que possible leur volonté à l’assemblée ou d’accroître leur popularité auprès de l’électorat, ce dans quoi se trouvent engagés la piétaille qui les suit et les officiers chargés de diriger les manœuvres, de transmettre les ordres, de faire des harangues ou d’ouvrir les pourparlers avec l’adversaire, pour en arriver à un compromis ou préparer une retraite honorable.

Quand le parti au pouvoir détient la majorité parlementaire, c’est encore pire. L’assemblée législative que le gouvernement domine lui sert seulement à entériner les décisions déjà prises derrière les portes closes. On dispute un peu, on accorde quelques amendements aux partis d’opposition, surtout quand on veut accélérer la procédure parlementaire. Et c’est ainsi que l’assemblée législative, loin d’avoir un droit de contrôle sur le gouvernement, se retrouve à être contrôlée en grande partie par lui.

Dans un tel système politique, les principes mêmes de la délibération politique sont irrémédiablement corrompus. Par le fait même, c’est l’assemblée législative qui est corrompue, en ce qu’elle est détournée de la délibération politique pour servir les intérêts des partis politiques, dans le cadre de leurs luttes partisanes et de leurs manœuvres. C’est aussi la démocratie qui est corrompue, dans la mesure où elle a pour conditions d’existence la libre délibération politique par les représentants des citoyens, et aussi la reddition de comptes du gouvernement devant les représentants des citoyens.

Tous les acteurs politiques s’en ressentent.

Les chefs des partis politiques, surtout quand ils sont au pouvoir, s’habituent à gouverner comme des monarques temporaires et électifs, et à considérer l’assemblée législative comme une entité qu’il faut gouverner ou contrôler, au même titre que le reste de la population.

Les députés sont avilis moralement et intellectuellement par le rôle de figurants, de partisans ou de mercenaires qu’on leur fait jouer. Au lieu de développer les dispositions nécessaires pour participer intelligemment à la délibération politique, ils apprennent à obéir et parfois même à ramper pour conserver leur position et peut-être gravir quelques échelons au sein du parti.

La corruption qui sévit à l’intérieur des murs du parlement se répand dans le reste de la société et affecte l’ensemble des citoyens. Sans pouvoir toujours le penser et le dire clairement, beaucoup d’entre eux sentent bien que les débats qui se déroulent au parlement, et qui se prolongent parfois dans la société par l’intermédiaire des journalistes, ne sont pas sérieux et dignes d’intérêt. Beaucoup se désintéressent alors de la politique et acceptent avec indifférence, voire cynisme, l’autoritarisme du gouvernement, le rôle de figurants que jouent leurs représentants, et aussi le rôle de sujets qu’ils doivent eux-mêmes jouer. Cela leur semble dans l’ordre des choses. Ce serait ça, la démocratie, pour laquelle ils ne sauraient bien entendu avoir un grand attachement.

 

Transition vers la crise actuelle

Il ne faut pas nous étonner que, depuis l’arrivée du virus, les choses se soient déroulées comme elles se sont déroulées. Compte tenu du degré avancé de corruption politique et de son extension, c’est le contraire qui aurait été étonnant. Le ver était dans la pomme depuis déjà longtemps.

Les députés n’ayant jamais eu l’habitude d’agir vraiment comme les représentants des citoyens qui les ont élus et de penser par eux-mêmes, ils ont cédé sans résister aux pressions morales et politiques croissantes, ils ont continué à suivre simplement leurs chefs, lesquels se sont ralliés au gouvernement dans son exercice autoritaire du pouvoir, et lui demandent parfois de faire preuve d’encore plus d’autoritarisme.

Les membres du gouvernement, déjà habitués à gouverner comme bon leur semble dans une grande mesure, peuvent maintenant exiger une loyauté et une fidélité encore plus grande des membres de leur parti et en profiter pour prôner un autoritarisme exacerbé. Ils peuvent afficher encore plus ouvertement leur mépris pour la fonction délibérative de l’assemblée législative et, urgence sanitaire oblige, s’approprier plusieurs de ses pouvoirs et se soustraire à presque tout contrôle de sa part, sauf pour la forme, pour donner au peuple l’apparence de démocratie qui lui suffit généralement.

Les citoyens – qui n’en ont jamais vraiment été en raison de leur propre impuissance politique et de l’incapacité de leurs représentants supposés à les représenter vraiment – s’accoutument à devenir encore plus des sujets, qui acceptent docilement de se plier à l’autoritarisme grandissant du gouvernement, même et surtout quand celui s’ingère dans tous les milieux sociaux et jusque dans la vie privée des individus, sous prétexte de protéger la santé de la population. Et les débats politiques, déjà inintéressants et peu stimulants aux yeux de beaucoup, s’appauvrissent encore de par leur subordination aux impératifs sanitaires, qu’on ne saurait raisonnablement discuter et qui s’imposeraient avec toute l’évidence des vérités scientifiques.

Bref, c’est l’état déjà avancé de corruption de nos institutions politiques, des acteurs politiques, et par conséquent de la politique elle-même, qui a rendu possible la crise politique actuelle, et qui lui permet de corrompre encore et à vitesse grand V ces institutions et ces acteurs.

Cependant, gardons-nous de peindre un portrait trop sombre de la situation actuelle. L’autoritarisme exacerbé du gouvernement et la docilité des députés et de beaucoup de citoyens ont ouvert les yeux de plusieurs sur la corruption de notre système politique. Cette corruption leur étant enfin apparue clairement, ils ne sauraient s’en accommoder comme avant. Ils sentent quel danger elle représente pour eux.

Même si ces personnes sont minoritaires, même si c’est un travail ardu et de longue haleine, c’est une tendance dont il nous faut tirer profit – nous qui avons eu l’occasion d’acquérir une certaine culture intellectuelle et politique avant l’arrivée du virus (contrairement à nos cadets qui étudient présentement dans des universités qui achèvent d’être des institutions d’enseignement supérieur et de recherche dignes de ce nom, et où le gouvernement et les administrations leur imposent toutes sortes de règles sanitaires qui entravent sérieusement leur formation intellectuelle) – pour aider celles d’entre elles qui en sont capables à penser de manière plus réfléchie les causes et les effets de cette corruption et pour diffuser chez elles des idées politiques qui, il n’y a pas si longtemps, auraient été écartées avec un haussement d’épaules.