Une conception impropre et malpropre du respect

Les Québécois sont décidément indécrottables. Ils n’ont, pour beaucoup, toujours rien compris à ce qui s’est passé depuis 2020. De la même manière qu’ils prennent des mesures malsaines et même nocives pour des mesures sanitaires, ils voient dans les pires formes de malpropreté morale et même les poisons moraux de la pureté morale. Si les Québécois ont adhéré encore plus que la plupart des autres peuples occidentaux aux mesures soi-disant sanitaires, s’ils peuvent adhérer à nouveau à ces mesures, c’est justement à cause de cette malpropreté morale qu’ils persistent à prendre pour son contraire et dont ils semblent irrémédiablement imprégnés. Pour eux, la petitesse et l’étroitesse, c’est de l’élévation et de la grandeur morales, car on ne saurait prétendre être plus élevés et plus grands moralement que ceux qui sont petits et étroits.

Je raconte brièvement une scène qui s’est produite au travail cette semaine. Comme à tous les vendredis, on demande aux employés du service auquel j’appartiens de participer à une pause en ligne. La plupart font du télétravail et sont éparpillés dans toute la province. Ce qui veut dire que mes collègues et moi, qui faisons du travail de bureau toute la journée, ne pouvons pas disposer de cette pause librement, par exemple pour nous dégourdir en allant faire une courte promenade à l’extérieur. Non, il nous faut rester sagement assis à notre bureau pendant cette pause matinale durant laquelle le chef du service et ses deux adjoints nous communiquent des informations et des instructions liées au travail et nous invitent à « aller jouer dehors » pendant la fin de semaine, nous exhortent à remplir des sondages sur les saines habitudes de vie au travail et dans notre vie personnelle, nous demandent de participer aux activités du club social et à la collecte d’Entraide, etc. Et pour que cette pause n’ait pas l’allure d’une simple réunion d’équipe et puisse avoir lieu pendant le temps de pause, nos petits chefs encouragent les membres de notre « deuxième famille » les plus collaboratifs à nous faire le récit des activités qu’ils ont faites pendant leurs vacances ou leurs jours de congé, accompagné généralement d’une présentation photographique : visite au jardin zoologique avec les enfants, cueillette de champignons dans la forêt, observation des oies blanches, voyage de ski en amoureux, initiation au curling, demi-marathon, location d’un chalet avec un couple d’amis, etc. Et d’autres employés, aussi très collaboratifs, font des commentaires et posent des questions pour montrer que ces histoires les intéressent, ou se mettent à raconter leurs propres histoires et nous promettent un récit détaillé de leurs aventures pour la prochaine « pause du vendredi », avec des photographies, bien entendu. Si bien que tout ce bla-bla insipide et insignifiant en vient souvent à déborder en dehors de la pause, ce qui oblige les employés les plus occupés ou débordés du service, et souvent aussi les moins collaboratifs, à continuer à travailler pendant cette « pause » pour ne pas finir de travailler plus tard, parfois en fermant leur caméra, parfois non. Mais les petits chefs les rappellent à l’ordre, car ce serait manquer de respect aux autres de ne pas les écouter attentivement et de fermer sa caméra pour qu’ils ne s’en aperçoivent pas. Comme si le manque de respect, ce n’était pas précisément de priver ces employés moins collaboratifs de leur pause pour leur parler du travail, pour les embrigader encore plus et pour leur faire perdre leur temps, en leur reprochant de manquer de respect s’ils ne se plient pas de bon gré à ces petits jeux, pour couronner le tout. Mais les petits chefs et les employés collaboratifs n’en croient pas moins être dans leur bon droit quand ils exigent le respect des membres rébarbatifs du service, lequel ils se représentent comme une « deuxième famille » dans laquelle les bons sentiments doivent impérativement exister et être montrés ostentatoirement, sous la supervision bienveillante des papas et des mamans qu’ils croient être.

Le problème avec la conception du respect qui se manifeste alors, c’est qu’on considère que le respect (pas seulement la politesse, qui est une attitude superficielle et non un sentiment) est une chose simplement due, pas à tous, mais seulement à ceux qui sont ou parviennent à se faire passer comme les chefs ou les représentants d’un groupe, et aussi à tous ceux qui sont ou semblent bien intégrés au groupe. Pourtant, le respect se mérite, peut se perdre, est difficile à regagner et doit pouvoir se perdre et être difficile à regagner. Autrement, il n’aurait aucun sens et aucune valeur, comme ces compliments ou ces diplômes qu’on fait ou donne à tous, y compris aux nullités les plus complètes et aux ânes intégraux. Exiger le respect comme une chose due, pour qui comprend le respect, c’est une manière certaine de le perdre et de se mettre en position de pouvoir difficilement le regagner, puisqu’on ne fait alors rien pour mériter ou pour regagner une chose qu’on considère due, puisqu’on se retrouve alors à faire des choses qui font perdre ce qu’on croit ne pas pouvoir perdre, pour autant qu’on soit des membres respectables du groupe ou ses leaders, qui seraient en droit de réclamer des individus moins bien intégrés ou assimilés, et pour cette raison moins respectables, qu’ils les respectent inconditionnellement, en leur manquant du même coup de respect, c’est-à-dire en méprisant leur individualité et en ne prenant pas en considération leurs désirs et leurs intérêts.

Revenons maintenant aux mesures soi-disant sanitaires qu’on nous a imposées et qu’on pourrait nous réimposer, ou plus précisément à l’obligation de les respecter et de respecter ceux qui les respectent et qui réclament que nous fassions preuve de respect à leur égard en respectant les mesures qu’ils respectent supposément pour nous respecter, par exemple le port du masque. Car ce serait manquer de respect aux autres qui portent un masque supposément pour nous protéger de ne pas faire comme eux et de porter aussi un masque pour les protéger. Comme si ce n’était pas un manque de respect flagrant d’exiger le port du masque de ceux qui pensent que c’est inutile, absurde et nuisible, qui ont des raisons de le faire qu’on refuse même d’entendre, et qui n’exigent évidemment pas des autres qu’ils portent un masque sous prétexte de les protéger. C’est nier l’existence d’opinions ou de positions morales divergentes, ce qui est loin d’être respectueux. Cela devient même un affront quand on prétend, au nom du respect qui serait dû aux porteurs de masque, nier aux personnes qui sont d’un autre avis de dire ouvertement ce qu’elles pensent, de critiquer les porteurs de masques et d’agir en conséquence, en refusant de porter un masque.

Une telle conception du respect, bornée, conformiste et même dogmatique, est loin d’être une manifestation d’élévation morale. En fait, c’est tout le contraire : elle est caractérisée par la petitesse de ceux qui adhèrent et qui exigent des autres qu’ils se soumettent aux saletés morales dont ils sont encrassés et qu’ils se souillent comme eux. C’est un véritable poison moral. C’est comme dans les familles où on exige, sous prétexte de respect, qu’on s’intéresse aux soucis mesquins des autres et au récit des petits événements insignifiants de leur vie, et où on ne réalise pas qu’on manque de respect à ceux que ça n’intéresse pas, qui trouvent que c’est une perte de temps, qui n’exigent pas cette oreille attentive et empathique des autres et qui refusent de raconter leurs petites histoires, qui sont pour les autres et aussi pour eux une perte de temps. C’est comme les croyants, majoritaires ou en tant que minorité supposément discriminée, qui considèrent que c’est un grave manque de respect de ne pas croire et de ne pas faire la même chose qu’eux, ou de soumettre à la critique leurs croyances et leurs pratiques religieuses, et qui ne réalisent pas qu’ils manquent de respect en exigeant l’orthodoxie ou le respect de ceux qui ont des raisons de ne pas considérer comme sacré ce qui constitue leur religion et qui n’exigent pas des croyants qu’ils ne critiquent pas leurs conceptions religieuses ou athées divergentes et qu’ils agissent comme eux, même quand ces dissidents et ces critiques ne respectent pas ces croyants et leurs religions, et même quand ils les méprisent.

Prétendre ainsi forcer le respect, sous prétexte qu’il serait dû aux personnes qui le réclament, c’est montrer qu’on est une nullité morale et intellectuelle qui n’est pas capable d’obtenir autrement, sans avoir recours à la contrainte, le respect ou les signes extérieurs du respect. Par le respect de cette nullité, on s’efforce de rabaisser les autres et d’obtenir d’eux qu’ils se vautrent dans la fange commune, ou à tout le moins qu’ils en donnent l’impression. En plus d’être un affront qui ne saurait être ignoré par ceux qui ont une colonne vertébrale, cette attitude morale leur inspire du mépris ou du dégoût pour ceux mêmes qui prétendent obtenir ainsi un respect qui leur serait dû inconditionnellement.

Il est important de ne pas respecter cette attitude morale et même de l’attaquer vigoureusement, car c’est grâce au respect que réclament nos concitoyens petits et étroits qu’on nous rend la vie impossible, qu’on nous diminue, qu’on nous lie, qu’on nous asservit, qu’on nous étouffe et qu’on nous empoisonne moralement, notamment par le respect des mesures soi-disant sanitaires, sous prétexte de respect pour ces petites gens. Il faut bien faire sentir aux personnes qui adoptent cette attitude morale pour nous imposer toutes sortes de choses qu’elle ne nous inspire pas du respect, pas plus qu’elles-mêmes ne nous en inspirent, et que nous nions leur droit au respect, qui est pour nous une absurdité. En nous opposant quotidiennement (voir le billet du 20 août 2023) à cette attitude et à la conception impropre et malpropre du respect qu’elle implique, nous minons l’assurance morale sur laquelle s’appuient les apôtres et les fidèles de la santé publique quand ils collaborent avec les gourous sanitaires pour nous imposer les mesures malsaines et insalubres que ces derniers s’efforcent de faire passer pour des mesures sanitaires.

Mon chef de service et ses adjoints ne perdent donc rien pour attendre. Je vais les mettre dans un coin, un à un, et les secouer pour qu’ils sentent que je n’ai pas la faiblesse d’accorder le respect qu’ils réclament de moi de manière irrespectueuse, et que je m’y refuse catégoriquement. Ils y penseront deux fois avant de réclamer effrontément à nouveau mon respect comme s’il leur était inconditionnellement dû, qu’il soit question de la « pause du vendredi », des mesures malsaines ou d’autre chose.