Deux conceptions de la trahison et de la politique

La manière dont on conçoit la trahison est grandement déterminée par le contexte dans lequel on se trouve. Dans un contexte où les intérêts ou les désirs d’une personne ou d’un groupe de personnes ne sont pas reconnus par une convention explicite ou implicite, on ne saurait raisonnablement accuser quelqu’un de trahison parce qu’il ne tient pas compte de ces intérêts ou de ces désirs.

Il serait aberrant d’accuser de trahison un roi, surtout quand on croit qu’il tient son pouvoir de Dieu, parce qu’il ne tient pas compte des intérêts ou des désirs de ses sujets, ou qu’il les foule aux pieds. On peut certes dire qu’un tel roi est un mauvais roi, et aussi qu’il méconnaît son intérêt, puisqu’il tire en partie son prestige, sa puissance et sa richesse de ses sujets. En les écrasant et en les traitant comme des choses dont il pourrait librement disposer, il les prive des moyens de contribuer à son prestige, à sa puissance et à sa richesse, et les incite à lui manquer de loyauté et, tôt ou tard, à se révolter. Mais on ne saurait pas alors parler d’une trahison du roi à l’égard de ses sujets. En fait, la personne du roi étant sacrée, ainsi que sa volonté et ses désirs, c’est lui qui peut accuser de trahison ses sujets, indociles ou révoltés, même quand ils ont de bonnes raisons de lui désobéir ou de désobéir à ses représentants.

Il serait aussi aberrant d’accuser de trahison des citoyens parce qu’ils refusent de servir les intérêts des membres du gouvernement et de la bureaucratie ou de se conformer à leurs désirs, surtout quand ces intérêts et ces désirs sont incompatibles avec leurs propres intérêts et désirs et avec ceux de leurs concitoyens. Les chefs politiques et les bureaucrates peuvent certainement trouver ces citoyens difficiles à gouverner, surtout quand ils refusent ouvertement de tenir compte des intérêts et des désirs des citoyens, et minent ainsi eux-mêmes la stabilité et la légitimité de leur pouvoir. Même quand les citoyens se révoltent contre ces figures politiques et bureaucratiques, il ne s’agit pas d’une trahison, puisque les citoyens n’ont pas envers elles un devoir de loyauté ou de fidélité. Leur personne, leurs intérêts et leurs désirs ne sont pas sacrés ou ne devraient pas l’être dans une démocratie. Ce sont plutôt ces acteurs politiques et bureaucratiques qui se rendraient coupables de trahison s’ils essayaient de subordonner ou réussissaient à subordonner les intérêts et les désirs des citoyens à leurs propres intérêts et désirs ou à ceux de personnes ou d’organisations tierces, dont ils se feraient ouvertement ou clandestinement les serviteurs.

Cela marche aussi en sens inverse. Si ces acteurs politiques et bureaucratiques persistaient à voir des actes de trahison dans les actes d’opposition, de résistance, de désobéissance ou de révolte des citoyens, et à user du pouvoir dont ils disposent pour punir sévèrement ces actes de trahison et obliger les citoyens à remplir envers eux leurs prétendus devoirs de loyauté ou de fidélité, le régime politique dont il s’agirait pourrait difficilement être considéré comme vraiment démocratique, et le serait seulement en apparence ou en surface.