La fonction idéologique des gauchistes

La charité a toujours fait bon ménage avec les inégalités économiques, à plus forte raison si elles sont prononcées et si elles sont héréditaires.

L’Église catholique, détentrice de grandes richesses obtenues aux dépens des masses de fidèles asservis et grâce aux largesses de la noblesse et de la bourgeoisie, a bien pu organiser des œuvres charitables pour apporter des secours aux pauvres et a bien pu tenir pour un point de doctrine que Dieu préfère les humbles et les misérables et qu’il est plus facile pour un chameau de passer par le chas d’une aiguille que pour un riche d’entrer au paradis, elle ne s’en est pas moins presque toujours opposée aux transformations sociales et politiques susceptibles d’avantager économiquement le peuple, surtout quand ces transformations auraient eu pour effet de mettre le peuple dans une situation où il aurait eu beaucoup moins souvent besoin de la charité chrétienne et de priver l’Église d’une partie importante des ressources qu’on lui donnait pour soulager les maux des pauvres et des misérables et qui servaient aussi à faire vivre le clergé et à financer le faste des autorités religieuses. Car cela serait revenu à priver l’Église d’une part importante de sa raison d’exister dans ce bas monde, en tant qu’organisation religieuse et politique très puissante.

En raison du déclin du christianisme et de la laïcisation de la société, les bourgeois et les riches philanthropes ont pris le relais de l’Église et se sont mis à mettre sur pied des organisations charitables, à les financer et parfois à s’y impliquer directement. Ainsi avons-nous pu voir des employeurs tyranniques, des hommes d’affaires féroces et des usuriers avides financer des banques alimentaires, des soupes populaires, des programmes pour nourrir les écoliers pauvres et pour accorder des bourses aux étudiants défavorisés, des dortoirs pour les sans-abris, etc. Tout ce beau monde, prétendument opposé au fléau de la pauvreté, s’est presque toujours opposé à la réforme des modes de redistribution et de distribution de la richesse qui l’avantagent et qui font qu’il existe des pauvres qui ont besoin de leur charité pour manger, pour se vêtir ou pour avoir un endroit où dormir. N’allez pas leur parler de la prise de contrôle des moyens de production par l’État ou par les travailleurs, de l’abolition de la propriété intellectuelle ou de l’interdiction pour les riches de léguer leur fortune à leur progéniture. C’est qu’il serait dans l’ordre des choses qu’eux, qui mériteraient les richesses héritées ou acquises grâce à leur industrie ou à leur capacité à user de l’industrie des autres, aient la bonté d’utiliser une partie de leur argent pour aider leurs inférieurs qui ne sont pas aussi riches qu’eux et qui sont même pauvres ou misérables. Et en plus cela leur permet d’obtenir des exemptions fiscales, de donner une bonne opinion d’eux et de rendre plus acceptable la concentration de la richesse dans leurs comptes de banque et la pauvreté et la misère de ceux qu’ils exploitent, directement ou indirectement.

Les mouvements de gauche du XIXe siècle et de la première moitié du XXe siècle, qu’ils soient étatistes, libertaires ou franchement anarchistes, faisaient souvent la critique de la charité bourgeoise, hypocrite, intéressée et nuisible, en ce qu’elle jouait un rôle dans la conservation de l’organisation sociale, politique et économique qui rendait possibles les grandes fortunes et l’existence des masses pauvres ou misérables, et en ce qu’elle maintenait celles-ci dans la dépendance des riches et contribuait à les avilir en leur faisant sentir leur infériorité et leur déchéance. La charité des riches, héritière de la charité chrétienne, faisait donc partie de l’ordre social qu’il s’agissait de transformer ou de renverser selon ces penseurs et ces militants de gauche. C’est pour ne plus avoir à dépendre de la charité des riches que des ouvriers et des paysans ont mis sur pied des sociétés d’aide mutuelle et que des anarchistes, ne voulant pas enrichir les riches par leur travail, refusant de vivre de la charité des riches ou aux dépens des travailleurs exploités, ne disposant pas d’usines, d’ateliers ou de terres agricoles, se sont mis à attaquer des banques et à cambrioler les maisons des richards. Quant aux politiciens de gauche qui ont réussi à gouverner en Occident, ils n’ont presque jamais transformé la société et les institutions pour abolir les grandes fortunes et les empêcher de se former, et pour abolir la pauvreté et la misère, ou à tout le moindre les rendre beaucoup plus rares, soit qu’ils n’aient jamais eu envie de le faire, soit que les rapports de force ne le permettaient pas, soit que des oligarques et des puissances étrangères ont fait échouer ces tentatives. Il y a bien l’Espagne où le gouvernement de gauche est allé résolument dans cette direction dans les années 1930, mais où les franquistes ont « rétabli l’ordre » avec le soutien le l’Allemagne nazie et de l’Italie fasciste, où les autres pays occidentaux ont décidé de ne pas intervenir et ont parfois même fait des difficultés à leurs citoyens qui voulaient se battre du côté des forces républicaines (comme le Canada), et où l’URSS est intervenue, s’est efforcée de rétablir l’orthodoxie idéologique et de contrôler le gouvernement et l’armée de la République, a envoyé des miliciens de tendance anarchiste ou libertaire à l’abattoir en ne leur fournissant pas l’équipement militaire nécessaire et en les utilisant comme chair à canon dans des offensives vouées à l’échec, les a déclarés hors-la-loi et les a emprisonnés ou exécutés.

Depuis plusieurs décennies, la gauche s’est ramollie, pour finalement s’égarer. Il s’agit de moins en moins de s’attaquer aux causes de la pauvreté et des inégalités économiques, et de plus en plus d’atténuer les maux de la pauvreté, en faisant appel à la solidarité des citoyens ou en taxant davantage les riches ou les ultrariches (voir le billet du 29 septembre 2023), qu’il s’agisse de construire des logements sociaux pour mettre fin à la crise du logement, de rendre l’éducation supérieure plus accessible, de financer le réseau de santé public, d’accorder une meilleure aide aux chômeurs et de rendre les transports en commun gratuits. S’il est convenu, pour les gauchistes, de vitupérer contre les grandes corporations et les oligarques et de critiquer la mondialisation de l’économie qui leur permet de contrôler le marché et d’accumuler de grandes fortunes, il n’est presque jamais question de transformer les institutions politiques (sauf quelques ajustements assez mineurs) pour qu’ils cessent d’être la chose des oligarques et des grandes corporations, de renforcer la souveraineté nationale, de faire du travail des machines un patrimoine de l’humanité dont tous devraient bénéficier, de restreindre la fortune qu’on peut accumuler et transmettre à ses descendants, de fixer un maximum assez retreint aux actifs des entreprises, d’interdire aux entreprises qui existent sur le territoire national d’être sous le contrôle d’entreprises plus grandes (des multinationales ou non), d’exiger que siègent sur les comités d’administration, en plus des représentants des actionnaires, des représentants de l’État et des travailleurs, etc. Toutes ces mesures n’intéressent généralement pas les gauchistes, sauf les groupes ou les penseurs les plus conséquents et les plus marginalisés dans la gauche. En fait, on en vient à se dire que les gauchistes, qui s’engagent dans la lutte contre la pauvreté, ont besoin de la pauvreté pour justifier leur engagement, en politique et dans le reste de la société, et qu’en fait ils s’accommodent assez bien des inégalités sociales et économiques marquées qu’exigent ou que supposent l’existence des partis politiques de gauche, la mobilisation des militants et l’implication bénévole ou rémunérée (certains gauchistes en font une carrière) dans des programmes ou des organismes gouvernementaux ou non gouvernementaux qui obtiennent du financement public ou seulement des dons privés, et qui ont pour fonction d’aider les personnes défavorisées, comme les sans-abris, les personnes à faibles revenus, les nouveaux arrivants, les mères monoparentales, etc. Moins les inégalités économiques sont marquées, moins la pauvreté et la misère sont répandues, moins les pauvres et les misérables ont besoin de l’aide charitable des bonnes âmes, qu’il s’agisse de prêtres et de laïcs chrétiens, d’oligarques philanthropes, de bons bourgeois ou de gauchistes engagés, qui sont ou deviennent parfois de bons bourgeois.

Peu importe la catégorie à laquelle elles appartiennent, ces bonnes âmes seraient, pour beaucoup, bien navrées de la disparition totale ou même partielle de la pauvreté et de la misère, qui les priverait d’occasions de se faire valoir. Si elles sont simplement des hypocrites à qui leur engagement contre la pauvreté profite financièrement et symboliquement, voilà qui les priveraient d’une partie de leurs revenus, de leurs exemptions fiscales ou de leur gagne-pain, d’un côté, et de leur allure de bienfaisance et de bienveillance, de l’autre. Si elles s’identifient plutôt ou aussi à la lutte contre la pauvreté, elles seraient privées d’une partie importante de leur identité et de l’image qu’elles tiennent avoir à d’elles-mêmes et qu’elles tiennent que les autres aient d’elles. Dans un cas comme dans l’autre, il ne s’agit pas tant de la lutte contre la pauvreté, que du rôle que cette lutte leur permet de jouer et que des bénéfices financiers, symboliques et moraux qui en résultent pour elles.

Quoi qu’en pensent les gauchistes, qui affectent de se distinguer et de s’opposer aux bonnes âmes rétrogrades et bourgeoises, ils ont plus en commun avec elles qu’ils ne se l’imaginent, surtout en ce qui concerne leur attitude morale, qui accorde plus d’importance aux belles paroles et aux bonnes actions qu’aux résultats obtenus grâce à elles. Il s’agit d’une mentalité de boy-scout, qui a besoin de montrer à son entourage, à son papa et à sa maman et à un papa et à une maman imaginaires et omniprésents, qu’ils sont des bonnes personnes. Les gauchistes et leurs semblables ont donc intérêt, malgré leurs belles déclarations, à ce que les pauvres et les misérables demeurent aussi nombreux ou deviennent encore plus nombreux, et à ce qu’ils deviennent encore plus pauvres et plus misérables, quitte à rester ou à devenir eux-mêmes des pauvres ou des misérables et à voir les inégalités économiques s’aggraver, car la lutte contre la pauvreté est subordonnée à la comédie morale que jouent les gauchistes, souvent à leur insu.

Bien sûr, les gauchistes nieront catégoriquement l’attitude morale que je leur attribue, puisque sa reconnaissance est incompatible avec l’image qu’ils veulent projeter et avoir d’eux-mêmes : celle de défenseurs du bien. Certains diront que c’est ma malveillance à l’égard des gauchistes qui s’expriment, ou que je ne saurais lire dans le cœur des gauchistes pour connaître leurs véritables sentiments. À cela je réponds qu’on ne saurait davantage lire dans mon cœur pour savoir si ce que je dis des gauchistes est motivée par de la malveillance à leur égard ; et qu’il n’est pas nécessaire de lire dans le cœur des gauchistes quand on entend leurs déclarations et quand on voit leurs actions. Sans sous-estimer le rôle joué par la bêtise et l’intérêt qu’ils ont à être bêtes, comment ne pas voir que les gauchistes, qui ont généralement soutenu les confinements sous prétexte de lutter contre le méchant virus et de faire passer la santé avant l’économie, s’accommodent assez bien de l’appauvrissement généralisé qui en résulte ? Et comment ne pas se dire la même chose quand on les voit approuver les sanctions économiques prises contre la Russie, et même soutenir l’envoi d’armes à grands frais à l’Ukraine, alors qu’il s’agit en fait des sanctions économiques prises contre les populations occidentales, qui s’appauvrissent rapidement, surtout en Europe ? Ou encore quand on les voit réclamer l’accélération et la radicalisation des politiques de réduction des gaz à effet de serre, qui sont des mesures d’austérité imposées aux peuples sous prétexte de lutte contre les changements climatiques ? Ou encore quand on les voit se scandaliser à l’idée de réduire et de mieux contrôler l’immigration légale ou illégale, qui contribue à drainer les fonds publics, à aggraver la crise du logement et à fournir un excédent de main-d’œuvre souvent à bon marché alors que les signes de récession économique deviennent de plus en plus évidents, ce qui ne saurait qu’appauvrir la classe moyenne et ceux qui sont déjà pauvres, y compris les nouveaux arrivants auxquels on a pourtant fait de belles promesses prospérité ? Des gauchistes qui s’opposeraient véritablement à l’appauvrissement, et qui ne verraient pas dans la pauvreté une occasion de se faire valoir et d’exister en tant que gauchistes, ne devraient-ils pas faire preuve de plus de réserve ou de modération dans tous ces cas, ou même être opposés aux confinements, aux sanctions économiques, à l’austérité verte et à l’immigration excessive, en y voyant plus clair, comme ils y auraient alors intérêt ?

À titre d’exemple, je ne sais pas s’il nous faut rire ou nous fâcher quand nous voyons des membres, des militants, des députés et des porte-paroles de Québec Solidaire (le principal parti politique de gauche au Québec, qui est très populaire chez les jeunes), après avoir soutenu avec zèle les confinements, après avoir trouvé que le gouvernement caquiste déconfinait trop vite en 2020, après l’avoir accusé de prioriser l’économie au détriment de la santé, et après avoir exigé la bonification de l’aide financière accordée aux personnes qui se sont retrouvées sans emploi afin de pouvoir faire durer le confinement le temps qu’il faudrait, se scandaliser quelques années plus tard de ce qui en a résulté, à savoir l’augmentation du coût de la vie et des difficultés financières croissantes pour de nombreux Québécois, par exemple les étudiants, et réclamer des mesures pour leur venir en aide et atténuer les maux de la pauvreté auxquels ils sont de plus en plus exposés. C’est encore pire quand nous nous disons qu’ils seraient tout à fait capables de soutenir avec autant de zèle de nouveaux confinements, pour ensuite se scandaliser encore plus de l’appauvrissement et réclamer que l’État intervienne en créant des programmes gouvernementaux pour que les pauvres et les fauchés soient capables de payer leur loyer, leur hypothèque, leur nourriture et leur facture d’électricité.

Qu’on me comprenne bien : je ne crois pas, à part peut-être quelques grands chefs, que ces gauchistes sont de mèche avec les ultrariches et leurs valets pour appauvrir et asservir la classe moyenne et ceux qui sont déjà pauvres, ou qu’ils sont cyniques au point de soutenir par calcul des politiques qui aggravent la pauvreté et qui leur procurent encore plus d’occasions de se faire les défenseurs des pauvres. Ce que je dis, c’est que la priorité pour eux consiste à jouer leur rôle de gauchistes défenseurs et sauveurs des pauvres, auxquels ils s’identifient fortement. Les résultats obtenus viennent bien après, même si la population continue de s’appauvrir, et surtout s’il en résulte plus d’occasions pour eux de jouer les protecteurs ou les sauveurs des pauvres.

Même si ces gauchistes déclament contre le capitalisme, c’est-à-dire les grandes corporations et les ultrariches, ils font le jeu de ces corporations et des ultrariches en constituant une opposition qui ne pense pas en termes de causes et d’effets, qui n’empêche pas les grandes corporations et les ultrariches de s’enrichir encore plus au détriment de la population et de les asservir, et qui les y aide même en croyant défendre les pauvres contre eux ou les sauver d’eux. De manière semblable aux gauchistes qui s’accommodent fort bien de l’existence des pauvres sans lesquels ils ne pourraient pas jouer les rôles qui leur sont chers et qui n’ont donc pas intérêt, bien qu’ils ne se l’avouent pas, à ce que les pauvres deviennent moins nombreux et moins pauvres, les ultrariches s’accommodent fort bien de l’existence de ces gauchistes, qui leur est profitable, qui est compatible avec la gueuserie quasi généralisée vers laquelle nous nous dirigeons, qui atténue et canalise de manière inoffensive le mécontentement du peuple et surtout des jeunes, et qui entrave la constitution de mouvements d’opposition plus menaçants (qu’on dit extrémistes, racistes, homophobes, transphobes, etc.) pour ces ultrariches et les grandes corporations grâce auxquelles ils appauvrissent et asservissent les populations. C’est là la fonction idéologique de ces gauchistes. Rien d’étonnant, donc, à ce que des ultrariches encouragent, de manière calculée et concertée, leur prolifération, puisqu’ils sont pour eux des idiots utiles et des complices qui s’ignorent, pour la plupart.