Une conception du respect bien commode mais très irrespectueuse

Le respect est constamment invoqué pour nous contraindre à faire ce que les autres désirent, surtout quand ils sont majoritaires. Pour ces personnes ou groupes de personnes, le respect consiste précisément à nous faire faire ce qu’ils désirent. Puisque le respect, sauf quand on est en position d’autorité, est quelque chose qui est ou prétend être réciproque, nous devrions faire pour eux ce qu’ils font pour nous, sous prétexte de respect ; et en retour, ils continueraient à faire pour nous ce que nous avons fait pour eux, encore sous prétexte de respect. Dans tous les cas, il s’agit de ce qu’ils désirent. Quand ils agissent de manière respectueuse à notre égard, c’est en présumant que nous attendons d’eux les mêmes comportements qu’ils attendent de nous. Et comme ils se seraient montrés respectueux à notre égard en agissant de cette manière, nous devrions nous aussi nous montrer respectueux à leur égard en ayant les mêmes comportements qu’eux. Peu leur importe que nous n’ayons pas les mêmes désirs qu’eux, que nous ne considérions pas les comportements qu’ils attendent de nous comme une marque de respect et que nous voyions comme une insulte ces comportements et la supposition que nous les attendions des autres. Et s’il est évident que nous n’avons pas ces désirs et ces attentes, nous devrions les avoir.

Je vous donne un exemple. Ma supérieure immédiate, qui est normalement présente au bureau le jeudi, est restée chez elle aujourd’hui pour faire du télétravail, puisqu’elle était un peu enrhumée. En toussotant, elle s’est mise en valeur en disant qu’elle avait pris cette décision parce qu’il y a beaucoup de microbes qui circulent et qu’elle savait que nous ne voulons pas avoir les siens. C’est une question de respect pour les collègues, nous a-t-elle dit avec emphase, avant de nous inviter à rester à la maison nous aussi si nous avons des symptômes. Donc, si j’attrape un petit rhume cet automne ou cet hiver, elle se sentira en droit d’exiger de moi que je ne l’expose pas à mes microbes en allant alors au bureau. Elle n’a pas l’idée ou l’envie de se demander si ça me dérange vraiment qu’elle vienne au bureau quand elle a un rhume. Bien entendu, ça ne me fait ni chaud ni froid. Au cours des dernières décennies, j’ai côtoyé des centaines ou des milliers de fois des collègues, de la famille et des amis enrhumés et, dans la majorité des cas, je n’ai rien eu. Dans le pire des cas, je me suis retrouvé à tousser, à éternuer, à me moucher et à avoir un peu mal à la tête et à la gorge pendant quelques jours. Il n’y a pas de quoi à en faire tout un plat. Bien au contraire, ce qui me dérange, c’est qu’on pense ou fasse mine de penser que, pour éviter peut-être quelques jours d’inconfort, j’attends des personnes enrhumées qu’elles gardent soigneusement leurs distances et qu’elles se séquestrent même à la maison, le temps que les symptômes passent. Comme si j’étais douillet au point de réclamer que les comportements des autres soient déterminés par ma crainte d’un petit rhume de rien du tout et de quelques jours d’inconfort ! Pour qui donc me prend-on ? Mais ce qui me dérange le plus, c’est qu’on réclame de moi que je reste à la maison si je m’enrhume, sous prétexte de respect réciproque, alors que je ne réclame pas ce comportement des autres et que je trouve insultante l’idée que je désirerais imposer cette exigence aux autres. Cette manière d’exiger de moi un comportement supposément respectueux de mes collègues est à mes yeux très irrespectueuse.

Quant à mes collègues, ils semblent pour la plupart s’accommoder de ce respect sanitaire. Même s’ils ne vont généralement pas jusqu’à réclamer aussi directement que ma supérieure immédiate le même comportement des autres, ils s’empressent de rester à la maison au moindre toussotement, au moindre éternuement ou au moindre écoulement nasal et de faire passer ces journées supplémentaires de télétravail comme des manifestations de respect envers les autres. Je serais curieux de savoir quel rôle joue le désir de ne pas aller au bureau dans leur décision de rester à la maison pour faire du télétravail quand ils sont enrhumés, et à quelle fréquence ils simulent un rhume pour ne pas aller au bureau et pour pouvoir faire du télétravail à la place. Dans bien des cas, le respect est l’habillement moral de ce désir. Il est possible de jouer la comédie parce que beaucoup partagent ce désir, ce qui permet de conserver l’illusion d’un respect réciproque, de faire tomber dans le panneau ceux qui croient à cette illusion (qui peut aussi leur convenir puisque souvent ils préfèrent aussi faire du télétravail) et d’imposer les comportements voulus à ceux à qui répugnent ces manifestations sincères ou hypocrites de respect et qui préfèrent aller au bureau au lieu de faire du télétravail. Sincères ou hypocrites, ces manifestations et ces réclamations de respect sont, pour ces derniers, irrespectueuses. On gagnerait donc à permettre à tous de faire librement du télétravail dans tous les cas où c’est possible pour rendre superflue cette comédie hypocrite de respect réciproque, pour isoler ceux pour qui ce n’est pas une comédie et pour libérer ceux qu’on veut forcer à y jouer un rôle.

Nous gagnerions donc à avoir une conception du respect plus respectueuse et plus compatible avec la liberté, qui consiste à ne pas exiger des autres les comportements que nous désirons d’eux en faisant comme s’ils désiraient et exigeaient la même chose que nous, alors que ce n’est pas le cas ; et qui consiste à respecter les divergences et les différences des autres et à attendre des autres qu’ils en fassent autant pour nous. Dans l’exemple que j’ai donné, cette attitude respectueuse revient à accepter que les personnes qui ont un rhume restent à la maison pour faire du télétravail, alors que nous trouvons que c’est inutile et même stupide, en attendant en retour d’elles qu’elles ne nous empêchent pas d’aller au bureau et ne nous obligent pas à faire du télétravail quand nous avons un rhume. Mais, bien sûr, ça ne peut pas se passer ainsi pour les adeptes du respect sanitaire, qui n’ont pas le même désir de liberté que nous et que nous ne pouvons pas raisonnablement obliger à avoir ce désir.

Nous retrouverions-nous nous aussi à faire comme si ces personnes avaient le même désir que nous pour réclamer qu’elles respectent notre désir de liberté parce que nous aurions respecté ce désir qu’elles n’ont pas ? D’une certaine manière, oui. Ce qui montre que les deux conceptions du respect dont nous avons parlé dans ce billet sont incompatibles et peuvent difficilement cohabiter. Est-ce à dire qu’il faut renvoyer dos à dos ces deux conceptions du respect ? Il me semble que non, puisque ce n’est certainement pas la même chose, d’un côté, de faire comme si les autres désiraient que nous nous soumettions à des obligations pour les soumettre à leur tour à ces obligations que nous désirons et, de l’autre, de faire comme si les autres désiraient vivre librement ou comme ils l’entendent pour qu’ils respectent en retour notre désir de vivre librement et de ne pas être soumis aux obligations qu’ils désirent.