Le piège du combat continu contre l’incessante propagande

Les effets de l’incessante propagande à laquelle nous sommes soumis sont multiples. Beaucoup d’entre nous sont simplement enrégimentés, se soumettent à ceux qui s’efforcent de plus en plus d’agir comme nos maîtres mais qu’ils prennent pour des bienfaiteurs, se retournent contre leurs pairs qui résistent et sacrifient ainsi leurs intérêts à ceux desdits maîtres. Au lieu de se laisser embrigader, d’autres deviennent tellement saturés par la propagande qu’ils s’efforcent d’ignorer autant que possible ses manifestations et aussi ses critiques, souvent sans les reconnaître pour ce qu’elles sont, afin de pouvoir vaquer tranquillement à leurs occupations quotidiennes. D’autres encore sont irrités par la propagande et luttent contre elle, en passant beaucoup de temps à la démonter, à lire et à regarder des articles et des vidéos d’autres personnes qui en font autant, et à discuter avec leur entourage enrégimenté ou somnolant, dans l’espoir d’enfin leur ouvrir les yeux et de les secouer.

De tous les effets de la propagande, le dernier est certainement le moins désirable pour les propagandistes et leurs maîtres. En ayant soumis toujours plus notre existence individuelle et collective à la propagande, ils ont finalement réussi à irriter une partie non négligeable de la population qui se fait un point d’honneur de voir clair à travers leurs nombreuses manigances. Les efforts faits pour censurer, discréditer et punir ces personnes, avec encore plus de propagande ou en ayant recours à des procédés plus musclés, ont souvent pour effet de piquer les personnes ciblées directement ou indirectement et de les inciter encore plus à poursuivre la lutte ouvertement ou clandestinement.

D’un autre côté, cette lutte acharnée contre la propagande peut malgré tout servir les intérêts des propagandistes et de leurs maîtres et dans une certaine mesure nuire aux opposants, pourvu que ceux-là renoncent à les enrégimenter ou à cultiver chez eux l’indifférence et la nonchalance. Une fois qu’ils ont accepté l’existence de ces opposants très mobilisés contre eux, ils peuvent exercer un certain contrôle sur ce qu’ils pensent et font, organiser en conséquence une partie de leur existence et même les modeler, grâce à leur incessante production propagandiste, et en faisant des déclarations spécialement destinées aux opposants, afin de diriger leurs réactions, de détourner leur attention ou leur vigilance d’autre chose, ou de les énerver et de les occuper pour les empêcher d’avoir l’idée ou l’envie de faire d’autre chose parfois plus utile pour les opposants et plus incompatible avec les intérêts des maîtres des propagandistes.

Rendons-nous à l’évidence : malgré leur nombre et leur mobilisation, les opposants ne pourront jamais venir à bout des petites armées de propagandistes (journalistes, experts, politiciens, bureaucrates, célébrités, influenceurs, etc.), qui disposent de moyens de production et de diffusion qu’ils n’ont pas et n’auront jamais, qui peuvent continuer leur activité en ignorant leurs répliques et critiques, et qui continueront à mobiliser nos concitoyens pour ou contre toutes sortes de choses, pour atteindre des buts précis, pour faire diversion ou tout simplement pour ne pas relâcher la mobilisation. Les opposants ne peuvent que se faire déborder. Les victoires, quand elles se produisent, n’empêchent pas la propagande de se poursuivre ou même de s’intensifier. Même l’effronterie des propagandistes, qui méprisent de plus en plus ouvertement ceux qu’ils manipulent, et l’éveil progressif de nos concitoyens qui en résultent, n’ont pas pour effet un relâchement de la propagande. Au contraire, celle-ci se poursuit, en s’intensifiant ou plus sournoisement, en donnant l’impression d’un relâchement, pour ensuite reprendre de plus belle. Les opposants pourraient donc passer leur vie entière à lutter contre les propagandistes, et la même chose pourrait arriver à leurs successeurs qui lutteraient contre les successeurs des propagandistes actuels.

Est-ce à dire qu’il faut simplement baisser les armes et abandonner la lutte contre des ennemis que nous ne pouvons pas vaincre et qui continuent de se reproduire ? Il est certainement préférable de lutter contre les propagandistes même dans ces conditions, que de les laisser faire leur travail de propagande sans rencontrer d’opposition. Mais nous devons nous demander s’il n’y a pas des inconvénients à ce que des opposants très en vue passent beaucoup de temps à démonter ce que le moindre journaliste dit à la télévision ou dans sa feuille de chou, et à en faire autant avec les nombreuses déclarations des politiciens, des bureaucrates, des experts, des célébrités et des influenceurs qui portent sur des choses qui ont déjà été dites et démontées plusieurs fois par d’autres opposants ou par les mêmes opposants, ou sur la nouvelle chose à mode à tel moment ; à ce que l’activité d’opposition de milliers de lecteurs ou d’auditeurs consiste principalement à assister indéfiniment à cette guerre de l’information en suivant assidûment ces opposants, à commenter et à diffuser les textes et les vidéos qu’ils produisent en réponse à l’incessante propagande ; et à ce que les producteurs et les consommateurs de ces contenus d’opposition tendent à s’enfermer dans ces activités et en viennent à ne plus avoir le désir et l’idée de faire autre chose en tant qu’opposants, voire à ne plus en être capables. Ne serait-ce pas déjà une victoire tactique ou même stratégique des propagandistes et de leurs maîtres de contraindre les troupes adverses à se stationner longtemps au même endroit, pour s’embourber dans un affrontement dont ils ne peuvent pas sortir vainqueurs, ou à se redéployer constamment en fonction des nouvelles offensives, le tout en négligeant ce qui se passe ailleurs sur le champ de bataille ou derrière la ligne de front ?

Je pense à la pratique de formes de résistance capables de produire des effets plus directs, par exemple la pratique du sabotage organisationnel (billet du 27 novembre 2023), individuellement ou en petits groupes, que les opposants auraient intérêt de pratiquer plus souvent et de manière plus organisée, au lieu de passer deux, trois ou quatre heures par jour à regarder les vidéos et les textes d’autres opposants, en réaction aux déclarations et aux manœuvres des propagandistes bien en vue. Car ce serait certainement un gain pour les propagandistes de réussir à attirer la majorité des forces d’opposition dans le bourbier de la guerre de l’information, de les y occuper indéfiniment et de parvenir ainsi à les détourner d’autres formes de résistance efficaces et difficiles à contrecarrer.

Je pense aussi à l’acquisition d’aptitudes techniques nécessaires pour nous soustraire en partie à l’emprise de ceux qui s’efforcent de devenir nos maîtres et à accroître notre autonomie, par exemple dans les domaines de l’alimentation, de la construction, de la mécanique, de l’électricité, de l’électronique et de la mécanique, qui pourraient éventuellement atténuer les effets de l’appauvrissement généralisé et permettre de contourner dans une certaine mesure des règlements nuisibles et absurdes ou des pratiques extrajudiciaires. Car ce serait assurément un autre gain pour les propagandistes de priver les opposants du temps, de l’énergie et du désir d’acquérir ou de développer davantage ces aptitudes, en les engageant seulement ou principalement dans l’interminable guerre de l’information.

Je pense enfin à la survie des disciplines intellectuelles et des arts, notamment les sciences et ses applications, la littérature, l’histoire, la philosophie, la sociologie et d’autres formes de pensée morale, sociale et politique. Car la guerre de l’information n’est pas ce qu’il y a de plus exigeant intellectuellement, culturellement et moralement et s’avère relativement limitée dans ses effets sur les personnes, même quand les opposants font un important travail d’enquête pour montrer qu’on nous raconte n’importe quoi et pour expliquer ce qui est vraiment en train d’arriver. En effet, les opposants qui réussissent à bien s’informer continuent généralement à penser et à sentir de la même manière et donc à adhérer intellectuellement et moralement à des valeurs, à des mœurs et à des institutions sociales et politiques qui ont joué un rôle dans tous les problèmes que nous avons actuellement et que nous aurons peut-être plus tard, et qui n’ont pas pu les empêcher de se produire ou qui ne les empêcheront pas de se produire. Encore pire, les opposants diplômés ou plus cultivés courent le risque, en s’engageant fortement dans la guerre de l’information ou seulement en passant beaucoup de temps à regarder les vidéos et à lire les textes informatifs des opposants très connus ou moins connus, de passer beaucoup moins de temps à pratiquer leur discipline intellectuelle ou leur art, à se cultiver, à enseigner, à faire leurs recherches et à même à essayer de radicaliser la critique et de comprendre de manière plus rigoureuse, plus fine et plus complète la situation dans laquelle nous nous trouverons ou sommes peut-être sur le point de nous trouver, en n’épargnant pas certains aspects de l’opposition ou de la dissidence. Un scientifique dissident qui prend sa discipline au sérieux et qui y est véritablement compétent, s’il passait beaucoup de temps à lutter contre l’incessante propagande, à se réinformer et à participer à la réinformation en faisant régulièrement des entretiens et des conférences, risquerait d’accorder moins de temps et d’énergie à ses recherches et à son enseignement, et de ralentir ainsi son développement scientifique et celui de ses étudiants. Ou encore, un diplômé en littérature, en histoire, en sociologie ou en philosophie qui serait dans la même situation risquerait d’interrompre ses recherches ou les négliger, d’arrêter d’écrire des œuvres ou des essais ou abandonner l’idée de le faire, de cesser de participer à des activités plus strictement liées à la pratique de sa discipline ou de son art, et ainsi entraver son propre développement intellectuel et le perfectionnement de ses idées et de ses manières de penser et de sentir, ou même se dégrader intellectuellement et nuire à la conservation et à la transmission de cette discipline ou de cet art. Car en plus de la propagande très agressive qui a lieu dans les sphères médiatiques, politiques et bureaucratiques et à laquelle nous sommes surexposés, nos « élites » font depuis au moins plusieurs décennies des attaques soutenues contre la culture ou plutôt ce qu’il en reste, vraisemblablement dans le but de nous abrutir, c’est-à-dire de détériorer nos exigences intellectuelles, culturelles et aussi morales, et de rendre le plus rudimentaire possible nos idées, nos sentiments et nos aspirations, ce qui nous rendrait plus faciles à gouverner ou à assujettir. Les opposants, y compris ceux qui sont scolarisés et proviennent des milieux dits cultivés, sont beaucoup moins sensibles à ces attaques contre la culture en général et, si ça s’applique, contre leur discipline intellectuelle ou leur art en particulier, qu’à la propagande médiatique, politique et bureaucratique – ce qui en dit déjà beaucoup sur l’état lamentable de la culture, des disciplines intellectuelles et des arts. C’est en partie à cause de cette situation que les événements des dernières années ont pu se produire et que des événements semblables pourront se reproduire, sans que la majorité des scientifiques et des intellectuels ne résiste et ne joue son rôle critique, et même avec la collaboration active de cette soi-disant élite intellectuelle, désireuse d’arriver. Il serait dommage que les scientifiques et les intellectuels qui ne sont pas pourris ou dégénérés cèdent en partie ou en totalité le terrain de leurs disciplines intellectuelles ou de leurs arts aux pédants, aux carriéristes, aux idéologues, aux charlatans, aux moralisateurs et aux bousilleurs, afin de pouvoir consacrer plus de temps à la lutte directe contre la propagande et à la guerre de l’information que ça implique généralement. Car ça serait là concéder une victoire importante à ceux qui s’efforcent de devenir toujours plus nos maîtres et qui tirent assurément profit de notre dégénérescence intellectuelle et de la corruption de ce qu’on peut de moins en considérer raisonnablement ou sérieusement comme des élites scientifiques et culturelles, dont les prétentions ne semblent pas devoir cesser de s’enfler pour si peu.

Qu’on me comprenne bien : ce que je propose aux scientifiques et aux intellectuels de faire, ce n’est pas de faire leurs recherches dans leur tour d’ivoire, bien qu’il soit primordial pour eux de bien se former et de se développer comme scientifiques et comme intellectuels pour être capables d’apporter quelque chose aux autres et à la société en tant que scientifiques et intellectuels, de propager une certaine culture scientifique et intellectuelle et d’assurer la survie des disciplines intellectuelles et des arts. Il peut s’agir de se battre griffes et becs, ou plus subtilement, de préserver ce qu’il reste de culture intellectuelle dans nos institutions d’enseignement supérieur, ou d’essayer d’aménager en marge de ces institutions des espaces où cette culture pourra survivre. Il peut aussi s’agir de constituer des associations indépendantes ou même clandestines où il s’agit de pratiquer certaines de ces disciplines ou de ces arts. Il est aussi important d’essayer de trouver des manières de s’opposer plus directement aux transformations en cours en pratiquant sa discipline ou son art, sans l’instrumentaliser au profit de la lutte contre la propagande, mais en faisant de cette lutte une occasion de pratiquer cette discipline ou cet art, quand c’est possible, sans nécessairement traiter les problèmes actuels de front, par exemple en développant l’esprit critique de manière générale ou en transformant les valeurs de manière à rendre plus résistant aux mensonges et à l’assujettissement.

J’insiste sur ce point, car une fois qu’une discipline intellectuelle ou un art a fini de dépérir, il est très difficile pour lui de se développer à nouveau, surtout quand les « élites » s’y opposent et quand il continue d’exister quelque chose qui porte le même nom que cette discipline ou cet art, qui occupe sa place et qui peut être facilement utilisé pour servir les intérêts de ces « élites » et nuire à ceux du peuple.

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