Transformation numérique et atrophie intellectuelle et sentimentale (1)

La transformation numérique tant vantée dans laquelle l’intelligence artificielle devrait jouer un rôle majeur n’a pas seulement pour objet les documents, les moyens de communication et de transport, les processus administratifs, le commerce et la production industrielle. C’est aussi nous qu’on transformera, à l’école, au travail et dans notre vie personnelle, à proportion de l’étendue et de la radicalité des changements technologiques et sociaux qui se produiront. Ce que nous faisons et la manière dont nous le faisons constituant une partie importante de ce que nous sommes et affectant grandement le développement de nos aptitudes, de tels changements ne nous laisseront pas inchangés, comme si nous avions un moi séparé du monde dans lequel nous vivons et des activités dans lesquelles nous sommes engagés.

En fait, la transformation numérique a déjà commencé il y a quelques décennies, quand les micro-ordinateurs ont fait leur apparition dans nos milieux de travail, dans nos écoles et dans nos domiciles. C’est notre manière d’apprendre, d’étudier, d’enseigner, de lire, d’écrire, de communiquer, d’interagir les uns avec les autres et de travailler qui a changé progressivement et qui continue de changer encore plus rapidement aujourd’hui. Et ces changements s’inscrivent dans la continuité des changements rendus possibles par des technologies antérieures, par exemple le téléphone.

 

Le téléphone

Beaucoup d’entre nous n’ont jamais connu l’époque où on écrivait encore des lettres à des amis ou à des parents qui se trouvaient à des centaines ou à des milliers de kilomètres. Même avant les micro-ordinateurs et internet, la diminution du coût des communications interurbaines qui a eu lieu dans les années 1990 a mis fin à la pratique épistolaire, à part pour ceux qui continuaient d’y voir un exercice intellectuel et littéraire intéressant, doté d’une saveur que les appels téléphoniques, bien que commodes, n’ont pas. Même pour les choses de la vie quotidienne, ce n’est pas la même chose, d’un côté, d’écrire une lettre de quelques pages qui prendra quelques jours ou quelques semaines pour arriver à destination et dont la réponse n’arrivera qu’après une période comparable, si le destinataire écrit et envoie sa lettre rapidement ; et, de l’autre, de parler de vive voix à la même personne en composant un numéro de téléphone. Dans le premier cas, il ne suffit pas de mettre sur papier tout ce qui nous vient à l’esprit, selon l’humeur du moment. Il faut avoir en tête la dernière lettre envoyée et la dernière lettre reçue, et aussi ce qui s’est passé dans l’intervalle. Il faut aussi discerner ce qu’il est pertinent d’écrire, de manière générale ou particulièrement à la personne à laquelle on écrit. Il faut écrire clairement pour être bien compris par le destinataire qui, en cas de doute, ne peut pas poser des questions et obtenir une réponse immédiatement et qui, en cas d’incompréhension ou de malentendu, ne peut être détrompé que dans la prochaine lettre qu’on lui écrira et enverra ; tout comme il faut lire attentivement ce qu’il a écrit pour bien le comprendre et lui répondre intelligemment. Pour ce faire, il est nécessaire de réfléchir pour bien comprendre ce qu’on veut écrire, qu’il s’agisse d’événements, de pensées ou de sentiments, et d’essayer d’imaginer la situation dans laquelle se trouve la personne à laquelle on écrit, ses pensées et ses sentiments, de manière générale et par rapport à ce qu’on lui écrit. Dans une conversation téléphonique qui porte sur les banalités de la vie quotidienne (c’est malheureusement tout ce dont sont capables de parler beaucoup de personnes), ces efforts d’expression, de réflexion et d’imagination sont superflus, ou sont nécessaires dans une moindre mesure, surtout entre des personnes qui ont des conversations téléphoniques régulièrement, puisqu’on peut raconter sa vie dans le menu détail, de manière désordonnée et selon l’humeur du moment, en sachant que, si on n’est pas compris, la personne qui est à l’autre bout du fil peut poser des questions et obtenir une réponse immédiatement. Pour tous ceux qui n’ont pas de prétentions intellectuelles, qui n’écrivent et ne lisent presque pas au travail ou pour le plaisir, le recours généralisé au téléphone à la place des lettres pour les communications à longue distance revient à les priver d’une occasion d’écrire et de lire des textes de quelques pages, d’essayer de clarifier leurs propres idées et sentiments et de les exprimer clairement, et aussi d’essayer de comprendre clairement les idées et les sentiments des autres. Même les employés de bureau, qui devaient jadis écrire régulièrement des lettres, se sont mis dans la majorité des cas à faire et à recevoir des appels téléphoniques à la place. Cette transformation technologique, ou plutôt l’utilisation généralisée de cette technologie qu’est la téléphonie, a certainement contribué à la montée l’analphabétisme dit fonctionnel, puisqu’il est devenu moins nécessaire de savoir assez bien lire et écrire dans ce nouveau contexte technologique et social. La plus grande accessibilité aux études collégiales et universitaires n’a pas pu empêcher cette dégradation intellectuelle de se produire, en partie à cause de l’adaptation de l’éducation primaire, secondaire et supérieure à ce nouveau contexte social, d’autres utilisations de la technologie qui ont contribué au grand bousillage intellectuel, et des effets de ce contexte et de ce bousillage sur les enseignants et les professeurs eux-mêmes, au travail et dans leur vie personnelle.

 

La messagerie électronique

On pourrait croire que l’utilisation de la messagerie électronique va à l’encontre de la tendance que je viens de décrire. Après tout, il est possible d’écrire des messages aussi longs que des lettres et on a la possibilité d’en écrire plus souvent étant donné la vitesse à laquelle ils se rendent à destination et à laquelle on reçoit des réponses. Mais pour la plupart des gens, il en va autrement précisément pour cette raison, dans leur vie personnelle et au travail. Contrairement à une lettre qui doit être mise dans une enveloppe timbrée, déposée dans une boîte aux lettres ou même affranchie dans un bureau de la poste pour être envoyée dans un pays étranger, un courriel peut être écrit rapidement et être envoyé immédiatement après, en appuyant sur un bouton, sans avoir été réfléchi ou relu. Pour les personnes qui écrivent et reçoivent beaucoup de courriels personnels ou professionnels, il n’est pas question d’écrire de longs messages ou même d’écrire de longues phrases. Le plus important, c’est de communiquer rapidement par écrit des idées simples et d’obtenir rapidement une réponse également simple. Dans le meilleur des cas, de tels messages sont écrits dans un français correct, mais élémentaire. Dans le pire des cas, on y fait fi de l’orthographe, de la syntaxe et de la ponctuation. C’est ainsi qu’on peut submerger ses proches ou ses collègues de courriels et répondre à ceux dont on est submergé. Dans ce contexte, un courriel modérément long, avec des phrases modérément longues et des idées modérément complexes, et écrit avec soin du point de vue de la langue et du style, sera survolé en vitesse par celui à qui il est destiné et qui doit lire de nombreux autres courriels, surtout au travail. Souvent, il sera compris de travers. Certains, n’ayant pas l’habitude de lire des phrases longues et de faire un effort pour comprendre les liens entre les idées et ne pas perdre le fil, ne se donneront pas la peine de le lire et d’y répondre. D’autres laisseront entendre que ce message est mal écrit et demanderont qu’on leur présente les choses plus simplement dans un autre message (sujet-verbe-complément) ou feront un appel téléphonique ou par vidéoconférence pour se faire expliquer ce qui est écrit dans le message en question, comme de grands enfants souffrant de paresse intellectuelle.

Un tel rapport à l’écriture et à la lecture entrave la compréhension et la communication d’idées complexes et de leurs relations. Du même coup, il entrave le développement des aptitudes intellectuelles et il favorise même leur dégradation, par exemple chez des diplômés universitaires qui occupent des emplois bien rémunérés et parfois des positions d’autorité et qui croient pour cette raison appartenir à une sorte d’élite intellectuelle. Il suffit de vingt ans, de dix ans ou de quelques années seulement pour que les aptitudes de lecture et d’écriture et l’intelligence souvent médiocres développées à l’école se dégradent considérablement. Plusieurs en viennent à avoir de la difficulté à lire un roman et à écrire un texte de quelques pages.

 

Les textos

En raison de leur brièveté et des conditions dans lesquelles ils sont souvent écrits, les textos amplifient une partie des défauts des courriels. Car on écrit des textos encore plus rapidement et avec moins de soin que des courriels.

Cependant, il est vrai que, contrairement aux appels téléphoniques et aux courriels, ils ne se substituent pas à une autre forme d’écrits. Ce qui est actuellement exprimé dans des textos n’étaient, dans bien des cas, même pas exprimés avant leur apparition. Dans les autres cas, ils remplacent de brefs appels téléphoniques. Nous pourrions donc avoir l’impression que le recours massif aux textos pour communiquer permet à beaucoup de personnes de lire et d’écrire beaucoup plus qu’elles ne le feraient autrement. Mais ce serait oublier ce que sont les textos et de quelle manière on les écrit et on les lit.

C’est depuis plusieurs années la norme d’avoir son téléphone dit intelligent constamment à portée de main : quand on mange, quand on cuisine, quand on regarde la télévision, quand on écoute de la musique, quand on discute, quand on est dans l’autobus ou le métro, quand on conduit, quand on fait une promenade, quand on fait ses courses, quand on tond la pelouse, quand on travaille, quand on est en classe, quand on étudie, quand on fait des travaux scolaires, quand on lit, quand on est au lit, quand on prend un bain, quand on va à la toilette, etc. Il suffit de tendre la main et de s’agiter un peu les doigts pour écrire ou lire quelques phrases ou quelques mots, sans se cacher ou furtivement, selon les circonstances. À l’exception des messages strictement utilitaires (pour aviser d’un retard, pour donner un rendez-vous, pour se retrouver plus facilement dans un lieu public) qui constituent une fraction assez faible des messages envoyés, il en résulte généralement du papotage insignifiant ou du babillage d’enfant agrémentés d’émoticônes, où la langue est massacrée. On en vient peu à peu à ne plus avoir la moindre considération pour la langue écrite et aussi parlée, ce qui a bien sûr des effets considérables sur la manière d’écrire et de lire d’autres textes, et aussi de s’exprimer oralement, étant donné que les textos constituent une part très importante de ce qu’écrivent et lisent nos concitoyens, et qu’aussi ils se substituent à des interactions sociales directes souvent plus complexes et plus riches, qui n’ont pas lieu parce que les personnes qui sont au même endroit écrivent et lisent des textos. Chez les plus jeunes, qui sont pratiquement nés avec un téléphone intelligent dans les mains, on exagère à peine en disant que ce qui peut être dit dans un texto constitue le standard de la communication écrite et, moins directement, de la communication orale. Les idées qui demandent plus de temps pour être développées et comprises exigent un effort intellectuel qui semble au-delà de leurs forces et qu’ils n’ont souvent pas le désir de faire.

Puisque la langue est étroitement liée à la pensée et aux sentiments, ce sont aussi eux qui se dégradent, qui deviennent plus pauvres, plus simples et plus enfantins sous l’effet du raz-de-marée de textos, qui peut difficilement être combattu par une véritable culture littéraire qu’il dissout ou qu’il empêche de se former. C’est à la fois l’esprit et le cœur qui s’atrophient, ce qui a des répercussions dans toutes les sphères de l’existence.


Je pourrais continuer d’analyser la décomposition accélérée de l’intelligence et des sentiments en parlant maintenant des réseaux sociaux, qu’on peut concevoir comme une version améliorée des textos, puisqu’en plus des courts messages on peut partager des photographies ou des vidéos qu’on a prises ou enregistrées soi-même ou que d’autres ont prises ou enregistrées, qui ont pour objet des banalités comme les galipettes de son animal de compagnie, les gazouillis de son bambin, la lasagne qu’on a cuisinée ou commandée au restaurant, un séjour dans un spa, un voyage de pêche, des travaux de rénovation, une fête d’anniversaire ou des cadeaux reçus à Noël, afin de devenir un petit centre d’attention et de commenter les publications d’autres petits centres d’attention. Mais il est tellement évident que ce grand dépotoir virtuel pollue les esprits et les sentiments, et qu’aussi il contribue à la prolifération d’idées et de sentiments rudimentaires, que je préfère m’abstenir. Je ne veux pas radoter.

Pour la même raison, je ne parlerai pas de la vidéoconférence, de plus en plus utilisée pour les communications personnelles, et encore plus utilisée dans les milieux de travail, surtout les bureaux. Elle est le prolongement de la téléphonie, et pour cette raison elle rend encore plus superflue la capacité d’écrire correctement et clairement, de bien comprendre ce qu’on écrit et ce qu’on lit, et de se mettre dans la peau des personnes qu’on lit, à qui on écrit ou pour lesquelles on écrit. Puisque toutes ces réunions par vidéoconférence doivent aboutir tôt ou tard à un document écrit (un contrat, une entente, une directive, une procédure, un rapport, une recommandation, etc.), ces grands faiseurs de réunions peinent à mettre par écrit ce qui a été discuté souvent sans ordre et sans suite dans les idées, cela leur prend un temps fou, et le résultat final est plus ou moins incohérent et confus, si bien qu’il faut organiser d’autres rencontres par vidéoconférence pour l’expliquer à ceux qui ne réussissent pas à le comprendre en raison de son manque de cohérence et de clarté, ou qui ne se sentiraient pas la force de le lire même s’il était cohérent et clair. Mais je ne veux pas non plus radoter à ce sujet, et dire de manière un peu différente ce que j’ai déjà dit à propos d’autre chose.

Ce que je veux plutôt faire, dans la suite du présent billet, c’est essayer d’anticiper les effets désastreux des étapes à venir de la transformation numérique, par exemple l’utilisation généralisée de l’intelligence artificielle, dans les écoles, au travail et dans notre vie personnelle, sur l’intelligence et les sentiments.

Suite