Réflexions pour une réforme du mode de scrutin et des institutions démocratiques (2) – Circonscriptions électorales

Je continue maintenant les réflexions à propos de la réforme du mode de scrutin et des institutions démocratiques que j’ai commencées dans mon billet du 9 octobre 2022, en proposant l’abolition des partis politiques, au lieu d’une composante proportionnelle, qui serait certainement mieux que le mode de scrutin que nous avons actuellement au Québec et au Canada, mais qui serait tout au plus un moindre mal, car aussi longtemps que les partis politiques existeront, nous serons toujours représentés par des personnes qui ont été choisies par les partis politiques, qui dépendent d’eux pour réussir leur carrière politique, et qui se retrouvent en fait à agir comme des représentants de ces partis.

Ici, je fais un pas en arrière, comme si je n’avais pas proposé l’abolition des partis politiques, pour montrer que le fait de pouvoir choisir parmi les candidats choisis par les partis politiques est considérablement limité par l’existence des circonscriptions électorales. Nous disposerions déjà d’un plus grand choix s’il nous était possible de choisir parmi tous les candidats présentés par les partis politiques. Bien que tous représentent en fait les partis politiques qui les ont choisis et qu’ils ont à suivre la ligne de parti ou à se conformer à une certaine idéologie politique, il est certain qu’au sein d’un même parti, il existe des candidats qui sont plus intéressants et intelligents que les autres et, inversement, qu’il en existe qui sont particulièrement plats et bêtes. Le problème avec les élections de nos représentants dans chaque circonscription, c’est que souvent nous devons choisir entre quelques candidats seulement, dont aucun ne nous semble aptes à siéger au Parlement. Nous devons alors choisir le moindre mal, ou voter pour le candidat qui représente le parti politique qui nous semble le meilleur ou le moins mauvais. Si bien que même quand le candidat pour lequel nous avons voté est élu, nous avons du mal à considérer ce député comme notre représentant. Plusieurs d’entre nous n’ont donc jamais été représentés au sens fort du terme au Parlement provincial ou fédéral, alors qu’ils votent pourtant depuis quelques décennies, ce qui est pour le moins dire étrange dans un pays qui se dit démocratique.

Maintenant, si nous nous posons ce problème de représentation politique en envisageant l’abolition des partis politiques, l’élection de candidats rattachés aux circonscriptions électorales où nous résidons fait encore moins de sens. Il serait parfaitement arbitraire, alors que nous serions censés voter pour un candidat en raison de ses positions politiques et de la confiance qu’il nous inspire, d’être obligés de choisir parmi les quelques personnes qui présenteraient leur candidature dans la circonscription où nous résidons, et parmi lesquelles peut-être personne ne répondrait à ces critères. C’est pourquoi il est nécessaire d’abolir les circonscriptions électorales en même temps que les partis politiques, étant donné que l’un des principaux objectifs de la réforme du mode de scrutin et des institutions démocratiques que nous proposons, c’est de permettre au citoyens d’être véritablement représentés au Parlement.

Les circonscriptions électorales posent aussi problème en ce qu’elles introduisent des inégalités dans la valeur accordée aux différentes votes selon la circonscription où résident les électeurs. Les circonscriptions des régions métropolitaines comptant plus d’électeurs que les régions éloignées, le nombre de députés par électeurs y est plus faible, si bien qu’une voix provenant des circonscriptions peu peuplées compte pour plus qu’une voix provenant des circonscriptions plus densément peu peuplées. C’est donc le principe « une personne, une voix » qui n’est pas respecté par le mode de scrutin actuel, même si chaque électeur dépose un bulletin de vote dans l’urne. Le redécoupage des circonscriptions électorales, pour qu’elles comportent à peu près le même nombre d’électeurs, ne me semble pas la solution à ce problème puisqu’en plus de ne pas résoudre les problèmes signalés dans les paragraphes précédents, il aurait pour effet d’étendre tellement certaines circonscriptions peu peuplées que la représentation géographique perdrait beaucoup de son sens. Sans compter qu’il faudrait régulièrement redécouper ces circonscriptions pour tenir compte de la migration de la population d’une région à l’autre. C’est donc l’idée de la représentation par localisation géographique qu’il faut abandonner, laquelle tend d’ailleurs à enfermer les électeurs dans leurs intérêts régionaux, qui tendent souvent à l’emporter sur des enjeux politiques plus généraux, qui concernent toute la province ou tout le pays.

Il faut néanmoins tenir compte des effets possibles de la forte concentration des électeurs dans les grandes villes, par opposition aux régions peu peuplées. Les électeurs qui résident dans ces régions pourraient avoir l’impression de ne compter pour presque rien, que les candidats ou les députés courtisent avant tout les électeurs plus nombreux qui résident dans les villes, et que les régions où ils habitent sont négligés par les députés qui ont leur base électorale ailleurs. Envisageons quelques idées de solution. Outre le fait qu’il serait possible de décentraliser le pouvoir et de créer un nouveau palier de gouvernement régional qui bénéficierait d’une autonomie considérable vis-à-vis du gouvernement provincial et du gouvernement fédéral, il nous faut tenir compte du fait – dans l’hypothèse où les électeurs auraient tendance à voter pour des candidats qui viennent de la même région ou ville qu’eux et censés mieux représenter leurs intérêts – que les voix plus nombreuses provenant des grandes villes seraient dispersées parmi un plus grand nombre de candidats, qui seraient moins nombreux dans les régions moins peuplées. Même dans le cas où les votes des citadins seraient obtenus par un nombre relativement petit de candidats, il n’en résulterait pas autre chose que l’élection de ces candidats, le grand nombre de voix obtenus ne permettant pas de faire élire d’autres députés, comme cela se produirait avec une composante proportionnelle. Il serait donc possible de faire élire des candidats qui proviennent des régions moins peuplées ou qui représentent les intérêts de ces régions, puisqu’il ne s’agirait pas, pour les candidats, d’atteindre un seuil de votes obtenus pour être élu au Parlement, mais de figurer parmi les 125 candidats qui ont obtenu le plus de votes.

Il serait aussi possible de donner plusieurs voix à chaque électeur : le principe « une personne, une voix » deviendrait alors le principe « une personne, trois voix », par exemple. Non seulement cela permettrait aux électeurs de donner leur appui à plusieurs candidats qui leur semblent avoir de bonnes idées et être aptes à occuper des fonctions politiques, mais cela leur permettrait aussi de ne pas avoir à choisir entre les enjeux qui concernent l’ensemble de la province et ceux qui concernent seulement ou avant tout la région ou la ville où ils résident. Beaucoup de personnes qui viennent des régions, et qui se sont établis en ville, pourraient ainsi appuyer les candidats qui représentent les intérêts des régions d’où ils proviennent ou des régions en général. D’un autre côté, cela pourrait contribuer à marginaliser les électeurs des régions, si la grande majorité des sièges au Parlement était comblée à l’aide des voix multiples des électeurs des grandes villes qui seraient accordées principalement aux candidats qui représentent surtout les intérêts de ces villes.

La question demeure donc ouverte pour établir les modalités exactes de ce nouveau mode de scrutin à voix multiples, afin de trouver la combinaison qui serait la plus avantageuse pour les électeurs, laquelle pourrait varier en fonction des caractéristiques des différentes provinces et des différents pays.

Combien de voix faut-il donner à chaque électeur ? Doit-il être possible pour un électeur d’accorder plus d’une voix à un même candidat ? Les voix d’un même électeur doivent-elles avoir la même valeur, ou doit-il faire un premier choix, un deuxième choix et un troisième choix, chaque voix ayant alors une valeur différente ? Qu’est-ce que ces différentes modalités impliqueraient pour les candidats plus populaires et les candidats moins populaires ? De quelle manière affecteraient-elles la représentation des citoyens et la composition du Parlement ? Entraîneraient-elles un appauvrissement ou enrichissement des positions politiques représentées au Parlement ? En résulterait-il plus probablement un débat politique aboutissant à la prise de décisions bénéfiques pour le pays, la province et les citoyens ?


Je veux revenir rapidement la question des circonscriptions électorales. Il me semble que leur existence pouvait faire sens et était même nécessaire quand les moyens de communication dont nous disposons maintenant grâce à internet n’existaient pas encore. En effet, ceux qui sollicitaient auprès des électeurs la fonction de député ne pouvaient certainement pas se faire voir et entendre des électeurs de toute la province ou de tout le pays. Même à la suite de l’invention de la télévision, qui nécessite des moyens techniques très coûteux pour diffuser, quelques centaines de candidats n’auraient pas pu bénéficier d’un temps d’antenne suffisant pour présenter leurs positions politiques et débattre entre eux. Dans le meilleur des cas, ce serait les administrations des chaînes de télévision qui auraient accordé du temps d’antenne à certains d’entre eux, en fonction de leurs préférences politiques, et qui auraient ainsi orienté les élections. Les candidats devaient donc organiser des assemblées politiques se déroulant sur le territoire relativement restreint des circonscriptions électorales, et gagnaient à se faire les porteurs des positions politiques standardisées des partis qu’ils représentaient, afin de se faire connaître des électeurs (qu’ils rencontraient ou ne rencontraient pas) et d’obtenir leurs votes.

Les choses ont changé radicalement depuis que les moyens de diffusion à grande échelle ne sont plus contrôlés par les grands journaux et les grandes chaînes de radiodiffusion ou de télédiffusion. À l’aide d’internet, des moyens de publication en ligne et des plateformes de diffusion audio et vidéo que nous utilisons maintenant quotidiennement, en tant qu’auteurs et diffuseurs ou lecteurs et auditeurs, les candidats aux postes de députés pourraient facilement se faire entendre des électeurs de toute la province ou de tout le pays, pour autant qu’ils se donnent la peine d’apprendre à utiliser ces moyens de diffusion ou de s’entourer d’une petite équipe pour les y aider. Cela pourrait ainsi démocratiser l’accès aux fonctions politiques, les candidats étant devenus indépendants, ayant recours à des moyens relativement peu coûteux pour faire leur campagne électorale, et n’ayant plus à affronter la machine électorale des partis politiques disposant de fonds publicitaires importants.

Mais pour que cela fonctionne, il faudrait que nos gouvernements arrêtent de soutenir, d’encourager ou d’exiger la censure de certaines positions politiques sur internet, et qu’au contraire des lois soient adoptées pour protéger la liberté de discussion sur internet et les plateformes de diffusion qui ne pratiquent pas la censure, qu’il soit question d’élections ou d’un débat public où prennent part les citoyens. Il faudrait même envisager la mise en place d’une plateforme de diffusion libre par le Directeur des élections, laquelle serait mise à la disposition de tous les candidats, sans que leurs propos fassent l’objet de censure ou d’une quelconque forme de modération.


Comme je l’ai fait dans le premier billet de cette série, je reconnais volontiers que mes propositions de réforme du mode de scrutin et des institutions démocratiques sont très différentes de ce que nous avons l’habitude d’appeler démocratie, et qu’elles sont pour cette raison difficiles à réaliser, la résistance venant à la fois de la classe politique (dont les intérêts sont contraires à cette réforme démocratique) et des citoyens (qui comprennent mal leurs intérêts et qui sont trompés à ce sujet par la classe politique). Il n’en demeure pas moins vrai que sans des transformations de grande envergure (celles que je propose ou d’autres), ce que nos gouvernements nous ont fait subir depuis 2020 pourraient se reproduire, devenir monnaie courante et même s’aggraver s’ils cèdent une part toujours plus grande de la souveraineté nationale à des organisations supranationales qui échappent entièrement à notre contrôle et qui servent des intérêts qui sont incompatibles avec les nôtres. Si la crise civilisationnelle qui a actuellement lieu mène ultimement à la décomposition de nos institutions démocratiques, lesquelles pourraient être remplacées par des institutions provinciales, nationales et supranationales de plus en plus autoritaires, il importe de concevoir des idées de rechange, de les faire connaître à nos concitoyens et, éventuellement, de susciter un débat public à propos des institutions politiques actuelles et celles qui pourraient les remplacer, en bien ou en mal.