Réflexions pour une réforme du mode de scrutin et des institutions démocratiques (1) – Stabilité et instabilité des gouvernements

Il est intéressant de voir plusieurs journalistes québécois s’agiter pour contenir l’insatisfaction d’une partie importante des électeurs, dont je fais partie (voir mon billet du 4 octobre 2022), à la suite des élections provinciales du 3 octobre 2022. S’il est juste de dire – comme le font ces journalistes – qu’on ne peut pas transposer simplement la répartition des votes exprimés avec le mode de scrutin actuel pour estimer les nombres de sièges obtenus avec un mode de scrutin comportant une composante proportionnelle puisqu’un changement de mode de scrutin aurait forcément un effet sur la manière de voter des électeurs, c’est aller trop loin – comme le font aussi ces journalistes – de dire qu’il n’existe pas de mode de scrutin parfait et que chacun a ses inconvénients, afin de noyer le poisson et de nous inciter à nous satisfaire du mode de scrutin actuel. Certains, comme Patrick Lagacé (Bémol sur la proportionnelle, La Presse, 6 octobre 2022), vont même jusqu’à faire de ce que nous considérons comme un défaut du mode de scrutin actuellement en vigueur au Québec et ailleurs au Canada, un avantage de ce mode de scrutin. En effet, la stabilité que procuraient la majorité parlementaire relativement facile obtenir, et le fait de ne pas avoir à constituer une coalition, est ce qui permet de gouverner de manière autoritaire, ce qui prive l’Assemblée nationale et les partis d’opposition de presque tout leur pouvoir politique, et ce qui rend les débats qui se déroulent au Parlement plus ou moins inutiles et les transforment même en une mauvaise farce.

Je comprends que cinq élections en trois ans, comme en Israël, c’est beaucoup ; qu’un gouvernement de coalition peut difficilement aboutir à quelque chose dans ces conditions ; et que l’essentiel du pouvoir est alors exercé par la classe bureaucratique, qui n’est pas élue, mais qui survit aux changements réguliers de gouvernement.

Je comprends aussi qu’un gouvernement de coalition, comme celui qui gouverne actuellement l’Allemagne, peut prendre toutes sortes de décisions de manière autoritaire, dont Patrick Lagacé et beaucoup de journalistes semblent croire qu’elles sont bonnes la plupart du temps, et dont je crois au contraire qu’elles sont généralement mauvaises. C’est le cas des sanctions économiques soutenues ou prises par le gouvernement allemand, à cause desquelles les citoyens et les entreprises allemands manqueront vraisemblablement d’énergie cet hiver, et que l’économie allemande, la plus importante d’Europe il n’y a pas si longtemps, est en train d’être détruite. D’une certaine manière, c’est aussi à cause d’une alliance entre le Parti libéral du Canada et le Nouveau parti démocratique (même si ce dernier parti ne partage pas le pouvoir avec les Libéraux) que le gouvernement de Justin Trudeau a pu nous gouverner de manière aussi autoritaire, surtout depuis sa réélection en 2021. Le maintien des mesures de surveillance et de contrôle visant les voyageurs et plus particulièrement les personnes non vaccinées, le recours à la Loi sur les mesures d’urgence pour venir à bout du Freedom Convoy en février 2022, et la mise en place d’un système de surveillance du sociofinancement des mouvements de protestation, en témoignent.

J’en viens donc à me dire que, de la même manière qu’un changement du mode de scrutin a nécessairement des effets sur la nature et le fonctionnement des institutions politiques, des transformations des institutions politiques sont nécessaires pour bénéficier des avantages d’un nouveau mode de scrutin et pour faire disparaître ou atténuer ses inconvénients. Le fait de continuer ou non à accorder une place importante aux partis politiques modifierait non seulement de manière significative ce qui résulterait de l’abandon du mode de scrutin uninominal à un tour, mais aurait aussi pour effet de rendre possible l’adoption d’une composante proportionnelle, ou de rendre impossible une telle composante (comment pourrait-elle exister sans partis politiques ?) et d’ouvrir la porte à d’autres transformations du mode de scrutin.

Ce qui permet et encourage même l’autoritarisme des gouvernements élus par scrutin uninominal, par exemple, au Québec ou ailleurs au Canada, c’est l’existence d’une ligne de parti à laquelle doivent adhérer les candidats pour être choisis comme représentants d’un parti politique dans une circonscription et bénéficier de sa machine électorale ; et pour ne pas être exclus du parti politique quand ils siègent au Parlement, ce qui les réduirait à l’insignifiance politique et mettrait probablement fin à leur carrière politique dès les prochaines élections, à moins qu’ils ne se fassent transfuges et se joignent à un autre parti politique qui exigent d’eux la même orthodoxie politique. Il importe assez peu, en ce qui concerne le problème qui nous intéresse maintenant, que la ligne de parti soit établie par les personnalités les plus importantes de tel parti et simplement entérinée dans le cadre d’un congrès du parti, ou qu’elle soit élaborée par l’ensemble de ses membres dans le cadre d’un congrès ou d’une délibération plus longue. Une fois que ce cadre politique ou idéologique est fixée, et jusqu’à ce qu’il soit révisé, on s’attend généralement à ce que les candidats et les députés élus se conforment à la ligne de parti et, selon le cas, à la volonté des chefs du parti ou à celle de la majorité des membres du parti ou de ceux qui réussissent à passer pour la majorité. C’est ainsi que les partis en viennent à former des entités monolithiques. Il en résulte que les députés du parti gouvernemental votent comme le veut le gouvernement. Quant aux députés des partis d’opposition, ils votent généralement comme le veulent les chefs de leurs partis respectifs, c’est-à-dire avec ou contre le gouvernement, selon ce qui est jugé le plus avantageux pour ces partis ou pour leurs chefs. Étant donné qu’il est possible d’obtenir la majorité parlementaire avec un peu plus de 30 % des votes, la manière dont votent les députés des partis d’opposition n’a souvent pas la moindre importance, et les débats se déroulant au Parlement ne sont alors qu’une mauvaise comédie qui n’a presque pas d’influence sur les décisions politiques qui sont prises. Même quand le parti gouvernemental est minoritaire, le gouvernement peut facilement gouverner de manière autoritaire en faisant des tractations avec un parti d’opposition qui détient la balance du pouvoir (généralement pas l’Opposition officielle) en s’engageant à faire quelque chose que désirent les chefs de ce parti ou les députés qui réussissent à passer pour la majorité au sein de ce parti.

La question se pose donc de savoir si l’ajout d’une composante proportionnelle à notre mode de scrutin suffirait pour rendre beaucoup moins autoritaire le gouvernement du Québec, ou encore les gouvernements qui sont élus de manière semblable au Canada ou ailleurs. Il est indéniable qu’un gouvernement peut plus difficilement sombrer dans l’autoritarisme quand il lui faut obtenir plus de votes pour détenir la majorité parlementaire, et quand il est le produit d’une coalition entre différents partis, laquelle peut se dissoudre en cas de mésentente et d’entêtement des partis impliqués ou de leurs chefs. Il n’empêche que, quand on réussit à mobiliser les principaux partis politiques contre un ennemi commun (par exemple un virus, la Russie ou les changements climatiques), le gouvernement peut diriger de manière autoritaire et obtenir l’assentiment de la majorité du Parlement, les députés des partis politiques qui forment la coalition appuyant généralement les politiques, les projets de loi et les décrets proposés par les chefs de la coalition et des partis impliqués. À l’inverse, quand les chefs d’une coalition politique ne parviennent plus à s’entendre, l’instabilité politique qui en résulte est grande et l’éclatement du gouvernement est presque inévitable, puisque ce sont ces chefs qui pourront dissoudre la coalition, et qui déterminent en grande partie comment voteront les députés de leurs partis respectifs lors d’un vote de confiance. Il ne faut donc pas exagérer les avantages d’une composante proportionnelle, puisque le mal qui mine les démocraties occidentales – à savoir les partis politiques – continue d’exister.

Il serait naïf de croire qu’on peut éliminer l’esprit de parti et se libérer des maux qu’il engendre – soit l’autoritarisme, soit l’instabilité politique – sans éliminer les partis politiques eux-mêmes. Comme si on pouvait reconnaître officiellement les partis politiques comme des organisations indispensables au sein de notre système politique, tout en prétendant contrôler, entraver ou interdire ce qui résulte de leur existence même. Dans le meilleur des cas, les tentatives de légiférer sur l’esprit de parti sans abolir ou interdire les partis politiques permettrait d’atténuer les maux qui en résultent, mais au prix de beaucoup d’énergie étant donné la surveillance constante que cela exigerait par un organisme de contrôle qu’il faudrait créer pour l’application de cette loi ; dans le pire des cas, ces tentatives ne produiraient presque pas de résultats, et l’énergie dépensée en vain serait aussi grande, voire plus grande.

Il est vrai que ce n’est pas une petite affaire d’abolir les partis politiques. Toutefois ce n’est pas une raison pour écarter du revers de la main une telle transformation. Entre une solution qui n’en est pas une et qui est tout au plus une sorte de palliatif à l’efficacité très limitée, et une solution efficace qu’il est difficile de mettre en œuvre, il est plus raisonnable de choisir la seconde possibilité et d’essayer d’affronter les difficultés qu’elle implique, quitte à avoir aussi recours à des changements progressifs permettant d’aller dans cette direction. Cela est aventureux, mais le fait de choisir la première possibilité, ou encore de se contenter du statu quo ou de quelques ajustements assez mineurs, comporte aussi son lot de risques, à savoir la marche vers des épisodes d’autoritarisme et d’instabilité politique encore plus marqués. Ceci dit, examinons les avantages que nous pourrions obtenir si nous décidions et parvenions à abolir les partis politiques.

Comme je l’ai dit plus haut, il ne ferait plus sens de parler d’une composante proportionnelle, celle-ci impliquant que des sièges soient obtenus par les partis politiques en proportion des votes obtenus. Plus de partis politiques, et plus de composante proportionnelle. Cela ne veut pas dire que nous devrions maintenir le mode de scrutin uninominal, et que tous ses inconvénients disparaîtraient avec l’abolition des partis politiques. Bien au contraire, l’abolition des partis politiques est intéressante à cause des nouvelles possibilités qu’elle nous offre.

Il me semble indéniable que le seul fait de voter pour un représentant que nous avons choisi, et pas pour un représentant parmi ceux qui ont été choisis par les partis politiques pour les représenter dans la circonscription électorale dans laquelle nous habitons, change déjà beaucoup de choses en ce qui concerne l’autoritarisme du gouvernement. Les députés élus de cette manière nous représentent et ne représentent plus les partis politiques. Ce faisant, ils ne se retrouvent plus en situation de conflit d’intérêts du seul fait d’avoir été élus par des citoyens tout en dépendant d’un parti politique dont sa carrière politique dépend grandement. Il en résulte que le Parlement est vraiment composé de représentants des citoyens, et que les députés ne constituent plus des blocs de taille variable qui sont contrôlés par les autorités internes des différents partis politiques, dont le parti gouvernemental. C’est aussi la nomination et la composition du gouvernement qui changeraient du tout au tout, puisqu’il ne serait plus constitué exclusivement de membres du parti politique qui a obtenu le plus de sièges au Parlement et choisis par le premier ministre qui est le chef de ce parti, ou ne serait plus composé des membres des partis politiques formant une coalition politique, comme en Allemagne. Au contraire, les membres du gouvernement seraient élus par le Parlement, qui aurait à les choisir un à un parmi les députés indépendants qui le composent et décideraient de présenter leur candidature pour telle fonction politique.

Un gouvernement ainsi composé ne constituerait plus une sorte de clique qui pourrait contrôler le Parlement par l’intermédiaire d’un parti ou d’une coalition politique majoritaire. Il aurait été nommé par le Parlement et il continuerait de lui être subordonné, puisque ce serait les représentants des citoyens, dorénavant indépendants, qui détiendraient en tant que corps politique constitué le pouvoir souverain. Autrement dit, les membres du gouvernement ne dirigeraient pas de manière autoritaire la province ou le pays, mais seraient chargés d’appliquer, avec une certaine marge de manœuvre, les décisions prises par le Parlement après de véritables délibérations, auraient des comptes à lui rendre régulièrement, et pourraient être démis par lui de leurs fonctions. Les risques d’abus de pouvoir et de dérives autoritaires s’en retrouveraient significativement diminués, puisque de tels comportements seraient contre l’intérêt des personnes qui occuperaient des fonctions au sein du gouvernement et qui s’exposeraient ainsi à se les faire retirer par le Parlement.

J’entends ceux pour qui un mode de scrutin avec une composante proportionnelle provoquerait trop d’instabilité politique : selon eux, un système politique comme celui que je propose ici serait sujet à d’incessants changements de gouvernement. À cela je réponds qu’il ne faut pas transposer l’attitude des politiciens actuels dans un système politique où une culture politique très différente pourrait prendre forme. Le premier ministre et les autres ministres n’agiraient plus comme des seigneurs qui gouvernent de manière autoritaire et qui doivent lutter ou faire des tractations avec d’autres factions pour conserver ou obtenir le pouvoir, en usant de leurs vassaux (c’est-à-dire les députés des partis politiques dont ils sont les chefs) pour remporter ces luttes politiques. Les députés, qui seraient indépendants et libres, ne seraient pas tenus de participer à une ligue contre les membres du gouvernement du seul fait de son appartenance à un parti politique. Il en résulterait plus de flexibilité de part et d’autre, et moins d’esprit de parti ou de faction, si bien qu’il y aurait souvent moyen de s’entendre en s’expliquant, et que le sort d’un gouvernement ne dépendrait plus des ambitions et des caprices d’un ou de quelques chefs de partis politiques qui convoitent le pouvoir. L’attitude moins autoritaire des membres du gouvernement, et la conscience qu’ils dépendent du Parlement, les rendraient beaucoup plus traitables et les inciteraient à se comporter avec moins de hauteur à l’égard des membres du Parlement. Ces derniers ne seraient plus engagés, par leur seule appartenance à un parti politique, dans une lutte partisane contre les membres du gouvernement, même si ce ne sont pas ceux qu’ils auraient choisi qui composeraient le gouvernement à un moment donné. S’il peut certes toujours exister des rivalités au sein du Parlement, celles-ci tendront à être moins souvent malsaines et acharnées et à concerner seulement des individus et non de groupes de nombreux députés facilement identifiables et ayant prêté une sorte de serment de fidélité au parti qui est le leur. Enfin, remarquons que ceux qui occuperaient des fonctions au sein d’un gouvernement ne seraient plus considérés en bloc, comme c’est actuellement le cas en raison de l’existence des partis politiques ou des coalitions entre partis politiques. Dans le système politique que je propose, ce ne serait généralement pas tout un gouvernement qui tomberait et qui devrait être remplacé à la suite d’un vote de confiance défavorable, mais seulement un ou quelques membres du gouvernement, par exemple les ministres de l’Éducation, des Transports et de l’Agriculture. Je ne vois pas pourquoi il nous faudrait nous inquiéter plus de tels changements que des remaniements ministériels qui se produisent assez fréquemment dans notre système politique actuel. D’autant plus que les membres du gouvernement ne seraient plus les grands seigneurs qui nous gouverneraient, et que le Parlement, en tant que détenteur de l’autorité souveraine, assurerait une continuité dans l’exercice du pouvoir. Dans ce contexte, un changement de gouvernement, même complet, ne consisterait plus en une sorte de décapitation politique.

Je conclus ce billet en reconnaissant que le système politique dont j’ai commencé à faire l’esquisse est assez éloigné de ce qui existe actuellement, et qu’il serait donc très difficile de remplacer le système politique actuel par celui-ci. N’est-il pas vrai que la quasi-totalité de la classe politique, qui s’organise en partis politiques, n’a nullement intérêt à ce changement, tant les personnalités politiques les plus puissantes sont jalouses du pouvoir que leur procure le régime politique actuel, et tant les députés de deuxième, de troisième ou de quatrième ordre se satisfont de leurs rôles de valets des partis politiques et de leurs chefs ? Il ne faut donc pas compter sur elle pour transformer de cette manière nos institutions politiques.

D’un autre côté, l’autoritarisme, l’entêtement, l’arrogance et même la folie de nos chefs politiques nous entraînent dans une période de troubles où il ne nous sera plus possible pour beaucoup d’entre nous d’ignorer les conséquences de leurs abus de pouvoir, de leur incompétence, de leur égarement et de leur malveillance, et qui pourrait provoquer la faillite du système politique que nous connaissons. Il est important de ne pas attendre que cela se produise pour penser à des systèmes politiques de rechange et les discuter, d’autant plus que les grandes élites mondialistes pourraient essayer de profiter du discrédit des gouvernements nationaux pour nous imposer un système politique et bureaucratique supranational bien pire que le système actuel.

Suite