Crimes de guerre, actes de terrorisme et armes de destruction massive

Il y a quelques années, j’ai rencontré un vétéran canadien qui a combattu lors de la première guerre du golfe. Parmi les choses qu’il racontait presque toujours quand il parlait de sa carrière militaire, c’est que le navire de ravitaillement sur lequel il était soldat a été plusieurs fois attaqué par l’armée irakienne. À ma grande surprise, il en était indigné. Selon lui, son navire de ravitaillement n’aurait pas dû être pris pour cible. Pourtant, il s’agissait bien d’un navire militaire, son équipage était aussi militaire, et il servait à ravitailler les troupes occidentales déployées dans la région du golfe Persique. Étant donné que le ravitaillement est vital pour n’importe quelle armée, il ne faut pas se scandaliser des attaques contre les unités militaires responsables du ravitaillement, mais plutôt s’y préparer correctement, accepter les risques du métier de soldat, ou encore abandonner la carrière militaire, car il faut savoir ce qu’on veut. S’il faut absolument blâmer quelqu’un pour ces attaques, ce ne sont pas les militaires irakiens, mais c’est plutôt le commandement militaire canadien qui n’aurait pas suffisamment protégé ses navires de ravitaillement, qui aurait exposé inutilement leurs équipages aux attaques qui sont pourtant communes lors d’une guerre et que les armées occidentales elles-mêmes font contre les armées adverses, et qui n’aurait pas suffisamment préparé les marins inexpérimentés qui servent sur les navires de ravitaillement en leur faisant comprendre qu’ils sont des cibles comme les autres soldats.

Une vingtaine d’années plus tard, lors de l’occupation de l’Afghanistan par les armées occidentales, les médias canadiens rapportaient comme quelque chose de scandaleux le fait que des soldats canadiens mourraient ou étaient grièvement blessés quand, au cours d’une patrouille dont l’objectif était supposément le maintien de la paix, les blindés dans lesquels ils se déplaçaient ont été détruits par des engins explosifs improvisés. Puisque la guerre n’avait pas pris fin à la suite d’un traité signé avec les leaders talibans, et que les armées occidentales occupaient toujours le territoire de l’Afghanistan et continuaient à éliminer des groupes armés ennemis qui avaient recours à des stratégies de guérilla en raison de leur capacité militaire inférieure, il fallait s’attendre à telles attaques, qui n’étaient scandaleuses qu’aux yeux de ceux qui considéraient les combattants adverses comme des cafards qui devraient se résigner à être exterminés par nos soldats.

Ce qui est à l’origine de ce sentiment d’indignation quand certains de nos militaires sont attaqués dans des circonstances que nous n’aimons pas, c’est que nous sommes souvent convaincus d’être du bon côté. Ce qui serait scandaleux, ce serait que nos bons soldats qui ont fait une guerre juste aient été attaqués, blessés ou tués par de méchants Irakiens ou de méchants Talibans. En fait, ce sentiment de mener une guerre juste et de combattre les forces du mal, qu’il soit justifié ou non, ne change rien à l’affaire quand on aborde la guerre de manière réaliste, en essayant de la penser de l’intérieur, et non à partir d’une morale largement partagée par ceux qui n’ont pas connu la guerre et qui s’y transpose donc très mal dans un conflit, sauf pour servir d’instrument de propagande, de part et d’autre. Ceux qui s’affrontent sont convaincus d’être dans leur bon droit ou ne se soucient pas de ne pas l’être, sans quoi il n’y aurait pas de guerre. Il est donc normal, dans une guerre, que les armées ou les groupes paramilitaires qui se combattent aient parfois recours à des attaques non conventionnelles, et qu’ils attaquent des cibles militaires dont la fonction première n’est pas de combattre ou qui ne sont pas en situation de combat, afin de réduire la capacité militaire de leurs adversaires ; et qu’ils condamnent les mêmes actions quand elles sont commises par leurs adversaires, en allant parfois jusqu’à parler de crimes de guerre ou d’attentats terroristes, afin d’essayer de justifier, aux yeux des civils de leur camp et de la communauté dite internationale, une riposte qui constitue une escalade des hostilités, en ce qu’elle consiste à faire à plus grande échelle précisément ce qui est reproché à l’adversaire.

Demandons-nous maintenant si les observations que nous venons de faire peuvent aussi s’appliquer à des attaques, conventionnelles ou non conventionnelles, faites contre des infrastructures civiles utilisées ou pouvant être utilisées à des fins militaires, par exemple le déploiement et le ravitaillement de l’armée, en prenant cette fois-ci pour théâtre l’Ukraine où s’affrontent actuellement l’armée russe et l’armée ukrainienne soutenue par les gouvernements occidentaux et l’OTAN.

Dans l’hypothèse où l’attaque que l’Ukraine aurait menée contre le pont du détroit Kertch ne s’explique pas seulement parce que ce pont est un symbole de l’annexion (pour les Ukrainiens) ou de l’intégration (pour les Russes) de la Crimée à la Fédération de Russie, le pont pourrait être considéré comme une cible militaire légitime, dans la mesure où il serait ou pourrait être utilisé pour déployer en Crimée puis en Ukraine les troupes nouvellement mobilisées en Russie et pour ravitailler les troupes déjà déployées. Le fait que cette attaque n’a pas été faite par des moyens militaires conventionnels, mais grâce à un camion chargé d’explosifs, ne change rien à l’affaire. À mon sens, c’est une vaine subtilité de faire une différence entre une attaque faite de cette manière et une autre attaque qui aurait été faite avec, par exemple, des missiles à longue portée capables de causer plus de dégâts au pont et de tuer plus de civils. Une telle attaque est de bonne guerre, et il ne me semble pas légitime de dire que c’est là une attaque terroriste contre une infrastructure simplement civile, comme l’auraient fait les autorités russes. D’un autre côté, je comprends qu’on puisse faire de pareilles déclarations pour justifier les frappes de missiles contre, entre autres, des bureaux administratifs du SBU (le Service de sécurité d’Ukraine qui aurait joué un rôle dans l’attaque contre le pont du détroit de Kertch) et le réseau électrique ukrainien afin d’entraver le déploiement et le ravitaillement de l’armée ukrainienne. S’il s’agit effectivement d’une escalade des hostilités, étant donné le nombre important de missiles lancés et de cibles touchées, on aurait tort de dire que la Russie serait, pour cette raison, un État terroriste et que son armée aurait commis des crimes de guerre, comme le gouvernement ukrainien, les gouvernements occidentaux et la presse occidentale se sont plu à le dire plusieurs fois depuis l’invasion de l’Ukraine par l’armée russe. De telles attaques ont eu lieu contre des cibles militaires légitimes au même titre que le pont du détroit de Kertch. Il n’en demeure pas moins vrai que ces attaques ont vraisemblablement de graves conséquences pour la population ukrainienne, dont une partie considérable est vraisemblablement privée d’électricité pour une durée indéterminée et souffrira des effets qu’aura sur l’économie déjà très mal en point la destruction partielle du réseau d’électricité, qui exigera vraisemblablement beaucoup d’argent et de temps pour être réparé, alors que le gouvernement ukrainien dépend entièrement de l’aide financière des gouvernements occidentaux, qui sont eux-mêmes confrontés à une grave crise énergétique et économique dont les effets se feront pleinement sentir durant l’hiver, surtout en Europe.

Il n’est donc pas nécessaire que des crimes de guerre ou des actes terroristes soient commis pour que les populations civiles, souvent des deux côtés, souffrent beaucoup de la guerre, pendant celle-ci et aussi après celle-ci. Car même quand elles ne sont pas prises directement pour cible par les combattants, les civils souffrent beaucoup. Telle est la dure et laide réalité de la guerre. Ce qui ne veut pas dire, bien sûr, que les crimes de guerre et les actes de terrorisme contre les populations civiles n’existent pas, et que ces dernières ne souffrent pas encore plus quand elles sont la cible d’actions qui n’ont pas de cible ou d’objectif militaire légitime.

Nous devrions tenir compte de ceci quand nous soutenons ou laissons faire nos gouvernements qui, par les sanctions économiques contre la Russie, par le soutien financier et militaire qu’ils apportent au gouvernement ukrainien, et par leur opposition à la recherche d’une solution diplomatique au conflit, contribuent à faire durer la guerre et à aggraver ses conséquences pour les populations civiles, en Ukraine et ailleurs.

À ce propos, j’en viens à me demander si, dans le cadre de la guerre économique qui oppose les pays occidentaux et la Russie, les sanctions économiques dont les populations civiles ont à faire les frais peuvent avoir des objectifs légitimes qui rendraient acceptables ces souffrances, ou si elles doivent être considérées comme des crimes de guerre ou des actes terroristes, bien qu’aucunes armes ou explosifs ne soient utilisés.

La première question à laquelle nous devons nous poser, en ce qui concerne la guerre économique ou hybride dans laquelle nous sommes engagés en tant que citoyens ou résidents des pays occidentaux, c’est si les sanctions économiques ont des cibles militaires légitimes, par exemple la réduction de la capacité de production ou d’importation d’équipement militaire de l’adversaire, ou si elles ont avant tout des cibles civiles, par exemple en essayant d’isoler économiquement le pays ciblé, de détruire ou d’affaiblir des secteurs économiques vitaux, ce qui devrait avoir pour effet d’appauvrir dramatiquement la population civile, et de miner son soutien à la guerre et au gouvernement, ce qui pourrait aboutir à un changement de régime.

La deuxième question que nous devons nous poser, c’est si des sanctions économiques faisant souffrir considérablement les populations civiles, et ce, sans être justifiées par l’atteinte d’un objectif militaire au sens restreint du terme, doivent être considérées ou non comme des crimes de guerre ou des actes terroristes seulement quand ces populations résident sur le territoire des pays adverses, ou si ce jugement peut aussi s’appliquer quand elles habitent sur le territoire de pays en principe alliés ou neutres, ou sur le territoire du pays que gouvernent ceux qui adoptent ces sanctions, sous prétexte de détruire l’économie des pays adverses, d’y provoquer de grands troubles et même un changement de régime. Les populations alliées, neutres ou locales n’étant pas la chose des gouvernements, lesquels ne devraient pas pouvoir disposer à leur guise d’elles dans leurs tentatives de vaincre leurs ennemis, la possibilité de crimes de guerre ou d’actes terroristes devrait être envisagée dans ce cas au même titre que dans les cas où la cible est une population gouvernée par des dirigeants ennemis. À la rigueur, de tels actes pourraient être jugés encore plus répréhensibles quand ils résultent de décisions qui ont précisément pour effets des désastres humanitaires (augmentation accélérée et démesurée du coût de la vie, destruction de l’économie, appauvrissement généralisé, pénurie d’énergie et de nourriture, incapacité de faire fonctionner les infrastructures civiles indispensables, par exemple les aqueducs et les stations d’épuration de l’eau, etc.) que les gouvernements coupables condamnent comme des crimes de guerre inacceptables ou comme des actes terroristes inadmissibles quand ils seraient le résultat d’attaques militaires faites par l’ennemi ou de sanctions économiques imposées par lui. Les sanctions économiques dont nous subissons les conséquences, et qui sont capables de provoquer un effondrement économique et même civilisationnel, pourraient alors être considérées comme des armes de destruction massive au même titre que les engins militaires les plus dévastateurs, à part les armes nucléaires capables de nous anéantir, et la planète avec nous.

Quelle que soit la manière dont nous répondons à ces questions, nous ne devrions plus consentir à ce que nos gouvernements prolongent et aggravent la guerre ouverte ou sournoise qui se déroule actuellement sur plusieurs fronts, et nous devrions exiger d’eux la fin des sanctions économiques qui nuisent aux populations civiles d’ici et d’ailleurs. En effet, si les sanctions économiques qui visent essentiellement les populations civiles font partie de la conduite normale et acceptable de la guerre, celle-ci ne saurait qu’avoir des effets catastrophiques pour nous, et il faut essayer de l’éviter ou d’y mettre fin par la négociation ; et si ces sanctions ne font pas partie de la conduite normale et acceptable de la guerre, c’est une raison supplémentaire de ne pas nous résigner à ce que les autres populations civiles et nous-mêmes en subissions les conséquences sous prétexte d’effort de guerre contre l’ennemi désigné.