Négation du principe démocratique « une personne, une voix »

Une analyse rapide des résultats préliminaires des élections provinciales québécoises du 3 octobre 2022 suffit à montrer que le mode de scrutin en vigueur ne respecte pas le principe « une personne, une voix », pourtant indispensable selon la conception de la démocratie largement partagée en Occident.

Source : Élections Québec

Nous savons tous à quel point il est facile pour le parti politique porté au pouvoir d’obtenir la majorité parlementaire, étant donné qu’il n’y a pas de composante proportionnelle dans le mode de scrutin en vigueur au Québec et, de manière plus générale, au Canada. Selon la répartition des voix dans les différentes circonscriptions, il est possible d’obtenir la majorité des sièges avec un peu plus de 30 % des votes. Dans le cas qui nous intéresse maintenant, une minorité d’environ 41 % des électeurs ayant voté pour le parti sortant, la Coalition Avenir Québec (CAQ), a procuré 72 % des sièges au Parlement (90/125) à ce parti, qui contrôle donc complètement le Parlement. En raison de cette forte majorité parlementaire, il est hors de question, pour les autres partis politiques, d’essayer de lui faire perdre cette majorité en obtenant que quelques députés quittent le parti ou grâce à des élections partielles qu’ils pourraient remporter. Non, en raison de la surreprésentation arbitraire de ceux d’entre nous qui ont voté pour la CAQ, nous serons gouvernés fermement par un gouvernement majoritaire caquiste jusqu’aux prochaines élections provinciales, étant donné que le Parlement qui est sous son contrôle ne peut plus servir de contre-pouvoir à ce gouvernement ou exercer une certaine forme de contrôle de ce qu’il fait. Il en résulte que l’absence de composante proportionnelle n’a pas seulement pour effet un écart quantitatif important, mais résulte aussi en un saut qualitatif. Au lieu d’un gouvernement qui doit transiger avec le Parlement qui ne lui est pas acquis et une opposition suffisamment puissante pour qu’il doive tenir compte de ses critiques et chercher à obtenir son assentiment, nous avons un gouvernement qui détient un pouvoir qui n’est plus borné ou limité par le Parlement, lequel ne sert plus qu’à entériner les décisions prises par le premier ministre et les autres ministres, en y apportant tout au plus quelques amendements généralement mineurs. Les débats parlementaires n’existent plus que pour la forme, c’est-à-dire pour procurer aux décisions du gouvernement une apparence de légitimité démocratique.

De cette surreprésentation des 41 % des électeurs qui ont voté pour la CAQ, il résulte une sous-représentation des autres partis politiques, laquelle varie grandement, selon la concentration des votes obtenus dans quelques circonscriptions ou leur éparpillement dans un grand nombre de circonscriptions :

  • Le Parti libéral du Québec (PLQ) a obtenu vingt-et-un sièges au Parlement avec 14,37 % des votes.

  • Québec solidaire (QS) a obtenu onze sièges avec 15,43 % des votes.

  • Le Parti québécois (PQ) a obtenu seulement trois sièges avec 14,61 % des votes.

  • Et le Parti conservateur du Québec (PCQ) n’a pas obtenu un seul siège avec 12,91 % des votes.

Nous constatons que le nombre de sièges a un rapport très lâche avec le nombre de voix obtenues par le parti gouvernemental et les partis d’opposition. Il en résulte que la représentation des électeurs au Parlement n’est pas la même selon le parti pour lequel on a voté. Ce que met en évidence le nombre de votes par siège au Parlement pour les principaux partis politiques :

  • CAQ: 18 727 votes = 1 siège ;

  • PLQ : 28 146 votes = 1 siège ;

  • QS : 57 684 votes = 1 siège ;

  • PQ : 200 230 votes = 1 siège ;

  • PCQ : 530 768 votes = 0 siège.

En faisant de la CAQ le parti politique de référence, on peut calculer la valeur relative des votes pour les principaux partis d’opposition :

  • 1,50 vote pour le PLQ = 1 vote pour la CAQ (28 146 votes/18 727 votes) ;

  • 3,08 votes pour QS = 1 vote pour la CAQ (57 684 votes/18 727 votes) ;

  • 10,69 votes pour le PQ = 1 vote pour la CAQ (200 230 votes/18 727 votes) ;

  • 530 768 votre pour le PCQ < 1 vote pour la CAQ (530 768 votes/18 727 votes).

Comme on peut le voir, la valeur de nos votes est très variable, et elle peut même avoir une valeur nulle pour ceux qui ont voté pour le PCQ. Toute partisanerie mise à part, il n’est pas normal et souhaitable, dans un régime qui se dit démocratique, que 12,91 % des électeurs ne soient pas représentés par un seul membre du parti politique pour lequel ils ont voté, alors que ceux qui ont voté pour le PLQ et qui représentent 14,37 % des électeurs sont représentés au Parlement par 21 membres de ce parti, et que ceux qui ont voté pour la CAQ et qui représentent 40,98 % des électeurs sont représentés par 90 membres de ce parti, c’est-à-dire 1,5 fois plus, toutes proportions gardés. Il est donc très difficile de croire le mode de scrutin actuellement en vigueur compatible avec le principe démocratique « une personne, une voix ». Il en est plutôt la négation.

On répliquera vraisemblablement dans chaque circonscription électorale où nous votons, chacun de nos votes est compté pour un vote afin de déterminer le candidat de quel parti politique y sera élu député. Je ne le nie pas. Bien au contraire, c’est justement parce qu’on applique le principe « une personne, une voix » de cette manière, à l’échelle d’une circonscription électorale, qu’il ne peut pas être appliqué à l’échelle de la province. N’est-ce pas un traitement inégal de voir nos votes neutralisés ou anéantis à l’échelle provinciale parce que le hasard a voulu que, dans la circonscription où nous habitons, nous n’avons aucune chance de faire élire le candidat du parti pour lequel nous votons ? N’est-il pas arbitraire que, représentant entre environ 13 % et 15 % des électeurs, nous soyons sous-représentés ou non représentés au Parlement parce que nous sommes éparpillés sur tout le territoire de la province, alors que nous serions mieux représentés si nous étions concentrés dans quelques circonscriptions ? N’est-il pas aberrant que les votes du même nombre d’électeurs aient moins de valeur dans le premier cas que dans le deuxième cas, et qu’ils en faillent parfois plus pour obtenir un siège au Parlement ? N’en résulte-t-il pas que la minorité qui a voté pour le parti porté au pouvoir s’impose comme une majorité qu’elle n’est pas, et qu’elle s’approprie ainsi une représentation démesurément grande au Parlement par l’intermédiaire du parti gouvernemental ? N’est-ce pas ce qui permet à ce parti gouvernemental de diriger de manière autoritaire notre province, comme si nous étions sa chose, jusqu’aux prochaines élections ? N’est-ce pas là un déni de démocratie institutionnalisé, en tant qu’il est rendu possible par les défauts de nos institutions politiques, qu’on dit pourtant démocratiques ?

Il serait temps que tous ceux qui sont traités comme des citoyens de deuxième ordre, et qui constituent la majorité des électeurs (59 %), mettent de côté leurs différends politiques ou idéologiques et s’allient pour obtenir le changement de ce mode de scrutin aberrant qui mine à sa racine même nos institutions démocratiques et qui les prive de la représentation politique à laquelle ils devraient avoir droit dans une démocratie digne de ce nom.

Même ceux qui ont voté pour la CAQ, lors de ces élections, gagneraient à s’allier à leurs concitoyens qui ont voté pour un autre parti politique. Ne pourraient-ils pas se retrouver dans la même situation qu’eux, et être déclassés et marginalisés politiquement, si plus tard ils décidaient de voter pour un parti politique moins populaire auprès des électeurs ? Au même titre qu’eux présentement, ils ne seraient pas représentés adéquatement et ils subiraient les conséquences de la composition déséquilibrée du Parlement. Enfin, la popularité des partis politiques étant une chose changeante (comme en témoigne la chute du Parti québécois au cours des dix dernières années), cela pourrait arriver tôt ou tard à la CAQ. Il serait mal venu, pour les partisans convaincus de la CAQ qui ne se tourneraient pas vers un autre parti politique, de se plaindre du mode de scrutin seulement quand ce seraient eux qui seraient sous-représentés au Parlement, alors qu’ils s’accommodaient fort bien de ce mode de scrutin quand il leur était profitable.