Pour l’indépendance des députés et l’autonomie de l’Assemblée nationale

L’état d’urgence sanitaire n’en finit plus d’être prolongé. Son renouvellement est devenu une simple formalité dans la nouvelle normalité qu’on nous a imposée grâce à lui. Depuis la déclaration de l’état d’urgence sanitaire, nous nous trouvons dans une situation absurde qui montre non seulement les failles qu’il y a dans la Loi sur la santé publique, mais aussi les défaillances de nos institutions politiques elles-mêmes.

La situation se résume comme suit :

  • le gouvernement a déclaré l’état d’urgence sanitaire pour s’accorder à lui-même des pouvoirs exceptionnels et il en reporte indéfiniment la fin pour ne pas avoir à se départir de ces pouvoirs ;

  • la Loi sur la santé publique stipule que l’Assemblée nationale peut révoquer l’état d’urgence sanitaire afin d’éviter que le gouvernement ne l’instrumentalise, ce qui est une précaution illusoire quand le parti gouvernemental détient la majorité des sièges à l’Assemblée nationale, comme c’est actuellement le cas.

Le gouvernement prétend qu’il examinera s’il est possible de mettre fin à l’état d’urgence sanitaire à la fin du mois d’août 2021, quand les deuxièmes doses de vaccin auront été administrées. Mais rien ne nous assure qu’à ce moment, il ne reportera pas la fin de l’état d’urgence sanitaire sous prétexte d’être prudent, de surveiller les signes annonciateurs d’une quatrième vague et de pouvoir durcir les mesures sanitaires, le cas échéant. Puis il y a aussi la possibilité qu’une partie des pouvoirs que lui procure l’état d’urgence sanitaire soit pérennisée grâce à une nouvelle loi. Et même si le gouvernement mettait fin à l’état d’urgence sanitaire sans conserver une partie des pouvoirs exceptionnels dont il dispose, il pourrait déclarer à nouveau l’état d’urgence sanitaire pour disposer une autre fois de ces pouvoirs. Voilà que la même histoire recommencerait, et allez savoir pour combien de temps…

Nous sommes sans doute beaucoup à nous dire, en pensant à l’état d’urgence sanitaire : « Plus jamais ! ». Et s’il est certainement utile et pertinent de manifester publiquement notre opposition à la prolongation de l’état d’urgence sanitaire pour que le gouvernement y mette fin et qu’il ne s’approprie pas de manière permanente une partie des pouvoirs qui découlent de cet état d’exception, cela ne saurait suffire. Ce n’est pas assez non plus de vouloir remplacer le parti politique au pouvoir par un autre parti. Outre le fait que le parti actuellement au pouvoir pourrait à nouveau être à la tête du Québec quelques années plus tard, l’élection d’un des partis d’opposition qui réclament du gouvernement un plan de sortie de l’état d’urgence sanitaire, et pas seulement un plan de déconfinement, serait une bien piètre protection contre un retour de l’état d’urgence sanitaire. En effet, à part quelques sorties assez ponctuelles, les partis d’opposition se sont accommodés assez bien de l’état d’urgence jusqu’à maintenant, et on peut trouver suspect qu’ils se mettent seulement maintenant à réclamer à l’unisson la fin de l’état d’urgence sanitaire, alors qu’ils ont réclamé à plusieurs reprises que le gouvernement durcisse ou prolonge les mesures sanitaires en usant des pouvoirs exceptionnels dont il dispose. Il est plausible, si c’étaient eux qui avaient été au pouvoir et détenu la majorité parlementaire en mars 2020, qu’ils auraient déclaré et renouvelé à répétition l’état d’urgence sanitaire, alors que le parti actuellement au pouvoir, qui aurait alors été dans l’opposition, aurait très bien pu critiquer de temps en temps l’état d’urgence sanitaire, mais somme toute en s’accommodant de lui. Il serait donc naïf de prendre au sérieux les protestations très modérées de l’opposition et de croire que le risque de se retrouver dans la même situation avec un autre parti au pouvoir diminuerait considérablement. Ce serait comme porter au pouvoir un parti d’opposition qui condamne la corruption du parti au pouvoir, dans l’espoir qu’il fasse le « ménage », alors qu’une fois élu, non seulement il s’accommode de la corruption, mais il en tire même profit sans vergogne. Un parti politique peut critiquer la corruption non pas parce qu’il est opposé à elle, mais parce qu’elle profite à un autre parti et non à lui. Et il peut aussi exprimer son opposition à la prolongation de l’état d’urgence sanitaire non pas parce qu’il est contre les pouvoirs qu’il accorde au gouvernement, mais parce que ces pouvoirs se retrouvent entre les mains d’un autre parti.

Le problème auquel nous sommes confrontés avec l’état d’urgence sanitaire dépasse donc largement la politique partisane, ce qui vaut aussi pour la corruption. C’est un problème institutionnel qui peut seulement être résolu par la transformation de nos institutions politiques. Même l’amendement ou l’abrogation de la section sur l’état d’urgence sanitaire dans la Loi sur la santé publique (que je crois d’ailleurs nécessaire) ne saurait suffire, si jamais nous étions en mesure de l’obtenir. Si de tels articles de loi ont pu être adoptés dans nos institutions politiques, d’autres articles semblables pourraient l’être plus tard, dans la même loi ou une autre. Et quand le gouvernement déciderait d’user de ces pouvoirs exceptionnels, nous ne pourrions pas davantage compter sur l’Assemblée nationale – dont les membres appartiendraient toujours en grande partie au parti gouvernemental, alors que le reste appartiendrait à d’autres partis qui feraient sensiblement la même chose s’ils étaient au pouvoir – pour modérer et contrôler l’usage que le gouvernement fait de ces pouvoirs et les lui retirer.

En fait, l’adoption de tels articles de loi peut seulement se produire parce que les députés ne sont pas indépendants et appartiennent aux partis politiques, et que l’Assemblée nationale prise en tant que corps politique n’est pas autonome et est de fait déjà grandement subordonnée au pouvoir exécutif. Une assemblée qui détiendrait un véritable pouvoir législatif, qui n’entendrait pas être subordonnée aux membres de l’exécutif et dont les membres n’appartiendraient pas à des partis politiques dont les chefs pourraient tirer profit des pouvoirs exceptionnels conférés par un état d’urgence, n’accepterait probablement pas une loi qui réduirait considérablement ses pouvoirs et qui donnerait carte blanche au gouvernement pour tout ce qui pourrait sembler avoir un lien, de près ou de loin, avec la santé et la sécurité de la population et la protection de l’État.

Contrairement à ce qu’on pourrait penser, il y a donc une certaine continuité entre le fonctionnement normal de nos institutions politiques et leur fonctionnement pendant que dure l’état d’urgence sanitaire ou sécuritaire, à l’occasion duquel se manifestent de manière exacerbée les défauts de ces institutions. Il en résulte que, paradoxalement, un simple retour à la normale d’avant en politique pourrait paver la voie à un autre état d’exception sanitaire ou sécuritaire. D’où l’importance d’essayer de sortir du système politique dans lequel nous sommes confinés et dont les limites et les défauts sont devenus manifestes à une plus grande partie de nos concitoyens.

Sur papier, l’Assemblée nationale détient un grand pouvoir. C’est elle qui légifère. Ce que le gouvernement pourrait faire serait très limité si les députés n’adoptaient pas les projets de loi qu’il lui présente ou les amendaient considérablement, ou s’ils adoptaient des projets de loi qu’ils auraient eux-mêmes élaborés et qui obligeraient le gouvernement à agir dans un cadre dont il n’a pas décidé. Le gouvernement détient la part la plus importante du pouvoir seulement parce qu’il lui est facile d’obtenir la majorité parlementaire et qu’en cas de gouvernement minoritaire, il peut toujours faire des tractations avec le chef d’un parti d’opposition auquel il fait des concessions pour obtenir le soutien de ses députés, qui doivent suivre la ligne de parti comme les députés du parti gouvernemental. Dans ces deux cas de figure, les débats qui ont lieu à l’Assemblée nationale ont un effet assez limité sur l’élaboration des lois et la détermination des orientations politiques. C’est essentiellement le gouvernement qui les élabore et les détermine et, au besoin, avec l’intervention des partis d’opposition avec lesquels il réussit à s’entendre, lesquels ont intérêt à cette manière de faire, puisqu’ils réussissent déjà à obtenir des gains en tant que partis d’opposition, et puisqu’elle leur sera encore plus profitable quand ce seront eux qui seront au pouvoir. Pour la même raison, il ne faut pas attendre des chefs des partis d’opposition une opposition digne de ce nom à des projets de lois qui ont pour but de consolider le pouvoir du gouvernement ou de l’accroître dans des situations exceptionnelles, ce qui pourrait être avantageux pour eux quand ils détiendraient le pouvoir.

Pour permettre à l’Assemblée nationale de disposer d’une véritable autonomie et d’un véritable pouvoir politique, et du même coup réduire le pouvoir dont le gouvernement dispose en temps normal et empêcher les dérives autoritaires que nous connaissons actuellement, il faut rendre tous les députés indépendants en les libérant de l’emprise des partis politiques, dont ils sont actuellement les représentants et même, dans le cas des députés de deuxième et de troisième ordres, les serviteurs en ce qu’ils en sont réduits à suivre la ligne de parti. La situation actuelle des députés les empêchent de délibérer véritablement, d’exercer le pouvoir législatif qui leur revient de droit et de faire échec aux abus de pouvoir du gouvernement. Elle ne leur permet pas davantage d’être des représentants des citoyens.

Il serait trop compliqué d’élaborer et d’appliquer des lois qui devraient réduire l’emprise des chefs et des personnes puissantes des partis politiques sur les députés. Il faudrait s’immiscer dans les affaires des partis politiques, surveiller les personnes qui y occupent une position importante et réviser constamment la loi et les règlements pour essayer de déjouer les trucs que ces politiciens trouveraient pour contourner ces lois et ces règlements, qu’ils pourraient d’ailleurs élaborer en prévision de leurs efforts de contournement. Alors mieux vaut viser l’abolition les partis politiques en tant qu’organisations reconnues dans nos institutions politiques, et s’attaquer à la racine même du problème.

Si l’Assemblée était composée seulement de représentants indépendants, nous n’en serions pas où nous en sommes aujourd’hui. Jaloux de leur autonomie et du pouvoir qu’ils exercent en tant que corps politique, ils n’auraient probablement pas accepté d’accorder des pouvoirs supplémentaires au gouvernement, car il aurait été dans leur intérêt de comprendre les grands inconvénients d’une telle décision. Le gouvernement, qui ne serait pas constitué de puissants personnages d’un même parti politique, n’aurait peut-être pas réussi à s’entendre sur la pertinence de déclarer l’état d’urgence sanitaire. Même si ça avait été le cas, il lui aurait été difficile de rallier derrière lui la majorité des députés indépendants. Et même si cela s’était produit (la panique sanitaire aidant), l’Assemblée nationale aurait vraisemblablement pris des précautions avant de déclarer l’état d’urgence sanitaire ou de laisser le gouvernement le déclarer : elle aurait borné dans le temps cet état d’urgence, elle se serait gardé la possibilité de l’annuler, les pouvoirs exceptionnels dont disposerait le gouvernement auraient été clairement délimités, il aurait régulièrement des comptes à rendre pour justifier l’usage qu’il en ferait, etc.

Certains diront peut-être qu’il serait alors impossible de gouverner efficacement en situation de crise, où il ne faut perdre son temps en délibérations, car le temps presse. Une telle situation exige l’unité politique et la concentration du pouvoir dans les mains de seulement quelques personnes.

À cela je réponds qu’à moins de croire à la promotion que le gouvernement fait de sa propre « gestion de crise », on peut remettre en question la cohérence et l’efficacité de cette « gestion ». Il est douteux qu’il ait pris les meilleures décisions en l’absence de véritables délibérations, et en se réglant en grande partie sur ce que les gouvernements des autres pays ont décidé de faire, en s’imitant les uns les autres. En fait, pendant une situation qu’on considère comme une crise, les formes politiques habituelles sont encore plus nécessaires et les erreurs sont à plus forte raison nuisibles si l’on y persiste faute d’avoir à rendre des comptes régulièrement et à soumettre les décisions politiques à la délibération. Car il est encore plus important de délibérer en situation de crise, d’examiner différentes pistes de solution et de ne pas s’entêter sur une voie qui ne produit pas les effets escomptés et qui a des effets désastreux sur l’ensemble de la société et sur la vie des individus, parce qu’on ne veut pas perdre la face et prendre ses responsabilités en se rétractant, parce qu’on s’est habitué à exercer le pouvoir de manière autocratique et à ne pas délibérer, parce qu’on en est venu à considérer de telles délibérations comme une perte de temps et d’énergie, et même comme une menace pour sa propre autorité. C’est ça qu’a rendu possible la gestion autoritaire de la « crise sanitaire ».


Les avantages de l’abolition des partis politiques ne se réduisent pas à empêcher ou à entraver les dérives autoritaires comme celle que nous connaissons actuellement. Voici quelques exemples :

  • lors des élections, les citoyens élisent des députés qui sont vraiment leurs représentants, et pas ceux des partis politiques dont ils font partie ;

  • les campagnes politiques portent alors sur les idées que les candidats veulent défendre à l’Assemblée nationale, et pas sur le programme des partis politiques auquel les candidats doivent actuellement adhérer, à quelques nuances près ;

  • la machine publicitaire électorale des partis politiques actuellement mise à la disposition de leurs candidats ne pouvant pas exister, la place accordée aux débats d’idées serait plus grande et il serait plus facile pour un « simple citoyen » de se présenter comme candidat ;

  • les points de vue et les idées représentés à l’Assemblée nationale étant plus diversifiés, et faute d’une ligne de parti à respecter, les députés pourraient véritablement délibérer, au lieu de rester campés sur leurs positions pour se conformer à la ligne de parti, au lieu d’être les jouets de la politique partisane et des tractations entre partis politiques ou chefs de partis politiques ;

  • la prise de décision politique serait beaucoup plus transparente puisqu’elle aurait vraiment lieu à l’Assemblée nationale, au lieu d’être faite derrière des portes closes comme c’est souvent le cas actuellement, le vote des députés servant souvent seulement à entériner ce qui a déjà été décidé par le gouvernement ou les chefs des partis politiques ;

  • les membres du gouvernement étant des députés indépendants nominés par l’Assemblée nationale, il est clair que les ministres dépendent de l’Assemblée et que cette dernière ne leur est pas subordonnée ;

  • la corruption politique demande beaucoup plus de temps, d’énergie et d’argent et elle est plus risquée (plus on essaie de corrompre un grand nombre de personnes, plus la manœuvre risque d’être révélée au public), puisqu’il ne s’agit pas de corrompre quelques ministres et quelques chefs de partis politiques pour orienter les décisions politiques, puisqu’il faudrait corrompre un par un les membres de l’Assemblée nationale, ce qui non seulement rendrait la corruption moins efficace, mais aurait aussi un effet dissuasif ;

  • etc.


On nous a dit à plusieurs reprises qu’il n’y aura pas de retour à l’ancienne normalité. La « crise sanitaire » serait l’occasion, nous dit-on, de donner naissance à une « nouvelle normalité » qui résoudrait les problèmes de la normalité d’avant. Nous en prenons bonne note. Mais au lieu d’attendre passivement qu’on nous impose une nouvelle normalité qui aggraverait les maux de l’ancienne normalité, nous en proposons une autre qui combattrait vraiment ces maux.

Et à ceux qui diraient qu’il faut être très prudents quand on apporte des changements à l’ordre social et politique, que cela peut avoir des répercussions difficiles à prévoir, et que les changements d’ampleur sont difficilement réalisables, je réponds que de tels changements à l’ordre social et politique ont été apportés et continuent d’être apportés par notre gouvernement, et que cela aura assurément des répercussions difficiles à prévoir si nous le laissons faire. La question n’est donc pas de savoir s’il faut apporter des changements importants à l’ordre social et politique ou non, mais plutôt de savoir si nous entendons nous laisser imposer ces changements par le gouvernement ou si nous sommes prêts à résister et à lutter pour obtenir d’autres changements.