Mises au point sur les experts (3)

Suite des billets du 17 septembre et du 10 octobre 2023

 

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Ceux qui ne jurent que par ce que disent les experts autorisés à parler publiquement par l’establishment politique, bureaucratique, médiatique et académique, qui réclament qu’on fasse taire les opposants (experts ou non) et même qu’on les punisse, et qui désirent obliger leurs concitoyens à obéir aux décisions prises à partir des avis et des études de ces experts autorisés, font plus que de prendre en considération ces avis et ces études. Ils font comme si ces experts étaient infaillibles et incorruptibles et comme si la vérité nous était révélée, une fois pour toutes ou progressivement, grâce à ces études et à ces avis. Au même titre que les experts qui exigent qu’on les croie sur parole, ces fidèles devraient être tenus responsables des maux qui pourraient résulter des avis et des études de ces experts, lesquels débordent souvent hors du champ d’expertise de ces derniers ou du seul domaine de la connaissance et affectent notre existence individuelle et collective, dont nous sommes les plus aptes à juger et à propos de laquelle nous sommes les principaux intéressés.

À l’inverse, on ne saurait raisonnablement faire taire ceux d’entre nous qui réclament qu’on laisse les experts qui sont tenus à l’écart, censurés et parfois l’objet de représailles exposer publiquement les résultats de leurs recherches, et qu’on examine rigoureusement celles-ci, sous prétexte que cela serait dangereux pour les communautés dans lesquelles nous vivons ou mettrait même en péril l’humanité. Il ne serait pas plus raisonnable de les tenir responsables de ces maux présumés au même titre que ces experts, puisque que, comme ces derniers, ils ne réclament pas qu’on leur fasse aveuglément confiance, qu’on décide dogmatiquement des grandes orientations morales et politiques de notre société à partir de leurs conclusions, et qu’on soit obligé de se conformer à elles. Bien au contraire, la discussion publique que réclament ces personnes est une des conditions du jugement éclairé grâce auquel nous pouvons réduire les chances d’erreur, nous prémunir contre les maux individuels et collectifs qui pourraient résulter des erreurs ou des subterfuges des experts qui exigent qu’on les croie sur parole ou qui ne l’exigent pas, et nous corriger plus rapidement et plus efficacement quand ces maux en viennent malgré tout à se produire.

 

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Si on en croit certains experts autorisés et leurs fidèles, ce serait de l’anti-intellectualisme de douter des conclusions de leurs études qu’ils déclarent publiquement, par exemple pour conseiller nos dirigeants, pour les assister dans l’élaboration des politiques liées à leur expertise et pour organiser la société et notre existence en conséquence. Les profanes que nous sommes presque tous, et les profanes qu’ils sont aussi hors de leur champ d’expertise respectif, devraient reconnaître l’autorité intellectuelle des experts en prêtant foi à ce qu’il leur plaît de déclarer à l’intérieur de leur champ d’expertise respectif, et à déléguer l’essentiel de l’activité intellectuelle à des experts très spécialisés, dont l’expertise cumulée en vient à recouvrir toute la société et toute notre existence. Autrement dit, il faudrait alors que nous cessions de penser et que nous devenions des croyants obéissants. « Croyez ce qu’on vous dit de croire et faites ce qu’on vous dit de faire ! » On a vu mieux comme manière de s’opposer à l’anti-intellectualisme. Mais on peut difficilement faire mieux pour réduire au minimum l’activité intellectuelle, chez les profanes et aussi chez les experts, qui sont autorisés à penser seulement dans leur petit domaine d’expertise.

Par opposition, il existe des intellectuels, beaucoup plus rares et moins en vue, qui cherchent à étendre progressivement et autant que possible leur champ de réflexion et qui essaient d’aider leurs concitoyens à en faire autant, afin qu’ils ne doivent plus prêter foi à ce que déclarent les experts dans leur petit domaine d’expertise et se résigner à ce qu’on organise la société et leur existence en fonction des déclarations des experts.

 

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Peu s’en faut que ce que disent les experts autorisés – en situation d’urgence, en temps normal ou dans une nouvelle normalité où l’urgence serait continue – doive avoir force de loi. Les autorités politiques devraient gouverner conformément aux études, aux conclusions et aux avis des experts, en matière de santé, d’environnement, d’énergie, de transports, d’économie, de relations internationales, de sécurité nationale et civile, de cybersécurité, d’information, de communication. Quant aux citoyens, leur devoir serait de réclamer que les autorités politiques se conforment à ces études, à ces conclusions et à ces avis, et à exercer des pressions sur elles afin qu’elles adoptent des mesures de plus en plus drastiques contre ceux de leurs concitoyens qui n’adhèrent pas à la vérité révélée par ces experts et qui n’obtempèrent pas. Ce qui revient à mettre sous tutelle les autorités politiques et les citoyens et à rendre superflus les institutions et les droits politiques et les débats publics sans lesquels la démocratie ne sauraient exister, sauf nominalement. Advenant que les souhaits des experts autorisés, de leurs fidèles et de leurs bailleurs de fonds se réalisent, nous serions littéralement dans une dictature, celle des experts dont la parole et les écrits auraient pratiquement force de loi. Nous serions alors exposés aux décisions arbitraires qui découleraient de ce qu’il plaît aux experts de déclarer, ou de ce qu’il plaît qu’ils déclarent aux organisations publiques et privées qui les financent.

 

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Les experts diront qu’ils connaissent et qu’ils comprennent des choses que nous, simples citoyens, ne saurions comprendre, et qu’il nous faudrait leur faire confiance et les laisser déterminer les grandes orientations de la société et organiser notre existence grâce à leur savoir. Mettons. Alors c’est exactement ce que je dis : leur expertise est incompatible avec la démocratie. Que les experts aient au moins l’honnêteté de le reconnaître. Ils ne peuvent pas demander aux citoyens de les croire sur parole et de renoncer à l’esprit critique et se dire en même temps démocrates.

La soumission à l’expertise n’est donc pas seulement une affaire de savoir. Elle a aussi des enjeux moraux et politiques, et elle favorise des valeurs, des attitudes morales, des formes de société et des régimes politiques au détriment d’autres.

 

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Les experts ne sont pas des experts de la question suivante : « Faut-il mettre les citoyens sous la tutelle des experts ? » Le rôle de l’expertise dans une société ne fait pas partie de leur champ d’expertise. Et surtout les experts, qui sont intéressés par cette question, n’y répondent pas de manière désintéressée, sans penser avant tout à leurs intérêts, et sans préférer ceux-ci aux intérêts de leurs concitoyens. Et ils peuvent très bien s’imaginer, tout enfermés qu’ils sont dans leur expertise, qu’ils sont des experts de la place que doit avoir l’expertise en général dans la société, ou plus particulièrement leur expertise, même s’ils ne sont pas des experts de tout ce qui constitue notre existence et la société dans laquelle nous vivons.

Pourquoi ne pourrions-nous pas, de manière aussi intéressée qu’eux, décider quelle est la place qu’il faut accorder aux experts dans notre société et dans nos institutions, et quels sont les rapports que nous devons avoir avec les experts et leur expertise ? Puisque nous n’avons pas la prétention d’être des experts et ne croyons pas avoir la science infuse à propos du rôle qu’une expertise donnée ou que l’expertise en général devrait jouer dans la société, puisque nous accordons évidemment plus d’importance à nos propres intérêts qu’à ceux des experts, ne serions-nous pas moins disposés à errer et à engendrer des maux que les experts qui croient trop souvent avoir la science infuse et qui tendent à subordonner nos intérêts aux leurs ?

 

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Faut-il nous en remettre aux experts eux-mêmes pour déterminer qui sont les experts auxquels nous pouvons nous fier ? Mais il faudrait déjà savoir qui sont ces experts auxquels nous pouvons nous fier pour déterminer quels snt les experts auxquels nous pouvons nous fier. Ne nous voilà donc pas plus avancés.

Ou y a-t-il des experts spécialisés dont l’expertise consisterait justement à dire qui sont les experts auxquels nous pouvons nous fier et devons nous fier ? Mais il faudrait alors que ces experts soient eux-mêmes certifiées en tant qu’experts certifiés à dire qui sont les véritables experts, qui eux-mêmes devraient être certifiés par d’autres experts, qui a leur tour, etc. Et ainsi de suite, indéfiniment. Nous nous retrouverions alors entraînés dans un mouvement de régression indéfini, c’est-à-dire jusqu’à ce que, fatigués par ce mouvement, nous décidions de nous arrêter pour accorder notre confiance à des méta-experts qui seraient aptes à déterminer à quels méta-experts nous pouvons nous fier pour déterminer quels méta-experts sont aptes à déterminer à quels méta-experts pour déterminer, etc., jusqu’à ce que nous en revenions aux experts de premier nouveau, auxquels nous devrions nous fier en vertu de l’expertise de cette longue chaîne d’experts de l’expertise et des experts.

Pourquoi régresser ainsi pour finir par nous arrêter à un endroit arbitraire et nous en remettre gratuitement au jugement d’experts dont le jugement n’est pas plus fiable que celui des experts auxquels, selon eux, nous devrions nous fier, pour déterminer à quels experts nous devrions nous fier, pour remplir la même fonction vis-à-vis d’autres experts ou quant à un champ d’expertise donné ? Ne serait-il pas plus raisonnable et judicieux de ne pas nous engager dans cette régression qui ne nous procure pas une assise solide, d’exercer notre propre jugement, et d’arrêter de nous en remettre aveuglément au jugement des experts censés être aptes à juger expertement d’autres experts, à supposer même qu’ils jugent et qu’ils ne soient pas guidés simplement par leurs intérêts, leurs passions et leurs caprices, dont ils ne sont assurément pas dépourvus simplement parce qu’ils sont ou prétendent être des experts.

 

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Le jugement que nous portons sur l’expertise des experts quand nous décidons de leur faire confiance ne saurait être plus fondé que le jugement que nous pouvons porter sur les déclarations qu’ils font en tant qu’experts et sur les conséquences morales, sociales et politiques de celles-ci.

De deux choses l’une : ou bien nous pouvons exercer notre jugement dans les deux cas, et alors il n’y a pas de raisons de nous fier aux experts pour juger de toutes choses au lieu de soumettre à notre propre jugement leurs déclarations et les conséquences de celles-ci ; ou bien nous sommes inaptes à exercer notre jugement dans les deux cas, et il serait tout aussi infondé et arbitraire de nous fier à l’expertise des experts et à ce qui en découle, que de prétendre juger de cette expertise et de ce qui en découle.

 

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Les experts, en tant que groupe, se soucient des intérêts des experts et du prestige qui découle de l’expertise en général. La reconnaissance par les experts de l’expertise des autres experts dans d’autres domaines où ils n’ont aucune expertise est donc un échange de bons procédés motivé par le souci de ces intérêts et de ce prestige. Comment cette reconnaissance réciproque pourrait-elle être fondée sur autre chose, puisque les experts dans un domaine donné sont aussi inaptes que nous à juger d’une expertise qui leur est étrangère ?

À ce compte, pourquoi n’aurions-nous pas le droit de défendre les intérêts des profanes que nous sommes contre ceux des experts ? Les experts ne sauraient être des experts de nos intérêts qui leur sont étrangers. Et toute expertise qui prétendrait justifier qu’on subordonne les intérêts des profanes que nous sommes à ceux des experts devrait être considérée comme intéressée et fort suspecte.

 

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Ce sont presque toujours de soi-disant experts qui lavent des cerveaux. Pour des raisons évidentes, les experts du lavage de cerveau prétendent toujours être des experts de quelque chose d’autre. Sinon, ils ne seraient pas des experts du lavage de cerveau.

 

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Ce que disent et réclament de nombreux experts autorisés convergent vers une diminution de notre liberté et vers notre appauvrissement, ainsi que vers un accroissement de leur emprise sur la société et sur l’existence des individus, bien que par des voies différentes. Quelle malheureuse coïncidence pour nous ! Et quelle heureuse coïncidence pour les experts !

Plus les experts tirent l’alarme à propos des virus, des changements climatiques, de la désinformation, du complotisme et de l’extrémisme et du terrorisme, plus leur champ d’expertise respectif et eux-mêmes deviennent importants, et plus ils interviennent dans notre existence et dans la société dans laquelle nous vivons, sous prétexte de nous protéger contre des dangers imaginaires ou contre des dangers réels dont ils exagèrent l’importance ou qu’ils aggravent à dessein. Comme c’est commode pour eux !