Limites et inconvénients des interdictions (1)

Quand nous considérons que quelque chose est mauvais, notre premier réflexe est de réclamer ou d’imposer son interdiction, même quand les effets nuisibles pour les autres sont douteux ou minimes et évitables ou acceptables pour eux, et même quand les effets nuisibles sont seulement ou surtout ressentis par les personnes qui font cette chose. Nous nous demandons beaucoup plus rarement quels sont les effets nuisibles de ces interdictions et des efforts faits pour les appliquer. C’est comme si nous nous disions que les interdictions sont forcément de bonnes choses quand ce sont de mauvaises choses qui sont interdites, et qu’alors elles ne peuvent jamais être de mauvaises choses. C’est comme si les effets nuisibles des interdictions ne pouvaient pas être plus grands que les effets nuisibles de ce qui est interdit. C’est comme si ces interdictions étaient toujours assez efficaces pour empêcher ces derniers effets nuisibles de se produire en totalité ou en partie. C’est comme si elles ne pouvaient jamais aggraver les maux qu’elles sont censées empêcher ou atténuer. C’est comme si les maux causés par ces interdictions ne pouvaient pas s’additionner aux maux causés par ce qui est interdit.

Quant à ceux qui critiquent les interdictions, c’est souvent en essayant de montrer que ce qui est interdit n’est pas un mal ou l’est moins que ce qu’on croit. La discussion porte beaucoup moins souvent sur les limites et les inconvénients des interdictions elles-mêmes. Il en résulte non seulement qu’une partie du problème est souvent ignorée, mais aussi que les promoteurs des interdictions demeurent souvent insensibles aux arguments, car ils ont de la difficulté à remettre en question l’évaluation négative de ce qui est interdit, car l’interdiction leur semble assez souvent une preuve du bien fondé de cette évaluation négative. Puisque telle chose est interdite, c’est qu’elle doit être mauvaise, se disent-ils ou sentent-ils.

C’est pourquoi nous ferons, dans cette série de billets, comme si on avait raison de considérer ce qui est interdit comme une mauvaise chose, soit pour les personnes qui font cette chose, soit pour les autres, soit pour ces personnes et pour les autres.


Plus on désire interdire des comportements pour empêcher les personnes qui les ont de nuire aux autres ou de se nuire à elles-mêmes, plus il faut surveiller les personnes susceptibles d’avoir ces comportements pour faire respecter ces interdictions. Quand l’objet des interdictions est très répandu, quand il est constitué de nombreuses petites choses, quand il tend à passer facilement aperçu, son interdiction exige, pour ne pas rester lettre morte, d’importants moyens de surveillance, humains ou technologiques, qui permettent souvent d’obtenir seulement une application partielle et même partiale des interdictions. Il en résulte une dépense improductive de beaucoup de temps, d’énergie et d’argent, lesquels pourraient être utilisés plus efficacement pour empêcher ou atténuer des maux plus graves ou plus fondamentaux qui n’exigent pas d’être combattus avec des moyens de surveillance aussi importants.

On n’a pas idée de tous les efforts qui ont été faits, surtout en 2020 et en 2021, pour appliquer les interdictions qui portaient sur les déplacements des individus, sur les rassemblements publics et privés et même sur la manière de respirer dans les lieux publics intérieurs et parfois même extérieurs. Même ceux d’entre nous qui pensent que ces mesures ont pu contribuer à réduire la propagation du virus et à garder sous contrôle les pressions exercées sur le système hospitalier vacillant ou sur le point de s’effondrer devraient se demander s’il n’aurait pas été préférable d’utiliser autrement les importants effectifs déployés pour tracer les contacts, pour inciter les citoyens à faire respecter ces mesures autour d’eux, pour recevoir les délations et y donner suite, et pour surveiller et punir les contrevenants qui sortaient de leur domicile sans y avoir été autorisés, qui participaient à des rassemblements illégaux et qui désiraient respirer librement dans les lieux publics, c’est-à-dire sans porter un masque. Les critiques de ces mesures faisaient l’objet d’une surveillance même quand il n’y avait pas d’actes de désobéissance. Qu’on pense à tous ceux qu’on a mobilisés pour mettre en place ces moyens de surveillance des moindres de nos actions : les policiers, les agents de sécurité, les pilotes d’hélicoptère, les traceurs de contacts, les journalistes qui encourageraient les dénonciations et qui y participaient, les programmeurs informatiques qui ont développé les différentes formes de passeport vaccinal, les juristes qui veillaient à ce que tout ça se fasse dans la légalité ou avec une apparence de légalité, les nettoyeurs de surfaces peut-être contaminées, toutes les personnes impliquées dans la fabrication, la commande et la distribution des masques chirurgicaux et des couvre-visages en tissu, les membres des brigades sanitaires créées par certaines entreprises, les simples employés chargés de faire appliquer les interdictions aux clients de leurs employeurs, les concepteurs et les installateurs de la signalisation posée dans les lieux publics pour faire respecter la distanciation physique ou sociale, etc. Tout ce temps, toute cette énergie et tout cet argent n’auraient-ils pas pu être utilisés plus utilement pour combattre les maux systémiques qui sévissent dans le réseau de la santé, qui n’ont pas pour cause les petits actes et les petits propos de tout un chacun, et en raison desquels nos comportements les plus naturels auraient dû être l’objet d’interdictions et d’une surveillance continue ? Je pense, par exemple, à la bureaucratisation du réseau de santé, à une certaine tendance à la privatisation des soins de santé, à la dégradation des cliniques et des hôpitaux publics, au corporatisme des médecins, à leur rareté volontairement entretenue, à l’incompétence et à la mauvaise formation des professionnels de la santé, à l’application machinale de protocoles médicaux et au parasitisme de l’industrie pharmaceutique pour laquelle l’assurance-médicament publique est une véritable vache à lait ou même une poule aux œufs d’or. Les autorités politiques et sanitaires, au lieu de mettre en œuvre avec les autorités policières la surveillance hors système hospitalier de nos comportements susceptibles, selon elles, d’affecter ce système, ne devraient-elles pas plutôt se servir des ressources utilisées pour nous surveiller afin d’essayer de guérir ou d’atténuer les maux dont est atteint le réseau de la santé et grâce aux effets desquels on a justifié cette surveillance ? Mais il est à craindre, bien au contraire, qu’au prochain virus ou variant déclaré dangereux ou simplement préoccupant, on recommencera à nous surveiller pour faire respecter de semblables interdictions et protéger le réseau de santé, ce qui dispenserait nos autorités d’essayer de résoudre les problèmes de ce réseau, lequel pourra alors engouffrer d’importantes sommes d’argent que nous payons par l’intermédiaire de l’impôt sur le revenu et de diverses taxes, et ce, sans que la situation ne s’améliore de manière notable et durable, à supposer qu’elle ne s’aggrave pas. Comme pour la première fois, les professionnels de la santé, obnubilés par le pathogène et eux-mêmes sous haute surveillance, participeront activement à cette surveillance des malades et de leurs collègues, et réclameront le renforcement des interdictions et de la surveillance en dehors du réseau de santé, afin qu’on n’enfreigne pas les interdictions en vigueur ; et du même coup, ces soignants passeront moins de temps à essayer de soigner efficacement les personnes malades qui sont sous leurs responsabilités.

Ce n’est pas seulement le réseau de santé qui continue de se porter très mal malgré la surveillance censée l’avoir empêché de s’effondrer. Ce sont aussi les établissements d’enseignement où l’administration et le personnel enseignant se sont retrouvés, pendant deux années, à se soucier principalement de surveiller l’application des interdictions qui portaient sur les comportements des employés, des élèves et des étudiants quand ces établissements étaient ouverts, et plus particulièrement l’interdiction de donner des courts « en présentiel », avec tous les efforts que ça représente quant aux pratiques éducatives et à la mise en place ou à l’utilisation de plateformes d’enseignement en ligne. Ce n’est pas une exagération de dire que les administrateurs, les enseignants et les professeurs se sont retrouvés à se soucier encore moins de l’éducation des jeunes qu’en temps normal, tout occupés qu’ils étaient à se moraliser et à se surveiller les uns les autres et à en faire autant pour les jeunes, de leur interdire d’être en classe quand ils ont été infectés ou en contact avec une personne infectée et de les empêcher de participer à des activités parascolaires quand ils n’étaient pas vaccinés, tout ça pour empêcher les écoles de fermer ou leur permettre de rouvrir le plus rapidement possible, alors que l’éducation qu’on y donnait consistait en grande partie en une sorte de discipline hospitalière, dans les classes et en dehors des classes, pour les élèves, les étudiants, les enseignants et les professeurs.


Laissons de côté le virus. Pensons maintenant à la surveillance qui porte sur ce que nous disons en ligne, en public ou même en privé, et qui fait l’objet d’interdictions légales ou morales. Il existe de petites armées de censeurs – dans les organisations gouvernementales, dans les corps policiers, dans les services de renseignement, dans les compagnies qui œuvrent dans les technologies de l’information, dans les journaux, dans les établissements d’enseignement et de recherche, dans les milieux de travail et dans les organismes non gouvernementaux – dont la fonction principale est de nous surveiller pour que nous ne puissions pas dire librement et impunément ce qu’on considère être des discours haineux, de la désinformation ou du complotisme : des bureaucrates, des juristes, des éthiciens, des espions, des spécialistes de la surveillance en ligne, des fact-checkers, des psychologues et des militants de toutes sortes. Et c’est sans parler des irréguliers de la censure et de la surveillance morale. Encore une fois, qu’on pense à toute l’énergie, à tout le temps et à tout l’argent qui sont dépensés à des fins de surveillance par l’intermédiaire de ces personnes, et qui ne peuvent pas être utilisés à d’autres fins, par exemple pour combattre d’autres maux sociaux et politiques plus importants. Même dans l’hypothèse où il s’agit bien de discours haineux, trompeurs ou délirants suffisamment nuisibles, il faut beaucoup de candeur pour croire que leur interdiction légale ou morale et leur surveillance suffisent à faire disparaître leur influence et les sentiments qui se communiquent et se renforcent grâce à eux. Au contraire, cette interdiction et cette surveillance peuvent stimuler l’opposition des personnes qui profèrent ces discours jugés nuisibles et contribuer à leur radicalisation, peuvent leur permettre d’assumer le rôle de victimes et d’attirer la sympathie, et peuvent les aider à faire connaître leurs opinions jugées néfastes et à les répandre. Quels effets ont eu, par exemple, les interdictions et la surveillance qui portent sur la désinformation sur les vaccins depuis quelques années, sinon la popularisation et la radicalisation d’opinions jusque-là assez minoritaires et inconnues de beaucoup ? Quels effets ont eu, par exemple, les interdictions et la surveillance des critiques de la théorie des genres et du mouvement transgenre, sinon renforcer ces opinions considérées nuisibles, au point de la transformer parfois en véritable aversion chez des personnes que ces questions laissaient indifférentes il n’y a pas si longtemps, ou qui avaient même de la sympathie pour les personnes transgenres ?

Étant donné qu’en tant que société ou civilisation, nous disposons de ressources financières, matérielles et humaines limitées, nous ne pouvons pas nous permettre de les utiliser aussi inefficacement, et même de manière nuisible, dans l’espoir d’interdire des opinions et des comportements qui ne disparaissent pas à cause des interdictions et qui se renforcent même à cause d’elles ; et ce, surtout quand des maux plus grands n’obtiennent pas l’attention qu’ils méritent et continuent de s’aggraver alors qu’on s’occupe inefficacement de moindres maux, en tâchant de les interdire et de surveiller les personnes qui seraient à leur origine. Je pense à l’accroissement des inégalités économiques, à l’appauvrissement de la majorité de la population occidentale, au dysfonctionnement de nos institutions démocratiques, à la dégradation accélérée de nos établissements d’enseignement, à notre décadence culturelle et à la marche lente ou accélérée vers une guerre à grande échelle, lesquels sont tous des maux qu’on ne saurait combattre grâce à de simples interdictions des opinions et des comportements jugés nuisibles et à des mesures de surveillance généralisées. Bien au contraire !

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