Mises au point sur les experts (2)

Suite du billet du 17 septembre 2023

 

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Nous reconnaissons, de manière générale, que les experts ne sont pas infaillibles. Ils sont comme nous tous des êtres humains et pour cette raison ils sont sujets à l’erreur, de manière générale et plus particulièrement à propos de leur science. Cependant, nous n’en tirons presque jamais les conséquences dans les cas particuliers qui nous concernent directement, surtout quand tous les experts auxquels on donne la parole sont du même avis, à quelques nuances près. Ce qui revient, dans la pratique, à faire comme si les experts, en tant que groupe, étaient infaillibles pour tout ce qui a des enjeux concrets pour nous, individuellement et collectivement. Comme si plusieurs experts faillibles pouvaient, en tant que groupe, devenir infaillibles. Comme si la science des experts pouvait devenir infaillible alors que les experts eux-mêmes ne le sont pas. Comme si cette croyance en l’infaillibilité des experts en tant que groupe ou en l’infaillibilité de la science des experts ne pouvait pas aggraver la faillibilité des experts, en raison de la foi des profanes qui peut facilement leur monter à la tête et donner naissance chez eux à une foi en leur propre expertise et en celles des autres experts, qui appartiennent comme eux à l’establishment médical, scientifique, académique ou bureaucratique.

Des remarques semblables pourraient être faites à propos de la compétence, de l’honnêteté, de l’incorruptibilité et de l’indépendance des experts. Si nous sommes prêts à reconnaître, de manière générale, qu’il peut arriver que des experts soient incompétents, malhonnêtes, incorruptibles et dans la dépendance d’organisations publiques ou privées, nous excluons généralement cette possibilité quand ces experts nous font part de leurs avis dans un cas particulier, et quand ceux à qui on donne publiquement la parole chantent le même refrain ou la même chanson à répondre, à quelques variations près, avec une intonation quelque peu différente, avec une voix plus ou moins aiguë ou plus ou moins grave. Comme si l’incompétence, la malhonnêteté, la corruption et la dépendance des experts ne pouvaient pas affecter leur expertise commune, qui transcenderait leurs défauts particuliers.

Persister à croire en l’infaillibilité, en la compétence, en l’honnêteté, en l’incorruptibilité et en l’indépendance de la communauté des experts quand elle se prononce à propos de tel problème particulier (les pandémies, les mesures sanitaires et les vaccins, ou les changements climatiques et la transition énergétique), alors qu’on reconnaît de manière générale que les experts en tant qu’individus particuliers sont faillibles et peuvent être incompétents, malhonnêtes, corruptibles et dans la dépendance d’organisations publiques ou privées, c’est comme dire qu’une construction est indestructible alors que les matériaux avec lesquels elle est construite sont friables.

 

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L’expertise commune des experts auxquels on se fie intellectuellement et moralement consiste souvent à faire écho à l’avis des experts ou des groupes d’experts qui sont parvenus à s’imposer comme des autorités, parfois moins à cause de leurs recherches qu’à cause de la position qu’ils occupent dans des institutions renommées, et des prix qu’ils ont gagnés. Pire, cette expertise peut aussi consister à faire écho à l’avis de ceux qui s’imposent comme des experts de renom parce que d’autres experts font écho à leurs avis d’experts ou aux conclusions de leurs recherches. Encore pire, l’expertise qu’on nous vante tant peut aussi consister à faire écho à l’avis ou aux conclusions de ceux qui s’imposent comme experts en faisant à écho aux avis ou aux conclusions de ceux qui s’imposent comme experts de renom parce que d’autres experts font écho à leurs avis d’experts ou aux conclusions de leurs recherches. Et ainsi de suite.

La communauté des experts devient alors une énorme caisse de résonance où il est très difficile de faire une critique raisonnée de ces échos pour s’assurer qu’ils ont bien de la substance, où cela n’est pas nécessaire, et où il est même recommandé de ne pas le faire pour qui veut passer pour un expert, car les voix dissonantes ne manqueraient pas de troubler l’harmonie sacrée de la chorale des experts et devraient être pour cette raison exclues. À ce compte, les experts qui font partie de cette chorale pourraient être facilement remplacés par des intelligences artificielles ou, encore mieux, par des experts virtuels générés par des intelligences artificielles.

 

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Il n’y a pas seulement des experts des choses que nous connaissons et comprenons mal, comme les maladies, les vaccins, les médicaments, les changements climatiques, les émissions de gaz à effet de serre, les énergies vertes, la Russie, l’Ukraine, la Chine, la cybersécurité, l’intelligence artificielle, etc. Il existe aussi des experts de choses qui nous sont beaucoup plus accessibles et compréhensibles et dont nous pouvons juger correctement, même si nous ne sommes pas nous-mêmes des experts de ces choses.

Un entrepreneur en construction qui réalise souvent des travaux publics, et qui est une sorte d’expert de ces travaux, nous paraîtra à juste titre incompétent, malhonnête ou corrompu si les travaux qu’ils réalisent sont à refaire et nous ne nous étonnerons pas de voir que ses employés, qui sont dans sa dépendance, garder le silence même si ça va à l’encontre de l’intérêt public.

Un spécialiste du marketing, qui fait la promotion d’un produit ou d’un service, sera considéré par nous comme incompétent s’il nous vante un produit qu’il connaît mal ou plus probablement comme malhonnête et corrompu s’il nous trompe à dessein sur ce produit ou ce service, en faisant passer avant nos intérêts les intérêts de l’entreprise pour laquelle il travaille et dont dépendent ses propres intérêts.

Nous jugerons que des enseignants, qui sont des experts de la pédagogie, sont incompétents si leurs élèves lisent, écrivent et calculent mal et sont dans le meilleur des cas capables de régurgiter ce qu’on leur demande de répéter sur tel sujet, et qu’ils sont malhonnêtes et corrompus s’ils s’accommodent de la situation et s’ils se taisent et se soumettent aux autorités scolaires responsables de l’éducation des jeunes.

Les juges, qui sont des experts du droit, nous sembleront incompétents s’ils s’imaginent pouvoir maintenir l’ordre et la paix publique en laissant en liberté des criminels violents, et ils nous sembleront malhonnêtes et corrompus s’ils refusent systématiquement de condamner des personnages puissants qui usurpent des pouvoirs que la Constitution ne leur accorde pas, mais dont leur position dépend directement ou indirectement, en inventant toutes sortes d’échappatoires, en s’éloignant des lois et en ne respectant pas les principes fondamentaux de l’État de droit.

Si des experts reconnus se trompent et trompent effrontément dans ces cas assez simples dont nous pouvons juger en connaissance de cause sans être des experts, comment croire raisonnablement que des experts qui se drapent d’une science en laquelle les profanes devraient croire et au nom de laquelle ils devraient arrêter d’exercer leur jugement, seraient infaillibles et toujours compétents, honnêtes, exempts de toute corruption et indépendant dans leur activité d’experts ? Au contraire, ne risquent-ils pas de se tromper plus souvent si, au nom de leur expertise, ils échappent à la critique ? Ne risquent-ils pas de nous tromper plus souvent, en profitant du dogmatisme et de l’obscurantisme qui en résultent ?

 

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Les experts ne sont pas des experts parce qu’ils connaissent la vérité. Ils connaîtraient plutôt la vérité parce qu’ils sont des experts. Les diplômes qu’ils obtiennent et les positions institutionnelles qu’on leur accorde ne sont souvent rien d’autre que des certificats de conformité qui les autorisent à prétendre au statut d’experts authentiques et à réclamer des profanes la foi en leur expertise.

Les experts seraient ceux qui savent. La vérité serait moins le produit de leurs recherches que l’émanation de leur statut d’experts. C’est pourquoi les experts, ainsi que ceux qui les financent, considèrent que ce serait un échec d’arriver à des conclusions incompatibles avec l’hypothèse initiale et les objectifs des recherches. Les recherches et les études devraient alors servir à confirmer cette intuition des experts et à atteindre les objectifs des bailleurs des fonds, lesquels tendent à converger, pour des raisons évidentes. Pour des experts, ce serait perdre la face et se discréditer que d’arriver, après des années de recherche et plusieurs études, à des résultats contraires à ceux auxquels ils étaient censés arriver. C’est qu’ils auraient dû, en tant qu’experts, savoir ce qu’il en est avant d’entreprendre ces recherches et de faire ces études et d’obtenir du financement. Pour les bailleurs de fonds, cela reviendrait à perdre l’argent investi dans les recherches et les études de ces experts qui manqueraient de professionnalisme et de rigueur intellectuelle, qui ne sauraient pas où ils vont et auxquels ils ne sauraient par conséquent se fier. Les véritables experts, ce seraient ceux qui auraient une connaissance intuitive de la vérité, c’est-à-dire une sorte d’inspiration intellectuelle (et aussi morale) de ce qui serait vrai (et aussi bien). Leurs recherches devraient être une simple formalité bureaucratique qui confirmerait ce qu’eux et leurs bailleurs de fonds sauraient déjà et désireraient, un peu comme la délibération et le vote des députés qui suivent la ligne de parti ne devrait servir qu’à entériner les décisions déjà prises par le gouvernement qui détient la majorité parlementaire.

 

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Les siècles passés ont aussi eu leurs experts (auxquels on a donné d’autres noms) qui étaient faillibles et sujets à la malhonnêteté et à la corruption, même s’ils essayaient de paraître infaillibles, honnêtes et incorruptibles, ou justement pour cette raison.

Les théologiens, qui pratiquaient la science suprême, étaient des experts de la révélation et des mystères divins, auxquels devaient se subordonner les autres disciplines intellectuelles et la vérité elle-même, le tout dans le respect des intérêts temporels de l’Église dont dépendaient ces savants. Les textes des auteurs anciens et contemporains étaient triés sur le volet en fonction de leur capacité à renforcer ou à étayer les dogmes chrétiens et à appuyer ces intérêts. Pas question de soutenir l’éternité de l’univers et de remettre en question sa création par Dieu, sous peine d’être accusé d’hérésie. Pour la même raison, pas question de remettre en question l’origine divine des Saintes Écritures, la divinité et la résurrection du Christ, les miracles, l’immortalité de l’âme, l’existence du Paradis et de l’Enfer, l’efficacité des sacrements, l’autorité suprême du Pape en tant que représentant du Christ en ce bas monde, les prérogatives du clergé, etc.

Les médecins de jadis, qui en imposaient aux malades réels et aux malades imaginaires, étaient des experts de la santé et de la guérison qui avaient recours à des traitements inefficaces et parfois dangereux pour leurs clients, et qui pensaient davantage à leur bourse et à leur prestige qu’à la santé de leurs patients. Allez savoir combien de personnes le corps des médecins a laissé dépérir, a rendu plus malades, a empoisonnées, a estropiées et a tuées grâce à la saignée, à des médicaments à base de mercure, à la trépanation, à la lobotomie, aux électrochocs, etc. Les médecins n’en étaient pas moins formés dans des universités, étaient appelés chez les malades qui avaient les moyens de les payer, pouvaient décrocher une place lucrative à la cour, travaillaient dans des hôpitaux renommés, donnaient des conférences pour répandre leurs pratiques thérapeutiques et dirigeaient parfois des instituts de recherche médicale.

Si tous ces experts du passé ont erré ou ont été malhonnêtes, corrompus et dans la dépendance des autorités ou des institutions qu’ils servaient, pourquoi les experts actuels ne seraient-ils pas susceptibles de se tromper ou de nous tromper ? Faut-il les croire à ce point intellectuellement et moralement supérieurs à leurs prédécesseurs, qu’ils seraient des êtres à l’abri de l’erreur, de la malhonnêteté, de la corruption et de la dépendance ?

Si nos ancêtres ont pu faire confiance aux experts du passé qui erraient ou qui les trompaient à dessein, pourquoi serions-nous à l’abri des erreurs et des subterfuges des experts actuels, qui sont capables de se tromper ou de nous tromper aussi expertement que leurs prédécesseurs, quand ils prétendent être les arbitres du vrai et du bien ? N’est-ce pas de la vanité de nous croire à ce point intellectuellement et moralement supérieurs à nos prédécesseurs ? Ne donnons-nous pas ainsi à l’erreur et à la tromperie une prise supplémentaire sur nous ?

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