Bébés et propagande de guerre

Même si on peut avoir de bonnes raisons de ne pas aimer le Hamas et ses méthodes et de le considérer comme une organisation terroriste qui ne défend pas vraiment les intérêts des Palestiniens, même si on peut avoir des doutes sur ses origines et ses sources de financement, ou justement pour ces raisons, il faut faire preuve de beaucoup de méfiance à propos des atrocités qu’on lui attribue, par exemple la quarantaine de bébés qui auraient été décapités lors de la récente offensive contre le territoire israélien. Ça ne serait pas la première fois que la propagande de guerre aurait recours au meurtre sanglant de bébés.

Dans la grande campagne de propagande sur le viol de la Belgique par les barbares allemands, un stratagème assez semblable a été utilisé pour agir sur l’opinion de la population américaine, qui s’opposait à la participation des États-Unis à la Première Guerre mondiale.

Plus récemment, en 1990, le faux témoignage de Nayirah, une prétendue infirmière volontaire (en fait la fille de l’ambassadeur du Koweit aux États-Unis), à propos du meurtre sauvage de bébés koweïtiens nés prématurément par des soldats irakiens qui les auraient sortis des couveuses a servi à justifier l’entrée en guerre des États-Unis et des autres pays occidentaux.

À chaque fois, les propagandistes nous disent que ce sont des actes de barbarie qui n’ont jamais été vus auparavant. À chaque fois, beaucoup d’entre nous tombent dans le panneau, s’indignent vertueusement et deviennent des partisans d’une intervention militaire ou de sanctions économiques. Et à chaque fois, ce sont des milliers ou des millions de personnes qui sont tuées, déplacées ou réduites à la misère, et ce sont des dizaines ou des centaines de milliards de dollars qui sont alloués par nos gouvernements à l’industrie militaire, qui vit de la guerre et des massacres. Et c’est sans parler du risque d’escalade du conflit, qui pourrait mener à une autre guerre mondiale, selon la manière plus ou moins maladroite ou folle d’intervenir des puissances étrangères.

Même si la vérité finit par sortir quelques mois ou quelques années plus tard, le mal a déjà été fait et est irréversible. Les morts ne peuvent pas être ressuscités et les souffrances endurées ne peuvent pas être annulées. Les États détruits ne peuvent pas être reconstruits en claquant des doigts. Et une fois la guerre commencée, une fois qu’on s’y est engagé, on ne peut pas y mettre fin facilement, en faisant comme si elle n’avait jamais commencé. C’est pourquoi il importe de ne pas succomber à l’indignation, de ne pas soutenir l’opération vengeresse d’Israël, de ne pas lui envoyer des armes, de ne pas jeter de l’huile sur le feu, de ne pas se laisser entraîner dans ce conflit, et d’encourager une résolution diplomatique de ce conflit, si du moins c’est encore possible.


Pour résister à la propagande de guerre, il ne suffit pas d’être bien informés. Comme si nous pouvions vérifier si les atrocités qui seraient commises contre des bébés à des milliers de kilomètres, ou même de l’autre côté de l’océan Atlantique, sont véritables ou si elles ont été inventées ou exagérées pour nous manipuler. Comme si on n’agissait pas sur nous en produisant les émotions voulues et, ce faisant, en nous empêchant de réfléchir et de bien nous informer. Ce qui nous rend si faciles à manipuler, ce qui fait que nous tombons à répétition dans le même panneau à propos des atrocités commises contre des bébés, c’est en fait une mauvaise évaluation morale. Aussi longtemps qu’elle n’aura pas été perçue et corrigée, la situation demeurera la même et la participation à la guerre de l’information par les dissidents pacifistes continuera d’être peu efficace. C’est pourquoi il est important de nous poser des questions morales que nous ne nous posons généralement pas et qui sembleront scandaleuses à certains.

Pourquoi est-ce pire de tuer sauvagement des bébés que des civils adultes ? Les bébés ne comprennent pas ce qui est en train de leur arriver, sauf assez vaguement, contrairement aux adultes, qui souffrent de leur mort et des blessures par anticipation. Quant aux proches des victimes, souffrent-elles autant ou plus de la mort violente d’un bébé de quelques jours, de quelques semaines ou de quelques mois, que de la mort violente d’un enfant de plusieurs années, d’un adolescent ou d’une adulte avec lequel ils ont eu l’occasion de tisser des liens affectifs forts ? Ça me semble fort douteux, malgré les cris d’indignation et les sanglots. Il me semble que nous serions moins sujets à la propagande de guerre si nous ne distinguions pas le massacre des bébés du massacre des autres civils, car de telles distinctions peuvent servir à nous manipuler, à nous faire consentir à la guerre et à nous faire désirer ou accepter le massacre de nombreuses autres personnes.

Les armes chimiques, qui ne sont pas pires que d’autres armes très dévastatrices qui peuvent être utilisées sans contrevenir au droit de la guerre, me paraissent faire l’objet d’une distinction semblable et pouvoir être invoquées afin de justifier une intervention militaire, un changement de régime ou des sanctions économiques qui font souffrir la population qu’on est pourtant censé protéger contre tel despote, beaucoup plus que si on avait utilisé contre une partie de cette population des armes chimiques.

Le recours à des distinctions arbitraires de cette espèce a une portée plus large et se manifeste aussi dans notre compréhension des atrocités passées et dans nos prises de position morale. En quoi, par exemple, le gazage des Juifs et des autres détenus dans les camps de concentration est-il pire que d’être tué à petit feu par la faim, l’épuisement et les mauvais traitements ? Vraiment, si on me donnait le choix, je choisirais sans hésiter la chambre à gaz, étant donné qu'en plus de toutes les souffrances et de tous les traitements dégradants qu'il me faudrait endurer pendant des mois ou des années, j’aurais bien peu de chances de m’en tirer, surtout en bonne santé et sans être profondément marqué psychologiquement. Mais la chambre à gaz, qui frappe l’imagination, semble pire que toutes ces souffrances, qui mènent le plus souvent à la mort. Et c’est pour des raisons semblables que beaucoup jugeront la peine capitale plus inhumaine que l’incarcération pendant des décennies, avec la possibilité de mourir en prison ou de ne plus être capable de vivre en dehors de la prison après tout ce temps ; et que d’autres trouvent que l’euthanasie et le suicide assisté sont scandaleux, même pour des personnes tellement malades que les chances d’en réchapper, surtout en bonne santé, sont très faibles, et même quand les traitements empêchent de vivre librement et dignement et transforment les malades en prisonniers du système hospitalier, qui ressemble jusqu’à un certain point au système carcéral.