L’évolution des rapports de la famille avec le travail en Occident

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Il y a une époque pas si lointaine, surtout au Québec, où les familles constituaient une unité économique de base de la société. Avant l’industrialisation et la généralisation du travail salarié, quand une grande partie de la population pratiquait l’agriculture, les fermes étaient surtout exploitées par des familles. Les machines agricoles n’existaient pas encore ou n’étaient pas assez efficaces ou répandues pour que seulement une petite partie de la population soit capable de produire la nourriture dont toute la société avait besoin. Les moyens de transport et de conservation de la nourriture ne permettaient pas encore d’importer en grandes quantités des denrées périssables de pays éloignés ou même de pays voisins. Beaucoup de familles vivaient donc sur des fermes dont elles tiraient leur subsistance et dont elles vendaient les surplus, quand il y en avait.

Malgré l’utilisation d’animaux de trait et des premières machines agricoles, l’exploitation des fermes exigeait beaucoup de travail humain. C’est pourquoi les enfants commençaient à travailler très jeune et étaient retirés de l’école très tôt, quand ils y allaient, surtout quand un des parents mourait ou tombait malade. C’est eux qui nourrissaient les poules, qui surveillaient le bétail, qui trayaient les vaches, qui s’occupaient du potager et qui ramassaient les pierres après les labours. Plus vieux, les garçons participaient aux labours, aux semences, à la moisson, à la coupe du bois de chauffage, au défrichage et à la réparation des charrettes, des outils et des machines agricoles. Quant aux filles, elles assistaient la mère dans la préparation des repas, dans la fabrication des vêtements, dans l’exécution des autres tâches ménagères et dans le soin de leurs frères et sœurs cadets, et elles pouvaient la remplacer durant la période de récupération qui suivait les accouchements. Les familles de cultivateurs devaient donc faire des calculs pour bénéficier d’un rapport avantageux de bouches à nourrir et de bras aptes au travail. Un manque d’enfants pouvait plus tard résulter en l’incapacité d’exploiter efficacement les terres agricoles, alors que la naissance de trop d’enfants en peu de temps résultait en un besoin de plus de nourriture, détournait trop de forces de travail de la production agricole, appauvrissait la famille et pouvait même la faire tomber dans la misère si sa situation était déjà précaire.

Bref, le travail était intégré à la famille, qui était une sorte de petite entreprise qui produisait elle-même une grande partie des produits et de la main-d’œuvre dont elle avait besoin, et dont le chef était le père, aidé de ses fils les plus âgés.

 

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En raison de l’industrialisation de l’économie des pays occidentaux, les descendants des familles de cultivateurs sont pour beaucoup devenus des ouvriers, pendant le XIXe siècle et la première moitié du XXe siècle. Sauf pour les artisans qui ont réussi à rester autonomes et à obtenir ou garder le contrôle de certains moyens de production, la famille a cessé d’être le lieu du travail dont elle tirait ses moyens de subsistance. Minimalement, le père et les fils plus âgés devaient aller travailler dans la même usine ou dans des usines différentes, selon les besoins de ces dernières, alors la mère et les filles restaient à la maison pour effectuer les tâches ménagères et s’occuper des jeunes enfants. Quand le salaire gagné par les hommes ne suffisait pas, les mères, les filles plus âgées et même les jeunes enfants devaient aussi aller travailler dans les usines, pour des salaires bien inférieurs à ceux que gagnaient les hommes. Ou les femmes faisaient la lessive ou de la couture pour des personnes plus aisées, lesquelles pouvaient aussi embaucher les filles comme servantes ou bonnes pour un salaire de misère ou en les nourrissant et logeant en échange. Dans tous les cas, la famille elle-même cessait alors d’être une petite entreprise et ses membres étaient des salariés qui devaient « vendre leur travail » à des entreprises ou à des particuliers.

Parfois, de riches industriels paternalistes prenaient en charge les familles ouvrières qui travaillaient dans leurs usines, par exemple en leur fournissant des logements à proximité. Cela leur permettait d’organiser la vie de leurs employés de manière à leur faire mener une vie plus disciplinée, par exemple en contrôlant la consommation d’alcool et en leur enseignant l’obéissance et la résignation grâce à la religion. Si bien que les familles se retrouvaient alors rattachées aux milieux de travail.

Mais plus souvent, les propriétaires des usines considéraient les masses ouvrières comme des marchandises qui leur étaient fournies de l’extérieur, par la reproduction des ouvriers déjà sur place, en raison de l’exode des populations campagnardes ou grâce à l’immigration et à la réaffectation de populations asservies, comme aux États-Unis, dont les industries ont profité des émigrants européens et des anciens esclaves noirs. Contrairement aux chefs des familles de cultivateurs et des propriétaires d’esclaves, les industriels n’avaient pas à investir directement des ressources et des efforts pour produire la prochaine génération de travailleurs à exploiter. Cette responsabilité était laissée aux travailleurs salariés eux-mêmes, surtout les mères, sous la direction des pères de famille, qui pouvaient se consoler de leur exploitation et de leur servitude en tant qu’ouvriers par l’autorité exercée en tant que chefs de famille.

 

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En raison des luttes ouvrières, de la concurrence idéologique des pays dits capitalistes avec les pays dits communistes, de la consommation de masse qui a enrichi et continue d’enrichir les grands industriels et les grandes corporations et des besoins en main-d’œuvre qualifiée et éduquée, le niveau de vie des masses laborieuses s’est sensiblement amélioré au cours du XXe siècle. Les conditions de travail se sont améliorées. Les salaires ont augmenté. Il a été possible, pour des familles aux revenus assez modestes, d’avoir une voiture et une petite maison. Cependant, le travail a continué à occuper une place très importante dans la vie de presque tout le monde. Et la condition de travailleurs salariés s’est généralisée. Les petits entrepreneurs sont devenus de moins en moins nombreux. Et des professions comme le droit, l’enseignement, la recherche universitaire ou scientifique, la médecine et l’ingénierie sont devenues de plus en plus assimilées au travail salarié. Si l’exploitation de la classe laborieuse inférieure a été adoucie pendant cette période, on a aussi pu assister à l’érosion de la liberté qui existait dans ces professions, surtout dans les pays qui avaient une forte tradition intellectuelle, universitaire ou scientifique.

C’est au cours de cette période d’adoucissement, de généralisation du salariat et d’érosion progressive de la liberté des professions libérales et intellectuelles que la pratique de la conciliation du travail et de la famille est apparue. Elle s’inscrit assurément dans cet adoucissement, tout en étant une sorte de compensation pour la perte d’indépendance qu’ont connue certaines professions. Il s’agit d’accorder des congés parentaux, après l’accouchement et ensuite pour des obligations familiales ; et d’autoriser une réduction du temps de travail et des horaires plus flexibles pour les parents, quitte à demander que leurs collègues qui n’ont pas d’enfants ou dont les enfants sont assez grands les accommodent, assument une partie de leur charge de travail ou les remplacent même, puisque ceux-ci n’auraient évidemment rien de mieux à faire que de travailler.

Dans ce contexte, la famille devient la raison pour laquelle beaucoup acceptent de se subordonner aux intérêts et aux fins de leurs employeurs. Non seulement la vie familiale procure à des emplois souvent ennuyeux et pénibles une raison d’être externe, mais par les dépenses supplémentaires qu’elle implique, elle rend les parents encore plus prisonniers du travail salarié, tout en leur procurant des excuses pour ne pas résister ou se révolter. C’est qu’ils auraient peur de perdre leur emploi et de ne plus avoir assez d’argent pour subvenir aux besoins de leur progéniture. Donc, la vie familiale est à la fois la récompense de leur labeur et l’une des causes de leur résignation et de leur soumission à leurs employeurs. C’est pourquoi il arrive aux parents de vanter les bienfaits de la vie familiale, qui donnerait un sens à leur existence et qui leur permettrait de s’évader des peines du travail en vivant par l’intermédiaire de leur progéniture une enfance idéalisée et coupée des soucis caractéristiques de l’âge adulte ; ce qui fait d’eux de grands enfants. Cela ne les empêche pas de se faire valoir un peu plus tard, en tant qu’adultes laborieux, en prétendant que leurs obligations familiales constitueraient un deuxième emploi, ce qui ferait d’eux de super-travailleurs, dont l’une des tâches est d’élever, en coopération avec les enseignants des écoles publiques, de futurs travailleurs gentils qui accepteront docilement de se soumettre à leurs futurs employeurs, tout en étant peu compétents et souvent incapables de le devenir, faute d’avoir une idée et un désir de ce que ça implique.

 

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Depuis déjà quelques décennies, le but premier dans les milieux de travail est de moins en moins d’accomplir efficacement un travail utile, pour les organisations ou les personnes qui rémunèrent directement ce travail ou pour la société en général ou certaines de ses parties. À l’inverse, on s’y efforce de contrôler, grâce à des formations et à des activités infantilisantes, de plus en plus de choses qui n’ont rien à voir avec les résultats du travail ou même la manière d’accomplir le travail : les interactions avec les clients et les collègues, le vocabulaire et les formulations utilisés quand on parle avec eux, les sentiments qu’on devrait éprouver à leur égard et à l’égard de soi-même, la gestion, la dissimulation ou l’abolition des désaccords, les moindres petites précautions censées procurer un milieu de travail sain et sécuritaire, à la fois physiquement et psychologiquement, etc. C’est par cette prise en charge plus entière des travailleurs en tant que personnes inférieures que s’exprime le maternalisme des gestionnaires et des coordonnateurs à la nouvelle mode, qui prétendent veiller sur leurs subordonnés comme sur des enfants. Par cette incorporation de la mentalité familiale dans les milieux de travail, les employés qui ne sont jamais devenus des adultes à cause des déficiences de l’éducation familiale et publique, ou ceux qui ont tôt fait de retomber en enfance, ont l’impression que les peines du labeur ou leur servitude sont atténuées par l’appartenance à une sorte de grande famille au sein de laquelle leurs collègues seraient leurs frères et sœurs, et leurs supérieurs, leurs mamans et papas ou leurs « matantes » et « mononcles ». C’est pourquoi ils sont souvent contents des traitements infantilisants et supposément bien intentionnés dont ils sont l’objet. Il est tellement plus réconfortant pour eux de sentir la présence chaleureuse de ces figures parentales qui leur voudraient du bien, que le regard dur d’une sorte de contre-maître qui les considérerait seulement comme des choses à exploiter ou des animaux plus ou moins intelligents à utiliser ; et ce, d’autant plus qu’ils sont souvent incompétents et même incapables de le devenir.

Toutefois, la servitude qui se met alors en place est particulièrement insidieuse. Sous couvert de bons sentiments, le contrôle ou le dressage s’étend progressivement à tous les comportements des employés et même aux sentiments, aux valeurs, aux opinions et aux idées qu’on leur suppose ou qu’on voudrait qu’ils aient, comme cela se produit pour les enfants qu’on ne cherche pas à éduquer pour qu’ils deviennent des adultes autonomes et libres, mais qu’on dresse plutôt pour qu’ils deviennent de grands enfants. On peut dire que ces traitements sont dégradants en ce qu’ils dégradent des personnes qui sont ou devraient être des adultes, en les rabaissant au statut de grands enfants ou en les empêchant de devenir des adultes au sens fort du terme. Ces traitements sont d’autant plus efficaces que ces grands enfants ne perçoivent pas leur propre dégradation, puisque ces traitements dégradants correspondent à leurs attentes et à leurs désirs, ou façonnent ceux-ci pour obtenir cette correspondance. Cela arrive encore plus facilement quand les gestionnaires et les coordonnateurs sont eux-mêmes de grands enfants qui se vautrent dans cette atmosphère familiale comme les mamans et les papas qui sont avec leurs enfants biologiques ou adoptés, et quand ils sont secondés par des employés qui, soucieux d’obtenir l’approbation de ces figures parentales et l’admiration de leurs « frères et sœurs », s’efforcent d’être de bons élèves ou même les premiers de classe et essaient de s’imposer comme des modèles que les autres devraient imiter.