Limites et inconvénients des interdictions (2)

Suite du billet du 26 octobre 2023

 

La surveillance de ce que nous faisons et disons qui résulte de la multiplication des interdictions n’a pas seulement pour effet la dépense inefficace de beaucoup d’énergie, de temps et d’argent. Elle a aussi de graves effets moraux sur ceux qui sont surveillés et sur ceux qui participent à la surveillance, qu’ils soient des surveillants attitrés ou non.


Ceux qui subissent la surveillance directe des gardes de sécurité, des policiers et même des soldats présents dans les lieux publics se retrouvent à être, au mieux, traités comme de grands enfants, au pire comme des prisonniers ou du bétail. C’est encore pire quand on a recours à la vidéosurveillance, à des drones, à des hélicoptères, à des robots, à des intelligences artificielles et à d’autres dispositifs technologiques, et quand on met à contribution des organisations et des personnes dont la fonction première n’est pas de surveiller dans les lieux publics et dans les milieux de travail ou de vie, pour rendre omniprésente et ininterrompue la surveillance et l’appliquer à des actes, à des paroles et à des écrits qui pourraient difficilement faire l’objet d’une interdiction autrement. En plus des châtiments ou des punitions qui pourraient résulter du non-respect des interdictions et de la menace de ces châtiments ou de ces punitions, il y a le poids de la surveillance elle-même ou même de la possibilité de la surveillance qui se fait sentir et qui contribue à créer une atmosphère étouffante et incompatible avec la liberté et la spontanéité. À moins d’être naïves ou indifférentes à la surveillance, les personnes surveillées se disent qu’elles pourraient être surveillées quand elles ne croient pas être surveillées et qu’elles pourraient être surveillées aussi pour des choses qui ne sont pas interdites, mais qui sont seulement moralement discutables ou qui déplaisent aux personnes ou aux organisations qui font ou qui font faire la surveillance. Il en résulte, pour les personnes surveillées, une sorte d’auto-surveillance qui porte aussi sur ces choses dont elles se disent qu’elles pourraient être secrètement surveillées sans être interdites et pour lesquelles elles pourraient être punies ouvertement ou sous d’autres prétextes, par exemple pour des choses censées être interdites, mais qu’on punit avec irrégularité, c’est-à-dire surtout ou seulement quand on a d’autres raisons, avouables ou inavouables, de désirer punir certaines personnes.

Imaginons un milieu de travail où la navigation sur Internet et les communications par messagerie électronique et instantanée et par vidéoconférence sont rigoureusement surveillées sous prétexte de réduire les pertes de temps au travail et d’augmenter la productivité des employés. On pourrait penser que l’interdiction de perdre du temps au travail est justifiée puisque les employés sont payés pour travailler et ne doivent pas voler leur employeur ou les contribuables (dans le cas d’un organisme public), et donc qu’elle doit être appliquée avec rigueur. Cependant, il est impossible ou très difficile d’appliquer la « tolérance zéro », puisqu’on peut avoir besoin de faire une recherche sur Internet dont l’utilité pour le travail ne sera pas évidente, puisque les bonnes manières et les codes de vie explicites ou implicites exigent qu’on bavarde un peu avec ses collègues, qu’on s’informe de leur santé, qu’on s’entre-raconte ce qu’on a fait pendant la fin de semaine ou les vacances, qu’on parle de la pluie et du beau temps, etc. Si cette entreprise appliquait intégralement cette interdiction, elle devrait punir la quasi-totalité de ses employés, jusqu’à ce que ceux-ci en viennent à agir comme des machines qui font seulement ce qu’on leur demande de faire ou démissionnent. C’est pourquoi on fait preuve d’une certaine tolérance et que les personnes chargées d’appliquer cette interdiction disposent d’un certain pouvoir discrétionnaire qui les autorise à décider quand il est pertinent d’appliquer cette interdiction et de punir les contrevenants en conséquence. Il s’agirait, pour les employés surveillés, de ne pas dépasser les bornes. Seulement, les bornes ne sont pas définies d’avance avec précision et elles sont définies au cas par cas par les surveillants, c’est-à-dire en jugeant de choses déjà faites, dites ou écrites. Le pouvoir discrétionnaire dont ces surveillants disposent est en fait un pouvoir arbitraire, puisque les personnes qui ont fait, dit ou écrit ces choses ne constatent qu’après-coup qu’elles ont dépassé les bornes d’après les surveillants. Si cela peut être anticipé dans certains cas évidents, ce l’est beaucoup moins dans d’autres cas, surtout quand le jugement rendu ne porte pas sur une chose en particulier, mais sur une foule de petites choses faites, dites ou écrites sur une assez longue période de temps, qui s’accumulent et qui sont aussi faites, dites ou écrites à divers degrés, de différentes manières et pour des raisons différentes, par beaucoup d’autres employés sans que ceux-ci soient punis ou reçoivent un avertissement. Puis un beau jour les surveillants décident que ça suffit, soit qu’ils sont de mauvaise humeur pour des raisons personnelles, soit que leurs supérieurs leur ont dit d’infliger un châtiment exemplaire à quelques employés pour mettre tous les autres au pas, soit qu’ils aient pris en grippe des employés à cause de la couleur de leur peau, de leur religion, de leur sexe, de leur orientation sexuelle, de leur identité de genre ou de leurs opinions morales ou politiques. Ou bien ces personnes ont fait quelque chose qui, bien que n’étant pas interdit, est inadmissible aux yeux des surveillants, par exemple critiquer avec mordant leurs chefs ou avoir fait circuler des informations ou des idées qui ne respecteraient pas un prétendu consensus et qui mettraient en danger les autres et la société. Selon la situation, les surveillants peuvent décider de punir arbitrairement ces personnes pour avoir répandu au travail des idées selon elles fausses et dangereuses, ou faire d’elles l’objet d’une surveillance ciblée afin de leur « monter un dossier » dans lequel seront inscrits les écarts du passé et à venir, qui étaient tolérés jusque-là, qui continuent de l’être pour leurs collègues non ciblés par les surveillants et qui serviront de prétexte pour les punir pour autre chose.

Bref, la multiplication des interdictions, même si elles sont ou semblent légitimes, permet de surveiller et de punir des choses qui ne sont pas interdites, souvent sous le couvert de punitions pour d’autres actes, paroles ou écrits qui sont tolérés pour d’autres personnes qui n’ont pas fait ces choses qu’on cherche punir sans les interdire. On ne peut certainement pas demander simplement aux surveillants d’user équitablement du pouvoir qu’impliquent la multiplication des interdictions et leur application, puisque c’est précisément la nature discrétionnaire de ce pouvoir qui rend possible ces abus de pouvoir et qui les dissimule. Et il ne serait pas non plus raisonnable de se fier à des surveillants qui surveilleraient les surveillants pour qu’ils usent correctement de leur pouvoir discrétionnaire à l’égard des personnes surveillées, puisque ces surveillants de deuxième degré devraient eux aussi disposer d’un pouvoir discrétionnaire dont ils pourraient user aussi mal que les surveillants de premier degré, à l’égard de ces surveillants surveillés ou des personnes simplement surveillées. C’est pourquoi je pense que la manière la plus efficace d’empêcher ces abus de pouvoir, c’est de réduire les occasions où elles peuvent se produire en diminuant le nombre d’interdictions dont l’application exige une incessante surveillante. Dans les milieux de travail, il faudrait donc remplacer la surveillance ouverte ou cachée d’une foule de petites choses interdites ou considérées comme répréhensibles par une évaluation qualitative et quantitative qui porte seulement sur les résultats obtenus, indépendamment du temps qui aurait été perdu à faire ce qu’on n’est pas censé faire au travail selon la morale du travail et les employeurs. Une telle évaluation pourrait être faite ouvertement, sans qu’on ait besoin de surveillants à temps complet ou partiel et de technologies de surveillance pour documenter ce que font les employés pendant qu’ils travaillent. Les surveillants et les concepteurs de ces moyens de surveillance pourraient vaquer à d’autres occupations plus utiles. Puis les incompétents et les imbéciles qui n’arrivent à rien même en faisant preuve d’une assiduité, d’un focus et d’une discipline exemplaires ne pourraient pas se soustraire à ce jugement sur leur travail comme ils tendent à échapper aux punitions et aux châtiments qui découlent de la surveillance des interdictions qui ne portent pas sur les résultats obtenus. Car si la raison pour laquelle on interdit et surveille dans les milieux de travail est bien l’augmentation de la productivité, il n’y a pas de raisons d’épargner ces incapables qui perdent leur temps et qui font perdre leur temps aux autres même quand ils se soumettent docilement à toutes les interdictions et évitent tout ce qui pourrait être jugé répréhensible.

À moins d’appliquer un principe équivalent dans les autres lieux sociaux et dans l’ensemble de la société, l’esprit policier se fera de plus en plus sentir au fur et à mesure que le nombre d’interdictions augmentera et que la surveillance deviendra de plus en plus tatillonne. Les adultes censés être autonomes se dégraderont moralement et retomberont en enfance (si jamais ils en sont sortis), un peu comme les animaux sauvages qu’on dresse et qu’on enferme, et qui ne peuvent presque plus rien faire librement et qui sont domestiqués.


Nous aurions tort de croire que la propagation de l’esprit policier nuit seulement aux personnes surveillées. Elle nuit aussi aux personnes qui surveillent.

D’abord, il y a les personnes qui sont des surveillants de profession et qui tendent à devenir de plus en plus nombreuses en raison de la multiplication des interdictions à faire respecter. Je pense, en plus des policiers, aux agents de sécurité privés qu’on appelle en renfort lors d’événements ponctuels ou dans toutes sortes de lieux et de circonstances où on se passait très bien d’eux avant ou où ils étaient considérablement moins nombreux. Je pense aussi aux espions ou aux fouines rémunérés par nos gouvernements et par de grandes corporations pour nous espionner grâce à des technologies de plus en plus sophistiquées, ou pour développer et implanter ces moyens de surveillance. Je pense enfin à tous ces petits maîtres qui sévissent dans les milieux de travail ou dans tout ce qui peut s’y apparenter. Dans bien des cas, le pouvoir monte simplement à la tête de ces personnes, même si elles se retrouvent à jouer un rôle moral qui les abaisse ou qui les empêche de surmonter leur bassesse. Elles se retrouvent à devenir des fouines qui fourrent leur sale nez partout, à regarder de haut leurs pairs et à s’identifier servilement aux maîtres dont elles sont les valets. Elles s’efforcent d’obtenir des maîtres qu’on impose de nouvelles interdictions pour avoir le droit ou le devoir de s’ingérer encore plus dans les affaires des autres, et pour obtenir les moyens de le faire plus facilement. Elles se réjouissent de savoir toutes sortes de choses condamnables, répréhensibles ou mal vues sur les personnes qu’elles surveillent. Elles peuvent chercher à les punir ou à leur nuire ouvertement ou secrètement, conformément aux interdictions officielles, à leurs idées morales bornées ou au gré de leurs caprices. Elles peuvent les menacer pour le seul plaisir de jouir du pouvoir que cela leur donne et de la crainte qu’elles inspirent, ou pour obtenir quelque chose en échange de leur silence ou de leur clémence.

Mais il y a aussi ceux qui se retrouvent malgré eux à devoir surveiller leurs pairs parce que les autorités qui multiplient les interdictions ont décidé que les surveillants de profession ne sont pas les seuls à devoir participer à la surveillance, soit qu’on décide de donner systématiquement des fonctions de surveillance « verticale » dans toutes les structures hiérarchiques, soit que la surveillance « horizontale » réciproque soit imposée par la menace d’être considéré comme un complice d’infractions plus ou moins graves si on ne dénonce pas le non-respect des interdictions dans son entourage. C’est ainsi que plusieurs se retrouvent à participer à la surveillance et à devenir peu à peu semblables aux personnes qui ont décidé de faire de la surveillance leur profession.

Aussi bien chez les surveillants de profession que chez les autres, la dégradation morale qu’implique la pratique de la surveillance peut se cumuler avec la dégradation morale qui résulte du fait d’être soumis à cette surveillance. Car ils peuvent très bien être surveillés par d’autres surveillants responsables de s’assurer qu’ils font leur travail ou leur devoir de surveillance. Car ils peuvent très bien être surveillés quand ils ne jouent pas leur rôle de surveillants. Car ils peuvent très bien surveiller parce qu’ils sentent qu’on les surveille et qu’ils veulent se donner une prise sur ceux qui les surveillent. Car on peut les surveiller précisément parce qu’on sait qu’ils surveillent, pour se donner une prise sur eux.


Contrairement à ce que nous faisons souvent quand nous imposons des interdictions qui nous semblent justifiées et quand nous les multiplions, nous devrions prendre en considération les effets moraux négatifs de la surveillance nécessaire pour appliquer ces interdictions et des abus de pouvoir qui tendent à découler d’elles, aussi bien pour les personnes qui surveillent que pour les personnes qui sont surveillées, aussi bien quand on joue le rôle de surveillant que quand on joue le rôle de surveillé. Il est craindre que dans bien des cas, les gains présumés de l’application de ces interdictions ne compensent pas les inconvénients de la surveillance et de la propagation de l’esprit policier.

À suivre.