Les raisons de l’acceptation des châtiments extrajudiciaires

Les châtiments extrajudiciaires deviennent de plus en plus fréquents. Ils ont lieu de plus en plus ouvertement. Ils deviennent de plus en plus sévères. Beaucoup de nos concitoyens acceptent leur existence. Certains vont même jusqu’à les réclamer quand ils n’existent pas et jusqu’à se réjouir quand ils obtiennent gain de cause. Bien sûr, ils ne parlent pas de châtiments extrajudiciaires. C’est là un terme péjoratif qui n’est presque plus utilisé par les intellectuels et même les juristes, dont beaucoup s’efforcent de montrer la pertinence, les avantages, l’utilité, la nécessité et la légalité de tels châtiments, dans des cas particuliers ou de manière générale. Quant à ceux qui n’ont pas étudié le droit ou une certaine forme de pensée politique, ils n’ont souvent jamais entendu ce terme. C’est pourquoi on parle plutôt de mesures disciplinaires, de décisions administratives ou d’application d’un code d’éthique ou du respect des valeurs fondamentales quand certains de nos concitoyens sont suspendus sans solde par leurs employeurs, sont punis par un comité de discipline ou d’éthique ou se voient soudainement refuser des services financiers élémentaires par leurs banques, par exemple le fait de disposer d’un compte bancaire et de pouvoir recevoir des dépôts et de faire des paiements.

Pour subir l’un de ces châtiments, il suffit d’avoir semblé manquer de respect à l’égard d’un supérieur, d’un collègue ou d’un client, d’avoir critiqué ouvertement les mesures soi-disant sanitaires, de ne pas les avoir appliquées avec rigueur, d’avoir fait une plaisanterie grivoise, d’avoir employé des expressions considérées discriminatoires, de s’être moqué de ce dont on ne saurait rire, d’être accusé d’avoir commis une inconduite sexuelle récemment ou il y a des années ou des décennies, etc. Et dans beaucoup de cas, la présomption d’innocence ne s’applique pas, on n’a pas droit à un procès équitable ou à quelque chose d’analogue, on est puni pour avoir fait des choses qui ne sont pas formellement interdites par la loi ou par la réglementation en vigueur dans telle organisation privée. Bref, dans le pire des cas, on apprend qu’on a fait quelque chose qu’on n’aurait pas dû faire quand on est châtié, sans avoir la possibilité de se défendre ou d’être innocenté, en faisant valoir qu’on n’a pas fait ce dont on est reconnu coupable ou qu’on ne saurait raisonnablement être puni pour avoir fait quelque chose qui n’était pas interdit, puisque le verdict et le châtiment qui en découlent produisent eux-mêmes l’interdiction du comportement puni qui entre immédiatement en vigueur de manière rétroactive. Dans le meilleur des cas, il existe un règlement privé ou institutionnel qui porte sur ce qui n’a rien à voir avec la fonction de l’entreprise ou de l’institution, qui interdit ce pour quoi on est puni et qui constitue un abus de pouvoir ou une usurpation ; ou on reçoit un avertissement qui devient un règlement rétroactif, car celui qui ne s’y conforme pas pourrait être puni aussi bien pour ce qui a été fait avant cet avertissement qu’après.

Bref, les principes les plus élémentaires de la justice ne s’appliquent pas quand on inflige ces châtiments extrajudiciaires. Il est important de nous demander pourquoi beaucoup de nos concitoyens ne voient aucun problème dans ce mode d’administration des châtiments et dans le pouvoir arbitraire qu’il implique, s’accommodent fort bien d’eux et sont parfois même en faveur de leur généralisation.


Pour qu’une opposition aux châtiments extrajudiciaires puisse exister, il faut que nous ayons fait l’expérience de l’application régulière de la loi et que nous considérions la loi comme une garantie de notre liberté. C’est précisément le contraire qui se produit dans les États occidentaux.

En raison de leur longueur, de leur nombre, de la lourdeur de leur style, du vocabulaire technique, des nombreux renvois, des changements incessants et des précédents dont il faut tenir compte, les textes de loi sont obscurs pour nous et nous sont même incompréhensibles. Ils sont faits par des juristes pour des juristes. Il en résulte que le principe selon lequel nul n’est censé ignorer la loi est irréaliste dans ce contexte. Les juristes dont nous dépendons pour l’administration de la justice le savent très bien. Et ils profitent de la situation. S’il leur arrive parfois d’invoquer ce principe quand nous sommes pris en défaut après avoir enfreint une loi que nous ne connaissions pas ou que nous comprenions mal, il faut y voir une incohérence, un acte de mauvaise foi et une impertinence. D’un côté, les juristes nous font sentir que nous ne saurions nous passer de leur expertise pour interpréter et appliquer la loi ; de l’autre, nous devrions connaître et comprendre assez bien la loi pour savoir à quels châtiments nous nous exposons quand nous ne la respectons pas. S’il est vrai que nous savons que nous ne pouvons pas tuer et voler impunément, cela est déjà beaucoup moins vrai quand il s’agit de délits moins évidents et des circonstances qui aggravent ou qui atténuent les délits et les crimes commis et les châtiments qui résultent d’eux. Nous ne sommes pas au courant de tous les précédents qui peuvent être invoqués pour nous accuser ou pour nous défendre, et nous avons donc de la difficulté à prévoir l’issue du procès, qui dépend en grande partie de l’habileté des avocats (souvent proportionnelle aux honoraires qu’ils réclament) et des procureurs et des caprices des juges qui président au procès en cours ou qui ont établi dans des procès dont nous ignorons l’existence les précédents susceptibles d’être invoqués ; si bien que les verdicts et les châtiments qui résultent de cette législation opaque, de la jurisprudence foisonnante et des subtilités juridiques comportent pour nous qui les ignorons une part plus ou moins grande d’arbitraire. Le plus prudent est donc de tout faire pour ne pas avoir affaire aux tribunaux, mais nous pouvons hélas être accusés faussement et nous retrouver entraînés dans une procédure judiciaire qui nous est opaque et même mystérieuse, et dont nous sommes le jouet. Puis il y a les poursuites au civil que nous pourrions avoir envie d’entreprendre pour faire respecter ce que nous croyons être notre bon droit, mais que nous préférons souvent éviter en raison de leur longueur, de leur imprévisibilité, des honoraires des avocats et de l’inégalité devant la loi qui résultent des moyens financiers très variables des parties impliquées. Qui sait où le procès que nous avons contre un employeur, une grande entreprise, un agent ou un corps de police, un organisme public ou un gouvernement peut nous mener ? Qui sait la manière dont interviendront les sympathies que les juges ont peut-être pour le milieu des affaires, les forces policières, la bureaucratie publique, un parti politique ou la classe politique en général ? Qui sait la manière dont ces puissances et les médias de masse essaieront d’influencer ou d’exercer des pressions sur les juges ?

Par conséquent, la loi n’est pas aimée et n’est pas considérée comme une condition de la liberté et une protection contre les abus de pouvoir. Au contraire, elle est crainte puisque c’est par son application que nous pouvons être privés de notre liberté et être victimes d’abus de pouvoir. Nous craignons les tribunaux même quand nous sommes dans notre bon droit. Et ils peuvent nous ruiner et nous faire perdre quelques années de notre vie même quand nous sommes déclarés innocents, le procès et la procédure judiciaire étant alors un châtiment. Enfin, l’administration de la justice a plusieurs des défauts des châtiments extrajudiciaires, par exemple son opacité totale ou partielle, son imprévisibilité et son arbitraire pour les profanes du droit que nous sommes presque tous. La première ouvrant la voie aux seconds en raison de sa ressemblance avec eux et du fait qu’elle les autorise ou les tolère, il est dans l’ordre des choses que beaucoup de nos concitoyens ignorent les bienfaits d’une bonne administration de la justice et soient tout disposés à accepter les châtiments extrajudiciaires, qui sont souvent plus à leur portée et moins opaques ou mystérieux pour eux que l’administration régulière de la justice sous sa forme actuelle.


Le passage de l’administration régulière de la justice aux jugements sommaires et aux châtiments arbitraires est à peine remarquée par beaucoup de nos concitoyens. Ces jugements et ces châtiments ne leur semblent pas plus incompréhensibles et arbitraires que ceux qui sont le produit du système judiciaire. Souvent, ils ne craignent pas plus les uns plus que les autres. Parfois, ils ont plus peur du système judiciaire que des personnes ou groupes personnes capables de les juger sommairement et de leur infliger des châtiments en dehors de ce système. Ils sont plus habitués d’avoir affaire à l’administration des entreprises ou des organisations pour lesquelles ils travaillent et qui peuvent les juger sommairement et leur infliger des châtiments extrajudiciaires, que d’avoir affaire à la bureaucratie judiciaire chargée de l’application de la loi. Les motivations et les principes qui guident l’action et qui déterminent les décisions des membres de ces premières administrations leur sont ou leur semblent plus facilement compréhensibles. Ils sont moins intimidés par eux. Ils ont l’impression, à tort ou à raison, qu’ils peuvent traiter plus facilement avec eux qu’avec les représentants du système judiciaire, qui parlent un jargon qu’ils ne comprennent pas, qui obéissent à des principes qu’ils ignorent et qui exigent qu’on embauche à grands frais un avocat pour servir d’interprète et d’ambassadeur dans le monde juridique. (Le même sentiment de familiarité, quoique sous une forme moins marquée, existe aussi vis-à-vis des représentants à la clientèle des institutions financières susceptibles de bloquer ou d’annuler des comptes bancaires, de ne pas accorder des prêts, de ne pas renouveler des hypothèques et d’infliger des pénalités sous prétexte d’opinions morales ou politiques qui constitueraient un risque réputationnel pour ces organisations, ou sous prétexte de comportements à risque qui mettraient en péril la solvabilité des emprunteurs. Cependant, la majorité des clients des banques n’est pas consciente du risque croissant de châtiments infligés par ces institutions, sauf pour les méchants qui le mériteraient et dont elle ne saurait faire partie.)

Par opposition à l’administration régulière de la justice qui est implacable pour les personnes du commun qui n’ont pas les moyens d’embaucher des avocats habiles ou tordus ou d’exercer des pressions directes ou indirectes sur les juges pour échapper à une condamnation ou pour obtenir une réduction de peine, les comités de discipline chargés d’appliquer les règlements, les codes d’éthique et les valeurs de l’organisation disposent d’un pouvoir discrétionnaire qui leur permet de suspendre leur application pour tenir compte des particularités de chaque cas et aussi ou surtout de leurs affinités morales, politiques, idéologiques ou personnelles, selon l’humeur du moment, les modes morales et les tendances dominantes de la propagande, ou parce que tel est leur bon plaisir. Les personnes exposées à ce pouvoir ont souvent tendance à voir ces fluctuations et ces irrégularités comme autant d’occasions de se tirer d’affaire si elles doivent comparaître devant ces comités de discipline, soit pour être disculpées, soit pour obtenir un allégement de peine ou un simple avertissement. Il se peut même que ces comités de discipline décident de ne pas les faire comparaître et d’ignorer les plaintes qui les visent en usant de ce pouvoir discrétionnaire. Ce que ne comprennent pas ces personnes, c’est qu’un tel usage de ce pouvoir discrétionnaire permet d’étendre encore plus le champ d’application de la réglementation formelle ou informelle en vigueur dans telle entreprise ou organisation, sous prétexte que les comités chargés de l’appliquer peuvent décider que ça ne s’applique pas dans tel cas pour des raisons qui seraient bonnes et ainsi protéger elles-mêmes les personnes qui sont exposées à leurs verdicts et à leurs châtiments contre les abus de pouvoir dont ils pourraient se rendre coupables. En réalité, ces personnes sont encore plus exposées à des châtiments arbitraires justement parce qu’on leur fait miroiter l’espoir d’être épargnées ou graciées tout aussi arbitrairement, si du moins elles ont les bonnes opinions et la bonne attitude vis-à-vis de ces comités et des autorités et des idéologies qu’elles représentent. Contrairement à ce qu’on imagine assez souvent, un tel pouvoir discrétionnaire n’est pas une protection contre l’exercice arbitraire du pouvoir et les abus de pouvoir. La marge de manœuvre qu’il implique permet en fait d’exercer un pouvoir arbitraire supplémentaire, en usant de l’espoir d’échapper en totalité ou en partie aux châtiments extrajudiciaires, en plus de la crainte de ces châtiments. Il en résulte que ce qui est puni n’est pas tant les actes commis, que l’absence de circonstances atténuantes ou « disculpantes » ou l’existence de circonstances aggravantes ou « inculpantes ». Voilà qui donne une prise supplémentaire sur les individus et surtout les dissidents et les opposants, afin de les mettre au pas. Mais beaucoup de nos concitoyens n’en sont pas moins dupés ou se réjouissent d’avoir la possibilité de faire preuve de conformisme ou de servilité pour être graciés ou épargnés et pour échapper aux châtiments extrajudiciaires justement à cause de leur caractère arbitraire marqué.

Enfin, la multiplication des châtiments arbitraires et des instances chargées de les administrer donnent à ceux qui ne sont pas des juristes la possibilité de participer aux actes d’accusations, aux jugements sommaires, à la prononciation des verdicts et à l’exécution des châtiments, par exemple en portant des plaintes devant les comités d’éthique ou de discipline, en y témoignant ou en y siégeant. Voilà qui rend plus facile et souvent moins risqué de régler ses comptes avec des rivaux ou des ennemis sans avoir à passer par les tribunaux et à assumer d’importants frais juridiques. Alors que les profanes en matière de droit sont condamnés à être très passifs vis-à-vis du système judiciaire et durant les procès et à subir les conséquences de la procédure juridique longue et complexe, ils peuvent espérer une procédure accélérée, simpliste et même expéditive grâce à laquelle ils peuvent nuire à leurs rivaux, à leurs ennemis ou aux groupes de personnes réels ou imaginaires qu’ils ont pris en grippe et qu’ils considèrent comme des dangers pour leur entourage, la société, l’humanité ou la planète, par exemple les récalcitrants, les antivax, les complotistes, les conservateurs, les racistes, les suprématistes blancs, les fascistes, les islamophobes, les antisémites, les homophobes, les transphobes, les pro-russes, les climato-sceptiques, etc. Car ces dogmatiques, ces fanatiques et ces illuminés tiennent moins à leur liberté et à sa protection qu’au fait de pouvoir participer à l’empiétement sur la liberté des méchants et à son anéantissement. C’est là une compensation ou une consolation pour leur propre servitude et une occasion de se faire valoir par leur orthodoxie et leur zèle moral contre laquelle ils ont sont prêts à céder une part supplémentaire de leur liberté et à accepter l’expansion de l’autoritarisme arbitraire.


L’administration des châtiments extrajudiciaires s’étend, se développe et se complexifie rapidement. Elle se bureaucratise et, mettant à profit l’intelligence artificielle, elle s’automatisera en partie ou en totalité. Elle deviendra vraisemblablement encore plus opaque, impénétrable, inaccessible, arbitraire, inhumaine et inflexible que l’administration régulière de la justice à laquelle elle est en train de se substituer. Il sera très difficile, voire impossible, de se défendre contre des pénalités, des punitions et des châtiments déterminés par des algorithmes élaborés à partir de principes plus ou moins obscurs et indiscutables imposés par des autorités inconnues ou méconnues et pour cette raison inaccessibles et même intouchables. Les nombreuses subtilités et données dont on tiendra compte rendront les verdicts et leurs conséquences pratiquement impossibles à contester pour les personnes du commun, et les calculs minutieux qui motivent ces verdicts et ces châtiments seront déclarés insaisissables par l’intelligence limitée de ces personnes. On pourra les dresser en contrôlant dans le menu détail leurs comportements, les opinions qu’elles expriment et même leurs sentiments et leurs idées. Elles devront accepter les verdicts dont elles seront l’objet et se résigner aux châtiments extrajudiciaires qu’on leur inflige comme s’ils étaient la révélation par laquelle s’exprimerait la volonté d’une entité supérieure, omniprésente et infaillible, c’est-à-dire quasi-divine, pour laquelle elles devront éprouver et éprouveront effectivement une crainte superstitieuse. Ces personnes pourront espérer acquérir les faveurs de cette divinité ombrageuse et apaiser son courroux en faisant preuve d’une orthodoxie sans faille et en dénonçant leurs pairs qui n’en feraient pas autant et qui auraient été ou non déjà repérés par la grande machine chargée d’administrer les châtiments extrajudiciaires.

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